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Regard critique · Justice sociale

Logement

La procédure d’expulsion domiciliaire, «une fabrique de la pauvreté»

En 2015, un rapport de l’IWEPS alertait sur la situation grandissante des locataires expulsés de leurs logements en Wallonie. Presque dix ans plus tard, qu’en est-il de la situation? Alter Échos s’est entretenu avec Tam Blondiau-Lebeau, chargée de projets du Rassemblement wallon du droit à l’habitat, une asbl créée en 2018.

Alter Échos: Votre association regroupe des mouvements et des collectifs actifs pour le droit au logement. Sur votre site, on peut trouver de précieuses informations sous forme de recherches, de plaidoyer adressé aux politiciens, mais aussi d’un «Petit guide à destination des personnes menacées d’expulsion et pour les personnes qui les soutiennent». Quelles sont vos principales missions et comment les menez-vous concrètement?

Tam Blondiau-Lebeau: Notre but est de faire avancer sur les questions du droit au logement en faisant remonter les réalités de terrain vers les acteurs régionaux. Nous rencontrons aussi régulièrement les travailleurs sociaux et nous formons aussi d’autres associations, pour leur partager les informations que nous avons pu récolter.

AÉ: En 2022, un travail de recherche universitaire, conjointement mené par quatre chercheurs de l’ULB et de la VUB, a permis d’identifier le nombre d’expulsions judiciaires à Bruxelles. On parle de 3.908 locataires, soit une moyenne de 11 expulsions par jour. Existe-t-il un état des lieux récent en Wallonie?

T B-L: Aujourd’hui, nous n’avons pas de chiffres officiels sur les expulsions domiciliaires en région wallonne. C’est une problématique très peu documentée. Les dernières informations remontent à 2015 dans un rapport publié par l’IWEPS. Il déplorait déjà l’absence de données à ce sujet. Avec la crise sanitaire, l’inflation et l’augmentation du prix des loyers, on estime qu’il y aurait en région wallonne entre 4.000 et 5.000 expulsions judiciaires, soit entre 11 à 14 expulsions par jour.

AÉ: Est-ce que des villes sont plus touchées que d’autres par les expulsions judiciaires?

T B-L: On pense qu’il y aurait plus d’expulsions judiciaires à Liège, à Namur et Charleroi puisque ce sont les lieux qui concentrent le plus de locataires aux bas revenus.

AÉ: Quelle est la raison principale qui motive le bailleur pour saisir la justice d’une demande d’expulsion de son locataire?

T B-L: En Wallonie, plus de 7 jugements d’expulsion sur 10 concernent des arriérés de loyers de moins de 2.500 euros. Il faut vraiment garder en tête que la plupart du temps, ces impayés ne constituent pas de grosses sommes pour les propriétaires.

Dans une étude de l’IWEPS publiée en 2023 par le chercheur François Ghesquière, on apprend que les propriétaires font majoritairement partie des classes aisées. François Ghesquière met en lumière que «les bailleurs n’ont pas ‘besoin’ de leurs loyers pour survivre ou même vivre dignement», que ces loyers constituent «un bonus» et qu’au niveau du patrimoine «ils sont plus riches qu’un ménage médian».

Avec la crise sanitaire, l’inflation et l’augmentation du prix des loyers, on estime qu’il y aurait en région wallonne entre 4.000 et 5.000 expulsions judiciaires, soit entre 11 à 14 expulsions par jour.

AÉ: L’important taux d’expulsions judiciaires concernant des bailleurs privés pour des arriérés de loyers n’est-il pas un indicateur que les loyers seraient devenus impayables?

T B-L: Ces expulsions sont la conséquence de conditions structurelles: la principale raison étant la hausse constante des loyers qui poussent toujours plus de ménages vers la précarité. Il est de notre devoir de pouvoir garantir le droit à un logement pour tous. Et il faut rappeler que ce droit à un logement décent est inscrit dans notre Constitution! L’immobilier est considéré comme une marchandise alors qu’il est un bien essentiel. Il faut que les loyers soient encadrés pour avoir accès plus de logements abordables dans le secteur privé.

AÉ: Et qu’en est-il du côté du parc locatif public?

T B-L: On constate qu’il n’y a pas assez de logements sociaux, ils ne représentent que 7% du parc locatif wallon, alors qu’il y a de plus en plus de demandes. Ces logements existent, à la base, pour être un filet de sécurité pour les catégories socio-économiques les plus faibles. L’accès au droit au logement est une question qu’il faut vraiment politiser et visibiliser.

AÉ: Mais comment, en l’absence de données centralisées, pouvez-vous visibiliser une problématique aussi peu documentée?

T B-L: Justement, dans notre plaidoyer à l’adresse des politiciens, nous avons demandé la mise en place d’un monitoring. Il nous permettrait de récolter des chiffres, d’avoir une idée des profils de ces ménages concernés et des différentes raisons de leur expulsion. L’idéal serait aussi d’avoir des études qualitatives qui nous donneraient une vue sur leur parcours de vie. On pourrait ainsi agir et avoir plus de prise sur le sujet.

En Wallonie, plus de 7 jugements d’expulsion sur 10 concernent des arriérés de loyers de moins de 2.500 euros.

AÉ: Quelles sont les conséquences d’une expulsion pour un ménage?

T B-L: Selon plusieurs études, on sait qu’il faut en moyenne onze mois aux personnes expulsées pour retrouver un logement stable. Une durée qui peut se prolonger jusqu’à deux ou trois ans. C’est un parcours épuisant qui abîme la santé physique et mentale de ces personnes qui se retrouvent en hébergement d’urgence, à l’hôtel, chez un tiers, voire à la rue. Si c’est un phénomène violent et traumatisant pour tout le monde, il serait encore plus mal vécu par les enfants (dépressions, décrochage scolaire, déracinement du quartier, insomnie) et les personnes âgées, avec une dégradation probablement plus rapide de la santé. Se faire expulser, ça veut dire être déraciné de son lieu de vie, de son quartier, de sa famille. C’est aussi une instabilité résidentielle qui va finir complètement par vous isoler de votre groupe social, avec le risque ultime de se retrouver, sans solution de relogement, à la rue.

AÉ: Lors d’une procédure d’expulsion, il y a toute une série d’acteurs étatiques (l’huissier, les policiers, les employés communaux, etc.) mobilisés pour déloger les personnes. Quelles sont les conséquences économiques sur les ménages? Mais aussi pour l’État?

T B-L: La procédure d’expulsion représente un coût supplémentaire pour ces ménages déjà précarisés. Il faut bien comprendre qu’on a des personnes qui se voient expulser pour des arriérés (parce qu’elles n’ont pas d’argent) et à qui on va en plus demander de payer des frais juridiques. Il faut rajouter à cela les frais d’un «garde-meuble» pour stocker leurs biens qui ont été saisis le jour de l’expulsion. Certaines situations sont dramatiques: la somme du loyer, qui était due initialement, va doubler, voire tripler! L’expulsion risque donc de faire entrer toutes ces personnes dans un cercle vicieux de surendettement. La procédure d’expulsion est une fabrique de la pauvreté, qui écrase des gens déjà fragilisés socioéconomiquement. Mais cette procédure coûte aussi de l’argent à l’État pour les policiers, les employés communaux et pour les hébergements d’urgence. Plusieurs rapports en France ont démontré que chaque euro dépensé en prévention des expulsions pourrait faire économiser jusqu’à 8 euros aux pouvoirs publics devant faire face à une perte de logement. Donc on comprend bien que, d’un point de vue économique, ce serait beaucoup plus profitable collectivement de prévenir que d’expulser.

Selon plusieurs études, on sait qu’il faut en moyenne onze mois aux personnes expulsées pour retrouver un logement stable. Une durée qui peut se prolonger jusqu’à deux ou trois ans. C’est un parcours épuisant qui abîme la santé physique et mentale de ces personnes qui se retrouvent en hébergement d’urgence, à l’hôtel, chez un tiers, voire à la rue.

AÉ: On conseille aux personnes une fois expulsées de se tourner vers le CPAS. Quel est son rôle?

T B-L: Il faut rappeler que si le CPAS a une obligation de moyens, il n’a pas d’obligation de résultat. Il doit accompagner les personnes, les soutenir dans leur démarche. Ainsi, une fois que le juge de paix enclenche la demande d’expulsion, il envoie au CPAS une notification. À partir de ce moment-là, les travailleurs sociaux doivent à leur tour avertir le bénéficiaire, par courrier, du risque encouru. Or, sur le terrain, on constate que l’envoi d’une simple lettre n’a qu’un impact très limité et produit très peu de réactions de la part des locataires. La majorité du temps, les locataires ne se sont pas présentés au tribunal et on sait que leur absence joue en leur défaveur.

AÉ: N’y a-t-il pas finalement un manque de proactivité du CPAS?

T B-L: C’est vrai que c’est un reproche que l’on entend beaucoup, mais on sait aussi que les travailleurs sociaux sont surchargés et qu’ils éprouvent également un sentiment d’impuissance. Les façons de faire sont très disparates d’un CPAS à l’autre, mais il existe vraiment des bonnes pratiques. À Saint-Gilles et à Namur par exemple, les travailleurs sociaux ne se contentent pas d’envoyer un courrier, ils vont directement à la rencontre des locataires, bien avant le procès au tribunal. C’est une pratique qu’il faudrait généraliser. Car si, au moment du procès, les CPAS n’ont plus vraiment de marge de manœuvre, ils peuvent en revanche intervenir en amont et de façon proactive.

AÉ: Est-ce que derrière le questionnement sur les pratiques du CPAS ne se cache pas une question éminemment politique?

T B-L: Évidemment. Il faudrait une revalorisation des services d’aides sociales. Les politiciens devraient donner des moyens économiques aux assistants sociaux leur permettant d’aller à la rencontre des locataires menacés d’expulsion. Ils pourraient les aider, les mettre en confiance afin de rendre une médiation possible. Tous ces acteurs du secteur devraient avoir la possibilité d’intervenir en amont des décisions de justice.

AÉ: Quelles solutions pour que les expulsions, une procédure d’un autre temps, ne cessent?

T B-L: Il faut visibiliser ces violences quotidiennes, en parler au plus grand nombre et interpeller le pouvoir politique. Les personnes expulsées ressentent énormément d’humiliation, mais le rapport de force doit s’inverser: car ce qui est honteux finalement, c’est de mettre des gens dans la rue. Avec des pressions collectives, on peut espérer voir des changements de comportement dans le chef des autorités.

Mélanie Huchet

Mélanie Huchet

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