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Regard critique · Justice sociale

Virginie entend des voix. Celle de Michael Jackson le plus souvent. Mais aujourd’hui, comme elle le raconte dans le Focales de ce numéro, elle ne prend plus les déclarations du King of Pop pour paroles d’évangile. Malgré et avec les voix, au cœur même de ce monde étonnant qui est le sien, Virginie a retrouvé sa liberté de penser et d’agir. «Pour m’en sortir, j’ai dû beaucoup oser, avancer… presque apprendre à marcher», résume-t-elle.

La métaphore résonne longtemps. Apprendre à marcher, c’est revenir à la grammaire élémentaire du corps, à la vulnérabilité originelle de qui ne tenait pas debout. C’est la théorie que les randonneurs finissent toujours par se raconter entre eux: «La déambulation du bipède humain a des allures de catastrophe potentielle, car seul le mouvement rythmé qui pousse une jambe puis l’autre vers l’avant l’empêche de se casser la figure1.» Dès qu’on la perçoit comme une chute sans cesse retenue, sans cesse évitée in extremis, on redécouvre de la marche l’extrême sophistication, la grâce un peu magique – l’événement qu’il y a à aller et venir pour finalement se faire «grande et droite au-dedans de soi», selon les mots de la peintre Georgia O’Keeffe, l’une des marcheuses acharnées (parmi lesquelles Simone de Beauvoir) dont Annabel Abbs dresse le portrait dans Méfiez-vous des femmes qui marchent (Arthaud, 2021). «Ces femmes ne marchaient pas pour ‘jouir de toute la liberté dont peut jouir un homme’; ni pour prendre de l’exercice, ni parce qu’elles y étaient obligées par leurs tâches ménagères. Elles marchaient afin de penser par elles-mêmes. De mettre de l’ordre dans leurs émotions. De comprendre les facultés de leur propre corps. D’affirmer leur indépendance. Elles marchaient pour commencer à exister, pour devenir tout court.»

Apprendre à marcher, c’est revenir à la grammaire élémentaire du corps, à la vulnérabilité originelle de qui ne tenait pas debout.

Jean-Jacques Rousseau, ce promeneur solitaire et rêveur, n’en doutait pas: c’est en marchant que nous sommes les moins sots et les moins superficiels. «Je ne puis méditer qu’en marchant; sitôt que je m’arrête, je ne pense plus, et ma tête ne va plus qu’avec mes pieds», a-t-il écrit dans ses Confessions. Sans règles et sans contraintes, à peine un sport et presque un art, activité entre toutes d’amateur, accueillante et gratuite, «la marche n’est rien d’autre que l’articulation corporelle de la liberté» selon Annabel Abbs. Une mécanique chevillée à nos mémoires neuronales, une pulsion existentielle tenace, qui continue de nous pousser à déambuler par milliers dans les rues quand nous sommes révoltés. Certains auteurs comme Yuval Noah Harari, auteur du best-seller Sapiens: Une brève histoire de l’humanité, estiment même que la sédentarisation advenue avec la révolution agricole serait «la plus grande escroquerie de l’histoire». Elle a en tout cas réussi l’exploit de rendre supects tous les nomades, les exilés et les errants.

Apprendre à marcher, c’est se déplacer plutôt qu’être déplacé, cesser d’être «ce paquet en transit», «ce pion bougé de case en case» qui circule en avion ou en voiture à toute vitesse (Rebecca Solnit, L’art de marcher, Éditions de l’Olivier, 2022). C’est, suggère Virginie, redécouvrir du même élan sa puissance et ses limites. Cela va avec son lot de détours, d’entorses et de faux départs. Mais c’est un mouvement irrésistible.

  1. John Napier, « The Antiquity of Human Walking » in Scientific American Magazine Vol. 216 No. 4 (April 1967).
Julie Luong

Julie Luong

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