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Aide sociale

 Colruyt, fournisseur officiel des allocataires sociaux?

Le menu a séduit 70 communes en quelques mois : des familles aidées par le CPAS sont orientées vers Colruyt qui leur livre un livre de recettes et l’assurance de pouvoir faire des repas «pour un, deux, trois euros». Une aubaine pour les familles précarisées ou pour l’enseigne alimentaire ?

Le menu a séduit 70 communes en quelques mois: des familles aidées par le CPAS sont orientées vers Colruyt, qui leur livre un livre de recettes et l’assurance de pouvoir faire des repas «pour un, deux, trois euros». Une aubaine pour les familles précarisées ou pour l’enseigne alimentaire?

On l’avait repéré lors du colloque consacré au 40e anniversaire de la loi sur les CPAS, le 15 décembre 2016. Parmi les stands tenus par des CPAS considérés comme «innovants», celui de Courtrai attirait l’attention et il avait été sélectionné pour être présenté au Roi en tant que «projet pilote». Son originalité? Un partenariat affirmé avec une entreprise privée, le distributeur Colruyt dont les publicités inondaient alors le stand. Le CPAS de Courtrai est le premier à s’être engagé dans le projet «À table pour un, deux trois euros» aujourd’hui largement répandu.

La recette de base? Des familles avec enfants, aidées par le CPAS, sont sélectionnées par les travailleurs sociaux. Les familles reçoivent, de Colruyt, un livre de recettes «faciles à préparer» et appréciées des enfants. L’objectif est de préparer pour maximum trois euros par personne un repas pour trois personnes à partir d’ingrédients achetés chez Colruyt de préférence. Les familles s’inscrivent «sur une base volontaire» et, précise le distributeur, reçoivent une bouteille d’huile d’olive gratuite en même temps que le premier livre de recettes, qui est renouvelé tous les 15 jours. Colruyt propose aussi aux usagers du CPAS une visite de ses magasins pour «déchiffrer les étiquettes» et «repérer les bonnes affaires». Les livres de recettes sont accompagnés de la carte de réduction de l’enseigne alimentaire. C’est la même que celle utilisée par les autres clients «pour éviter toute stigmatisation», dit le distributeur. La carte assure un prix plafond même si un des ingrédients devait augmenter. Lors du scan, le système «reconnaît» les participants au projet et adapte donc éventuellement les prix. La carte donne bien sûr droit à certains cadeaux, d’où l’utilité d’acheter les ingrédients proposés dans les recettes chez Colruyt plutôt que chez Carrefour ou Match.

«Cela permet aux familles d’être plus autonomes, de contrôler leur budget avec l’assurance de ne pas dépasser un certain montant pour leurs repas.», Julien Van Geertsom, président du SPP Intégration sociale

Dans la phase de projet pilote, le CPAS de Courtrai avait organisé plusieurs activités avec le distributeur comme des ateliers culinaires ou un accompagnement pendant les courses «pour adopter les bons réflexes». L’initiative a fait tache d’huile aussi dans cette dimension participative. L’opération «À table pour un, deux, trois euros» est présentée comme un possible projet d’insertion sociale notamment par le SPP Intégration sociale qui a très rapidement relayé l’expérience auprès des autres CPAS du pays. Colruyt a fait de même en multipliant les collaborations avec les CPAS et autres organisations sociales. «Colruyt ambitionne, dit son site, de trouver dans chaque commune une instance officielle qui prendra le projet en main.» Aujourd’hui et en l’espace de quelques mois seulement, ce n’est pas moins de 70 CPAS qui participent à l’opération «À table pour un, deux, trois euros», dont ceux de Namur, Charleroi, Mons, Soignies et Tournai. Dix mille familles sont partie prenante pour l’ensemble du pays. Les commentaires sont, partout, très laudatifs tant chez les présidents de CPAS que chez les bénéficiaires. La formule a été adoptée aussi par les CPAS qui avaient déjà lancé des cours de cuisine avec les usagers dans le but de manger sainement et à petit prix. Et certains pensent à élargir le public des familles avec enfants aux personnes âgées. En Flandre, la promotion de la collaboration entre les CPAS et Colruyt est aussi présentée très positivement dans les médias. À Audenarde, le CPAS évoque même un «plan de bataille» commun avec l’enseigne alimentaire pour lutter contre la pauvreté des enfants tandis que le CPAS de Gand lance un appel aux associations pour qu’elles participent également au projet dans l’«intérêt des plus démunis».

Quand le commerce se mêle de pauvreté

Mais que penser de ce partenariat? «Est-ce le rôle des CPAS de collaborer avec un géant de la distribution», s’interrogeait l’Association de défense des allocataires sociaux en constatant la publicité qu’en faisait, en août dernier, le président du CPAS de Charleroi, Éric Massin. Le président du service public fédéral de programmation Intégration sociale (SPP IS) Julien Van Geertsom ne voit aucun problème. «Cela permet aux familles d’être plus autonomes, de contrôler leur budget avec l’assurance de ne pas dépasser un certain montant pour leurs repas. L’intervention de Colruyt est par ailleurs ‘discrète’ et, surtout, cela se fait sur une base volontaire. Aucune famille n’est tenue d’y participer.» Aucune critique donc? «Si, concède le président du SPP. La Fédération des services sociaux francophones a exprimé des réserves par rapport à ce projet.»

«Je ne peux que m’interroger sur les motivations commerciales de l’entreprise.», Alda Greoli, ministre wallonne de l’Action sociale

De fait, la FSS a réagi, en juin dernier, dans un avis intitulé «Quand le commerce se mêle de pauvreté». La Fédération aborde les questions éthiques que soulève le projet. «Voir un acteur économique se profiler sur un objectif social avec, à la clé des perspectives de ventes, soulève un profond malaise», estime la Fédération des services sociaux qui s’interroge sur l’engagement des services sociaux à promouvoir cette initiative auprès de leurs usagers. «Le bénéfice espéré pour les usagers est-il suffisant pour justifier la collecte et le transfert de données privées à un acteur commercial?» La FSS invite les assistants sociaux à réfléchir sur l’ambivalence de la collaboration avec Colruyt. Qui sert-on? L’usager ou l’enseigne alimentaire qui «gagne en crédibilité tout en élargissant sa clientèle». La Fédération trouve «interpellant» que des autorités publiques fassent ainsi la promotion non seulement d’un supermarché bien précis mais aussi d’un certain mode de consommation. «Il y a d’autres possibilités pour s’approvisionner et se nourrir pour un, deux, trois euros: les marchés et commerces de proximité, les producteurs locaux, voire l’autoproduction. Ils peuvent aussi être des lieux d’échanges et de solidarité importants et dès lors de puissants leviers de cohésion sociale.» La Fédération recommande en tout cas de demander à Colruyt de mettre à la disposition de tous les usagers d’un service social ses livres de recettes en évitant ainsi les transferts de données et la mobilisation du personnel des services sociaux. «En cette période d’austérité, il est tentant de s’appuyer sur les moyens dont dispose le secteur privé pour répondre aux enjeux de lutte contre la pauvreté, conclut la FSS. Mais le projet ‘À table pour un, deux, trois euros’ montre la limite de ces logiques: l’engagement des acteurs commerciaux ne peut remplacer l’engagement de l’État.»

Paternalisme?

La ministre wallonne de l’Action sociale Alda Greoli semble partager ce point de vue. Interrogée le 19 septembre par le député PS Alain Onkelinx qui voulait visiblement promouvoir l’opération dans toutes les communes wallonnes, la ministre s’est montrée très réservée. Elle concède que le SPP Intégration sociale fait un écho très positif à l’opération «Colruyt», mais, dit-elle, «je ne peux que m’interroger sur les motivations commerciales de l’entreprise». Alda Greoli se dit aussi interpellée par le problème de protection de la vie privée que suscite le transfert des données des usagers des CPAS. «Dans le cadre de mes compétences, je ne peux agir sur les démarches de la firme Colruyt mais je pense que des acteurs publics et associatifs pourraient également réaliser ce genre de livre de recettes.»

«Exact, nous dit cet assistant social liégeois. Nous pourrions faire ce travail et certains CPAS le font d’ailleurs. Colruyt, c’est un peu une solution de facilité. Ce qui me dérange le plus dans cette opération, c’est son côté paternaliste. Apprendre aux pauvres à lire les étiquettes par exemple. Comme s’ils ne le faisaient pas!»

En savoir plus

«Le BelgoMarkt: un supermarché, mais pas seulement», 2 janvier 2017, Caroline Van Pee, Alter Échos (web)

Martine Vandemeulebroucke

Martine Vandemeulebroucke

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