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Faut-il supprimer le statut de cohabitant?

Pour beaucoup, cette mesure permettrait de vaincre les situations de dépendance et constituerait un levier de lutte contre l’appauvrissement. Une campagne a d’ailleurs été lancée en novembre 2022 pour remettre cette revendication, déjà bien ancienne, sur la table…

© Flickrcc Pink Sherbet Photography

Il est de ces dossiers dont on a l’impression qu’ils ont été taillés pour le casting du Jour de la marmotte (Groundhog Day en anglais). Dans ce film sorti il y a tout juste 30 ans, Phil Connors (interprété par Bill Murray) est condamné à revivre sempiternellement la même journée… Il y a quelques mois, les archives d’Alter Échos revenaient sur la nouvelle réforme du statut d’artiste, qui venait de sortir des limbes. Notre magazine se faisait l’écho des critiques, émanant du secteur artistique, à l’égard du nouveau venu. Tout en précisant qu’on oubliait «qu’il en a toujours été ainsi. Depuis sa création, le ‘statut’ fait face aux mêmes problèmes, sans qu’il semble possible d’y remédier…» (Alter Échos n°506, octobre 2022.)

Aujourd’hui, c’est un autre dossier pour lequel «il en a toujours été ainsi»: le statut de cohabitant et, partant, celui de l’individualisation des droits. Le 18 novembre dernier, Présence et Action culturelles (PAC) ainsi que le Centre d’information et d’éducation populaire (CIEP) du Mouvement ouvrier chrétien (MOC) ont publié un communiqué de presse intitulé «Supprimer le statut de cohabitant(e). Un levier gagnant contre l’appauvrissement». Les deux structures ne proposent rien d’autre que d’envoyer ce statut aux oubliettes. Pourquoi? Parce que, lorsque «deux allocataires sociaux font partie d’un même ménage, leurs allocations sont diminuées drastiquement. On part du principe que les cohabitants sont ‘solidaires’ et réalisent des économies importantes du fait de leur vie commune. Les allocations de chômage mais aussi le revenu d’intégration sociale, ou les loyers dans des logements sociaux varient en fonction du statut de ceux qui les touchent», écrivions-nous il y a cinq ans (Alter Échos n°460 de février 2018). La situation vaut également pour un allocataire partageant sa vie avec une personne au travail: l’allocataire verra diminuer les montants qu’il perçoit.

Les conséquences de cette situation sont facilement prévisibles: perte d’autonomie économique et financière (surtout pour les femmes), impossibilité de choisir librement son mode de vie. «Certains couples font semblant de vivre séparément pour ne pas perdre leur allocation d’isolé», expliquait Nicolas Bernard, professeur de droit à Saint-Louis, dans ce même article. Delphine Noël, de l’association Lutte-Solidarité-Travail, évoquait également «les fortes tensions que le statut de cohabitant crée dans les familles. Prenons l’exemple d’un jeune couple qui veut s’installer, mais n’a pas les revenus pour le faire. Ils vivent en attendant chez la mère de l’un d’eux. Celle-ci voit soudainement ses revenus baisser. Il arrive que des parents soient obligés de mettre leurs enfants dehors. Le statut de cohabitant pose question, car il casse les solidarités».

«Certains couples font semblant de vivre séparément pour ne pas perdre leur allocation d’isolé.»
Nicolas Bernard, professeur de droit à Saint-Louis, en février 2018

Ici encore, ce statut de cohabitant est un vieux débat. «Héritier d’un modèle de protection sociale profondément (et toujours aujourd’hui) ‘familialiste’» (Alter Échos n°496 de septembre 2021), il a été créé à la fin des années 70. Aujourd’hui, le modèle sur lequel il est basé et les législations en vigueur qui en découlent n’ont jamais semblé plus éloignés des nouvelles réalités sociales: familles recomposées, départ plus tardif du domicile parental, parents vieillissants, enfants ‘boomerang’… «Ce statut crée finalement beaucoup de discriminations entre les personnes qui sont bénéficiaires de ces allocations et les personnes qui travaillent, qui peuvent quant à elles chercher des manières de vivre moins cher ou tout simplement des manières de créer du lien social», expliquait en avril 2018 Françoise De Boe, coordinatrice au Service de lutte contre la pauvreté, la précarité et l’exclusion, lors d’une matinée organisée sur le sujet au Sénat. (Alter Échos en ligne, avril 2018).

«It’s the economy, stupid»

Pourtant, au fil des ans, certaines mesures ont été prises. En 2017, un arrêt de la Cour de cassation est venu rebattre les cartes au niveau de l’Office national de l’emploi. Alors que jusque-là ce dernier considérait que des chômeurs vivant sous le même toit étaient des cohabitants (entraînant une diminution de 15% de leur allocation de chômage), l’arrêt met en place une nouvelle situation: dorénavant, ces chômeurs seront considérés comme isolés, ce qui leur permettra de conserver l’entièreté de leurs allocations de chômage. Une victoire que la FGTB considère à l’époque comme «importante» et qui fait espérer aux associations et syndicats «que l’interprétation de la Cour de cassation gagne d’autres branches de la sécurité sociale et de l’aide sociale» (Alter Échos n°460, février 2018).

«Cela fait trente ans que des associations féministes et de lutte contre la pauvreté notamment mettent le sujet de l’individualisation des droits sociaux sur la table. Les politiques ne semblent pas forcément y être opposés, mais la question se heurte toujours au coût.»
Martin Wagener, chercheur et professeur en politiques sociales à l’UCLouvain (FOPES-CIRTES), en septembre 2021.

Espoir comblé? En 2021, on apprend en tout cas que les personnes porteuses de handicap n’auront plus à payer «le prix de l’amour». Jusqu’à cette date, les personnes handicapées bénéficiaires de l’allocation d’insertion – permettant aux personnes handicapées de financer les frais supplémentaires liés à leur handicap: adaptation du logement, matériel, aide humaine et technique, médicaments, soins de santé – voyaient celle-ci diminuer lorsqu’elles cohabitaient avec une personne au travail ou lorsqu’elles travaillaient elles-mêmes. Dorénavant, tout cela est fini. «Fin du prix de l’amour le 1er janvier 2021 pour les personnes handicapées: décision approuvée par le Conseil des ministres», expose un tweet de Karine Lalieux (PS), ministre fédérale de l’Intégration sociale, chargée des Personnes handicapées et de la lutte contre la pauvreté, relayé dans nos pages en 2021 (Alter Échos n°496, septembre 2021).

Pourtant, il s’en trouve vite, même parmi les partisans d’une suppression du statut, pour mettre en garde: c’est qu’à budget identique, indemniser davantage risque d’amener les décideurs à faire des choix. «À partir du moment où cette mesure-ci aspire une grosse partie des moyens, d’autres mesures ne pourront pas voir le jour», explique Gisèle Marlière, présidente du Conseil national de la personne handicapée (CSNPH), dans le même article. Un enjeu qui peut expliquer pourquoi, cinq ans plus tard, à part ces quelques aménagements, on n’a plus avancé. «Cela fait trente ans que des associations féministes et de lutte contre la pauvreté notamment mettent le sujet de l’individualisation des droits sociaux sur la table. Les politiques ne semblent pas forcément y être opposés, mais la question se heurte toujours au coût», analyse Martin Wagener, chercheur et professeur en politiques sociales à l’UCLouvain (FOPES-CIRTES), toujours dans le même article. Un enjeu dont le CIEP et la PAC semblent bien conscients. Dans leur communiqué de presse, ils concluent en affirmant qu’il «est faux de dire que cette mesure est impossible». Suffisant pour éviter un jour de la marmotte?

Julien Winkel

Julien Winkel

Journaliste (emploi et formation)

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