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Santé

La quadruple peine des drépanocytaires

Avoir une maladie méconnue, ne pas oser le dire, souffrir de douleurs invisibles, être Noir: c’est la quadruple peine des patients atteints de drépanocytose. Caractérisée par une anomalie des globules rouges, cette maladie génétique – la plus répandue en Belgique – touche principalement les afrodescendants. Et révèle la persistance de malentendus culturels et de biais racistes dans les soins de santé.

(c) Bertrand Dubois

Longtemps, Sadia Ouedraogo a pensé qu’elle souffrait d’une mystérieuse «maladie des os». Un coup du sort peut-être mérité. «Au Burkina Faso, dans les zones où les gens n’ont pas accès à l’éducation, les enfants malades sont encore vus comme des enfants maudits», raconte cette membre du Collectif Drépanocytose de Bruxelles. «Je suis issue d’une famille de sept enfants. Comme un de mes frères, je suis née avec la drépanocytose. Mon frère a commencé à faire la maladie à 7 mois. Il avait le syndrome du ‘bébé gonflé’: tout son corps était douloureux, on ne pouvait pas le toucher.» Sadia, elle, a développé ses premiers symptômes à 4 ans. «Les médecins ont dit à mes parents que mon frère et moi allions mourir avant l’âge de 5 ans. Et si on n’était pas morts à 5 ans, on allait mourir à 10 ans. Et sinon à 15. Que, dans tous les cas, on ne dépasserait pas les 21 ans. Mon frère a eu 21 ans, mais il est décédé huit jours après.» Sadia, de deux ans sa cadette, a senti la résignation de son entourage. «On me regardait avec pitié: j’allais forcément suivre. Mais j’ai eu 40 ans en octobre dernier et j’espère vivre encore 40 autres années.»

Ne pas s’attacher

Aussi appelée «anémie falciforme», la drépanocytose se caractérise par une anomalie de l’hémoglobine (hémoglobine S), principale protéine des globules rouges. Ceux-ci prennent alors la forme d’une faucille, se fragilisent et se rigidifient. Les conséquences sont multiples: anémie, risque accru d’infections et surtout crises douloureuses, déclenchées par l’obstruction des petits vaisseaux sanguins par ces globules anormaux. «On a passé toute notre enfance à l’hôpital, se souvient Sadia. Mon frère a dû arrêter sa scolarité à 12 ans, car il était tout le temps malade.» Violente, la douleur se répand dans les os et les articulations – bras, jambes, dos et torse. Comme ces crises vaso-occlusives diminuent l’apport en oxygène, elles peuvent aussi affecter les organes vitaux. Les enfants drépanocytaires sont aussi fréquemment touchés par des accidents vasculaires cérébraux transitoires, pouvant entraîner des séquelles intellectuelles et motrices. «Il y a encore des endroits où l’on ne donne pas de nom à l’enfant avant 3 ou 4 ans, pour ne pas s’attacher, raconte Martin Colard, hématologue à l’hôpital Érasme. Quand on n’a pas d’argent, on se dit qu’on ne va pas investir dans l’enfant drépanocytaire puisque de toute manière il va mourir jeune, il ne saura pas travailler, il ne va pas faire d’études… En fait, c’est souvent tout ou rien. Soit les enfants sont délaissés, soit ils sont surprotégés et arrivent à l’hôpital à 20 ans avec une mère qui demande à dormir avec eux alors qu’ils font 1 m 90.»

Aussi appelée «anémie falciforme», la drépanocytose se caractérise par une anomalie de l’hémoglobine (hémoglobine S), principale protéine des globules rouges. Ceux-ci prennent alors la forme d’une faucille, se fragilisent et se rigidifient. Les conséquences sont multiples: anémie, risque accru d’infections et surtout crises douloureuses, déclenchées par l’obstruction des petits vaisseaux sanguins par ces globules anormaux.

La drépanocytose est une maladie génétique à transmission dite «autosomique récessive»: chacun des parents doit transmettre le gène muté à l’enfant pour que la maladie se déclare. Lorsque les deux parents sont porteurs sains, leur risque de concevoir un enfant malade est par conséquent de un sur quatre. C’est donc à la fois le père et la mère qui transmettent la maladie. Mais, dans les représentations, il en va tout autrement. «Les gens pensent toujours que c’est la faute de la mère, raconte Sadia. Mon père était polygame. Imaginez ce qui se dit quand votre maman passe sa vie à l’hôpital avec ses enfants pendant que les coépouses restent à la maison. Les gens pensent qu’elle a forcément fait quelque chose pour mériter des enfants malades. Qu’elle est une mauvaise, une méchante, une sorcière.»

Une adaptation face au paludisme

La drépanocytose concerne 300.000 naissances par an dans le monde. On estime qu’en Afrique centrale, une personne sur quatre est porteur sain et une sur huit dans les Caraïbes. Le bassin méditerranéen est aussi concerné dans une moindre mesure, de même que l’Inde, le Pakistan, le Bangladesh… Des zones touchées – ou qui le furent anciennement, comme la Sicile – par le paludisme. La drépanocytose résulte en effet d’un phénomène adaptatif face à cette maladie transmise par les moustiques et causée par des parasites envahissant les globules rouges: quand ils prennent une forme anormale, en faucille, ces globules deviennent moins accueillants pour les hôtes indésirables. «Pour autant, contrairement à ce qui circule encore parfois dans le milieu médical, on peut être drépanocytaire et contracter le paludisme», souligne Martin Colard.

La drépanocytose concerne 300.000 naissances par an dans le monde. On estime qu’en Afrique centrale, une personne sur quatre est porteur sain et une sur huit dans les Caraïbes. Le bassin méditerranéen est aussi concerné dans une moindre mesure, de même que l’Inde, le Pakistan, le Bangladesh…

Une fake news parmi d’autres à propos de cette maladie méconnue et pourtant bien présente aujourd’hui en Europe, en raison des mouvements de population. En Belgique, la drépanocytose touche 1 enfant sur 2.329 naissances, ce qui en fait la maladie génétique la plus fréquente (à titre de comparaison, la mucoviscidose touche un enfant sur 2.850 naissances). Le 22 décembre dernier, le Sénat a d’ailleurs adopté une résolution relative à l’impact de la drépanocytose dans la vie privée, scolaire et professionnelle afin d’améliorer la prise en charge des malades et de leurs familles[1]. Depuis 2023, la Fédération Wallonie-Bruxelles a par ailleurs systématisé le dépistage de la drépanocytose à tous les nouveau-nés grâce au test de Guthrie, qui consiste à prélever quelques gouttes de sang dans le talon du nourrisson afin de dépister une série de maladies congénitales. En effet, si la majorité les porteurs sont afrodescendants, on peut retrouver le gène muté chez des Européens aux origines méditerranéennes, même lointaines. «C’est une grande avancée, estime l’hématologue Alina Ferster, qui a consacré sa longue carrière aux enfants drépanocytaires au sein de l’Huderf (Hôpital universitaire des enfants Reine Fabiola). Parfois, des enfants non dépistés décédaient à 3 mois… D’autres boitaient, faisaient des séjours à l’hôpital sans recevoir de diagnostic avant de longues années.» Mais, côté flamand, le dépistage n’est toujours pas systématique. À Bruxelles et sa périphérie, le sort d’un enfant se joue donc parfois à quelques centaines de mètres.

Syndrome méditerranéen

C’est lors de son stage à l’Huderf que Martin Colard est «tombé amoureux des maladies du globule rouge». Aujourd’hui, ce jeune médecin suit presque exclusivement des «drépanos». «C’est passionnant d’un point de vue médical, car c’est une maladie qui touche beaucoup d’organes, mais aussi sur le plan humain, car ces patients sont au sens propre ‘mal traités’ par le système de soins et les soignants en Europe.» En premier lieu parce qu’ils sont Noirs. «L’approche du soin est raciste», affirme ce médecin blanc dont la patientèle est à 85 % afrodescendante. Des études ont montré que, lors de l’accouchement, la péridurale intervenait plus tard pour les femmes noires. D’autres ont révélé que, en cas d’anémie, on est transfusé plus tard quand on est Noir que quand on est Blanc, c’est-à-dire à une hémoglobine plus basse. «Pourtant, c’est un chiffre sur un papier de prise de sang, c’est tout de même très objectif!, insiste Martin Colard. Mais on le sait: drépanocytaire ou pas, à douleur déclarée égale (sur une échelle de 0 à 10), quand on est Blanc, on reçoit plus d’antidouleurs que quand on est Noir. Et, d’ailleurs, ceux qui en reçoivent le plus, ce sont les hommes blancs… et celles qui en reçoivent le moins, ce sont les femmes noires[2] C’est ce que l’on nomme parfois aussi le «syndrome méditerranéen»: soit la croyance des soignants que les patients noirs «exagèrent».

En Belgique, la drépanocytose touche 1 enfant sur 2.329 naissances, ce qui en fait la maladie génétique la plus fréquente (à titre de comparaison, la mucoviscidose touche un enfant sur 2.850 naissances).

Pour Martin Colard, la «mal-traitance» des patients tient à la fois de ce racisme structurel, mais aussi d’une méconnaissance de la douleur et en particulier de la douleur drépanocytaire. «À Paris, on m’a appelé un jour pour une fracture ouverte du tibia. Tout le monde était affairé autour du patient en train de lui dire ‘vous devez avoir très mal’. Il a répondu qu’à côté d’une grosse crise drépano, ce n’était pas grand-chose… Les douleurs qui ne se voient pas sont toujours sous-estimées», observe-t-il. D’autant que les drépanocytaires ne manifestent pas toujours leur douleur de la manière attendue. «On s’attend que quelqu’un qui a très mal hurle. Mais, dans la drépano, on est face à des patients qui ont mal depuis qu’ils ont trois mois de vie… Cette dimension chronique fait que non, ils ne vont pas toujours hurler, mais parfois attendre qu’on les perfuse en scrollant sur Instagram.»

C’est pourquoi, au centre de référence d’Érasme, on bannit les commentaires du type «il n’a pas l’air d’avoir mal». On ne dit pas non plus que le patient «consomme» de la morphine. «Ça, c’est le cliché du Noir toxico, déplore Martin Colard. L’autre jour, on me téléphone en me disant qu’un patient a un problème d’addiction, car il est là depuis quatre heures et il a déjà reçu 8 mg de morphine. Mais le patient faisait 80 kg et, en fait, ce n’était pas assez. Mais on ne réfléchit pas comme ça: on se dit qu’il en avait ‘envie’, qu’il voulait sa ‘dose’.»

Pas moins d’enfants malades

«C’est la quadruple peine, résume le médecin. On a une maladie que les gens ne connaissent pas, on est Noir, ça ne se voit pas et alors que votre entourage devrait être un élément de support, souvent il n’est même pas au courant…» Car la drépanocytose demeure une maladie taboue. Les actions visant à réduire le nombre de naissances d’enfants drépanocytaires grâce au dépistage préconceptionnel (qui permet, si risque il y a, d’avoir recours à la procréation médicalement assistée et à la sélection d’embryons) et prénatal (qui peut orienter vers une interruption médicale de grossesse) ont d’ailleurs été jusqu’à aujourd’hui un «gros échec» selon Alina Ferster. «Nous avons essayé de faire de la santé communautaire, d’aller dans les cafés à Matonge, auprès des pasteurs, mais ça n’a jamais fonctionné… Peu de couples sont prêts à prendre les mesures pour ne pas mettre au monde un enfant malade…»

Pourtant, actuellement, sauf greffe de moelle osseuse grâce à un proche compatible, la drépanocytose ne se guérit pas. Sa prise en charge repose essentiellement sur l’hydroxyurée, un médicament de chimiothérapie, et des transfusions sanguines régulières. Or les groupes sanguins des patients concernés sont mal approvisionnés. Au-delà des groupes sanguins A, B, AB ou O, il existe en effet des centaines d’antigènes présents à la surface des globules rouges: certaines combinaisons fréquentes chez les afrodescendants sont quasi absentes des dons de sang en Belgique. «Ici, tous les donneurs de sang sont Blancs, constate Martin Colard. C’est un énorme problème pour les patients drépanocytaires, qui ont besoin de sang compatible, a fortiori en raison de leur fragilité. Et je crois que ça ne sert à rien de mettre des affiches dans les salles d’attente…» Le médecin est persuadé que la santé communautaire a justement ici son rôle à jouer. «À Bruxelles, presque tous les Congolais vont à l’église. Donc oui, il faut peut-être passer par le pasteur, les centres culturels…»

Car la drépanocytose demeure une maladie taboue. Les actions visant à réduire le nombre de naissances d’enfants drépanocytaires grâce au dépistage préconceptionnel (qui permet, si risque il y a, d’avoir recours à la procréation médicalement assistée et à la sélection d’embryons) et prénatal (qui peut orienter vers une interruption médicale de grossesse) ont d’ailleurs été jusqu’à aujourd’hui un «gros échec» selon Alina Ferster.

«Aujourd’hui, il y a des espoirs réalistes par rapport au développement des thérapies géniques, poursuit Alina Ferster. Mais le coût de ce traitement est estimé entre 1 et 2 millions d’euros par patient! En Belgique, il y a actuellement quelque 2.000 patients, dont 600 environ – ceux qui n’ont pas de donneurs de moelle compatible et pas de complications trop graves – seraient éligibles. Vous pensez bien que l’INAMI ne va pas rembourser ça les yeux fermés… Or le pipeline est en train de se remplir avec les naissances…» L’hématologue ne cache pas son découragement: d’avoir vu des familles avec un enfant gravement malade se lancer sans précautions dans de nouvelles grossesses l’a rendue pessimiste. Face au poids du tabou et de la religion, la prévention à l’européenne pèse peu.

«Sélectionner un embryon, ce n’est pas toujours culturellement envisageable. Quant à interrompre une grossesse à vingt semaines, c’est déjà difficile dans des sociétés très libérales…», commente Martin Colard. Dans certains pays d’Afrique ou du Moyen-Orient, le dépistage préconceptionnel fait d’ailleurs partie des obligations à remplir avant de se marier… Aux Émirats, s’il existe un risque, les partenaires ont même interdiction d’officialiser leur union. «C’est évidemment une autre conception de la construction étatique…», glisse le spécialiste.

Sadia, elle, était déjà en Belgique lorsqu’elle est tombée enceinte. «J’ai toujours parlé de ma maladie quand je rencontrais quelqu’un. Et quand ça commençait à devenir sérieux, je demandais à mes partenaires de faire le dépistage. C’est ce qui s’est passé avec mon ex-mari, qui n’était pas porteur.» À 5 ans, le petit garçon de Sadia est en parfaite santé.

 

[1]https://www.senate.be/www/?MIval=/index_senate&MENUID=54000&LANG=fr&PAGE=/event/20231222-plen3/20231222-plen3_fr.html

[2] Brahimi Deniz, Braun Verena, Ivanovic Aleksandra, Perez Emma, Perriraz Jérémy (2023). «Les biais des soignants face à la douleur aiguë chez les patients noirs.» Primary and Hospital Care: médecine interne générale. 10.4414/phc-f.2023.10681.

 

 

Julie Luong

Julie Luong

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