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Regard critique · Justice sociale

Social Décalé

Bouddha m’a dit: «Achète!»

«T’y trouves de tout et c’est pas cher.» C’est sur ce principe qu’Action, la chaîne discount de magasins, s’est construit sa réputation, son succès fulgurant et son chiffre d’affaires. Une entreprise qui roule sur l’or ou sur ses employés ? Un peu des deux, plus un gratuit.

De fausses moustaches (0,59 €), une chaîne en or plaqué (2,69 €), un repose-canne à pêche (0,99 €), un lampadaire (39,95 €), un hôtel à insectes (3,98 €), des copeaux de bois décoratifs (0,99 €), une poêle Tefal (14,95 €), une applique murale solaire avec détecteur de mouvement (3,33 €), un déo (0,89 €), des claquettes (3,49 €), des bitcoins en chocolat (0,89 €), un set de câbles de démarrage (6,99 €), une enceinte Bluetooth (9,99 €), un mini coffre-fort (3,79 €), une corde de jute avec éclairage LED (2,48 €) et puis ce joli top spaghetti avec dentelle (2,99 €) et oh, allez, ouais, cette statuette de Bouddha pour égayer mon balcon (3,78 €), voilà: le compte est bon! Moi qui étais juste venu pour acheter des bougies et du liquide vaisselle, je ressors de chez Action avec plein d’«objets quotidiens surprenants» (action.com), et ça c’est beau, merci Action, ze «fastest growing non food discounter in Europe» («Le discounter non alimentaire connaissant la croissance la plus rapide en Europe», NDLR), le «magasin favori pour les petits budgets, les chasseurs de promos ou de trésors», le Valhalla des bonnes affaires, l’enseigne préférée de toutes celles et ceux qui ne savent pas quoi acheter – ou qui savent, mais qui en sortent avec tout autre chose. Avec ses 2.581 magasins dans 11 pays d’Europe (dont 215 en Belgique), ses plus de 80.000 employé(e)s (dont 3.600 en Belgique) aux 136 nationalités, ses 14 millions de client(e)s chaque semaine, ses 1.753 produits à moins de 1 euro, ses 150 nouveautés par semaine et son chiffre d’affaires de 11,3 milliards en 2023, Action, oui, peut se vanter d’être une success story sans précédent dans le monde de la grande distribution. Qui aurait pu prédire, il y a 30 ans (en 1993), qu’un petit magasin de brols à Enkhuizen aux Pays-Bas allait devenir ce mastodonte du «hard discount»? Mais pour atteindre un tel modèle économique, ultra-performant et concurrentiel, qui proclame haut et fort se baser sur des valeurs de «qualité», de «simplicité», de «respect» et de «discipline» (c’est écrit sur son site), il y a sans doute un prix à payer… Et ce prix c’est celui de l’optimisation à outrance, qui profite aux client(e)s, mais pas vraiment au personnel.

La statuette de Bouddha à 3,78 €, c’est cool, mais son coût social?

Y a pas de secret: pour proposer de tels prix dérisoires, Action rabote à mort sur toute la chaîne et les postes, de l’approvisionnement au transport en passant par le marketing, le stockage ou… les salaires, «qui sont au minimum du secteur», selon Ruhi Tuloglu, délégué CNE chez Action. «On est vraiment au plus bas, et les contrats sont précaires, la pression est énorme, on doit courir dans tous les sens parce qu’on est censé savoir tout faire, c’est à peine si on a le droit de respirer entre toutes les tâches chronométrées qu’on nous impose.» Et notre syndicaliste d’employer les mots «dictature», «turn-over gigantesque», «surveillance», «harcèlement», «menaces»… Alors qu’au niveau du Groupe Action, on répond à ces accusations que «les normes de travail en vigueur en Belgique sont respectées», que les «pratiques managériales sont respectueuses des salariés», et qu’en ce qui concerne leur rémunération, «le barème de la commission paritaire 311 est appliqué». On l’a bien compris: chacun restera sur ses positions, que l’on parle du David syndiqué qui n’a pas froid aux yeux («Oh, vous savez, ils me connaissent!») ou du Goliath qui s’estime droit dans ses bottes. Une question subsiste, cependant: pourquoi ça marche autant?

L’urgence et l’opportunité

Si tout est standardisé pour offrir une expérience d’achat vraiment très bon marché mais pas paupérisante (c’est pas des trucs en vrac ou sur palettes – la mise en scène, avec ses rayons et ses têtes de gondole traditionnels, respecte le b.a.-ba de la grande surface habituelle), ce qui étonne le plus quand on se balade chez Action, c’est qu’on y retrouve toutes les classes sociales de la société. Les personnes à plus bas revenus ne représentent pas, comme on aurait pu le croire, la majorité de la clientèle: un peu plus d’un tiers (37%, selon Action), ce que confirme notre délégué syndical: «Il y a vraiment de tous les profils, ça dépend plus de l’endroit où se trouve le magasin.» Bref faut pas être sociologue pour piger qu’à Charleroi la clientèle n’est sans doute pas pareille qu’à Rhode-Saint-Genèse (oui, il y a un Action à Rhode-Saint-Genèse)…

«On est vraiment au plus bas, et les contrats sont précaires, la pression est énorme, on doit courir dans tous les sens parce qu’on est censé savoir tout faire, c’est à peine si on a le droit de respirer entre toutes les tâches chronométrées qu’on nous impose.»

Ruhi Tuloglu, délégué CNE chez Action

Mais par contre pour comprendre pourquoi, POURQUOI, j’ai acheté cette immonde statuette de Bouddha de jardin alors que je venais pour renflouer mon stock de Toblerone à 1 balle, là, oui, l’avis d’une docteure en psychologie de la consommation s’impose. «Le point fort d’Action, c’est de susciter chez le chaland un sentiment d’urgence et d’opportunité qui va court-circuiter tout mécanisme de prise de décision rationnelle», précise notre spécialiste de l’ULB, Alexandra Balikdjian. Traduction: tu veux atteindre le nirvana? Alors achète cette magnifique et vénérable statuette en stuc, elle ne sera disponible que cette semaine et puis après y en aura plus! Jamais! (l’urgence) En outre, elle coûte seulement 3,78 euros, c’est l’affaire du siècle! (l’opportunité) «Bonne est l’action qui n’amène aucun regret et dont le fruit est accueilli avec joie et sérénité», déclare d’ailleurs Bouddha, et il a raison, même si souvent cette joie s’avère de courte durée: une fois rentré à la maison avec un sac de courses rempli pour même pas vingt balles, on culpabilise. Était-ce bien nécessaire?

Et la planète, on en parle?

Il n’empêche qu’aujourd’hui, pour pas mal de client(e)s, un problème de conscience se pose: outre les conditions de travail des salarié(e)s, quid de la durabilité de toute cette marchandise (pour rappel, plus de 6.000 produits en magasin, classés selon 14 catégories, du multimédia aux articles ménagers)? La marque néerlandaise, évidemment, déclare prendre ses écoresponsabilités, en balançant du chiffre et des certifs en veux-tu en voilà, et en promettant de réduire ses émissions de CO2 de 60% d’ici à 2030… À en croire son «ethical sourcing policy» («politique d’approvisionnement éthique») consultable sur le site mère, Action ne lésinerait donc pas sur les… actions en matière de transition énergétique. Petit bémol mais de taille: plus de la moitié (53,2%) de ses fournisseurs sont… chinois. Et jusqu’à preuve du contraire – mais n’est-ce pas une question de bon sens? – pour sauver la planète (et tant qu’à faire votre portefeuille), la meilleure façon de consommer durablement, c’est encore de ne rien consommer sans réfléchir, sur un coup de tête, parce que «c’est pas cher». Et ça aussi, c’est une urgence et une opportunité. Haro Krishna!

Grégory Escouflaire

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