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Regard critique · Justice sociale

Santé

Quand les médecins entrent en résistance

Un logiciel par les soignants, pour les soignants. Medispring, c’est la grande aventure lancée en 2018 par une poignée de médecins insatisfaits de la direction prise par l’informatique médicale elle aussi ancrée dans le contexte néolibéral. Leur mobilisation a abouti en une coopérative qui regroupe aujourd’hui un tiers des médecins de Belgique francophone. 

(c) Matthieu Lemarchal

«Notre petit groupe d’une quinzaine de médecins s’est réuni pour la première fois un 21 mars, le jour du printemps. C’est comme ça qu’est né Medispring.» Ce 21 mars 2018, le médecin généraliste Tanguy de Thier craint pour l’avenir de sa profession. Le logiciel médical Épicure, «un outil convivial et facile d’utilisation, créé par un médecin», est racheté par le géant Corilus, en expansion sur le marché de l’informatique médicale depuis plusieurs années. «Nous avions le sentiment d’entrer dans une spirale économico-financière qui nous rendait de plus en plus dépendants à nos outils de travail.» Face à cette crainte, quelques irréductibles médecins décident «d’une manière un peu audacieuse et très naïve» de créer leur propre logiciel.

Le bouche-à-oreille et les réseaux sociaux font effet boule de neige. «Trois mois plus tard, nous avons réuni une équipe de plus de cent confrères à Charleroi pour faire part de notre idée, sans avoir aucune notion du travail qu’elle impliquait», déclare Tanguy de Thier. Une certitude toutefois: Medispring sera une coopérative. Olivier Marievoet, président du conseil d’administration de Medispring, fait lui aussi partie des premiers visionnaires: «La coopérative, c’est une idée géniale qui met tout le monde dans le même bateau. Chacun peut s’exprimer, chacun a un droit de vote et détient une part égale.» Ainsi, la revente de Medispring nécessiterait l’accord de 100% des coopérateurs. «Autant dire que c’est bétonné», sourit Tanguy de Thier.

Les risques d’un nouveau marché

Cette précaution est importante: au terme de deux décennies d’informatisation de la médecine, un véritable marché de la santé s’est créé. «De très grandes entreprises ont racheté la plupart des logiciels jusqu’à construire un quasi-monopole. Au fil de ces opérations, Corilus finit par équiper en 2017 plus de 50% des médecins francophones, voire 80% en prenant compte l’ensemble de ses services», résume Jean-Baptiste Fanouillère, doctorant en sciences politiques à l’Université de Liège et membre du centre de recherche Spiral. Ce nouveau marché et sa «redéfinition de la santé en termes de coût-bénéfice et de productivité» n’est pas réellement régulé par l’État, à l’exception de l’homologation des logiciels médicaux par l’INAMI, qui permet notamment aux utilisateurs de bénéficier de primes «télématiques» destinées à couvrir une partie des frais informatiques.

«L’informatisation du système de santé dans un contexte néolibéral porte son lot d’effets secondaires et risque, à terme, de porter préjudice aux patients. D’ailleurs, on constate que l’informatisation est initiée systématiquement dans le but de faire des économies, car elle est l’un des instruments du néolibéralisme», poursuit Jean-Baptiste Fanouillère. Les dérives ne tardent pas à se faire sentir: augmentation de 20% des prix des licences, multiples rachats auxquels les utilisateurs doivent se plier. «Nous devions sans cesse réapprendre à utiliser de nouveaux logiciels, et nous perdions surtout un grand nombre des données médicales de nos patients à chaque migration», ajoute Olivier Marievoet.

«L’informatisation du système de santé dans un contexte néolibéral porte son lot d’effets secondaires et risque, à terme, de porter préjudice aux patients. D’ailleurs, on constate que l’informatisation est initiée systématiquement dans le but de faire des économies, car elle est l’un des instruments du néolibéralisme.»

Jean-Baptiste Fanouillère, doctorant en sciences politiques à l’Université de Liège.

Si les données médicales sont au cœur de ce marché, l’emprise des grandes firmes fragilise la garantie de leur protection. D’abord supposées permettre le suivi des patients et la recherche scientifique, elles peuvent aussi être revendues à prix d’or… ou pour une bouchée de pain. «Certains logiciels du marché proposaient même un rabais sur la maintenance en l’échange du partage des données médicales», alerte Tanguy De Thier.

De l’autre côté, les assurances et l’industrie pharmaceutique. En 2017, le secrétaire général des Mutualités chrétiennes, Jean Hermesse, dénonçait la vente des données médicales d’une quinzaine d’hôpitaux belges à la firme américaine QuintilesIMS, avant d’atterrir dans les mains des industries pharmaceutiques. Si Jean-Baptiste Fanouillère estime la valorisation de ces données à plusieurs centaines de millions d’euros, elles ont été vendues pour seulement une dizaine de milliers d’euros par hôpital: «On voit que le système de santé publique brade les données de ses patients parce qu’il est en train de couler. Et la réglementation en matière de données est encore très floue chez nous, avec plusieurs mises en demeure de la Belgique par l’Europe pour violation du Règlement général sur la protection des données.»

Jamais mieux servi que par soi-même

Compte tenu du contexte, la fronde des médecins prend tout son sens. Reste à concrétiser le projet: «Au cours de la réunion de Charleroi, on a fait tourner un bête bout de papier en demandant à chacun combien il serait prêt à mettre pour acquérir une indépendance informatique», raconte Tanguy de Thier. Au terme de la soirée, plusieurs dizaines de milliers d’euros sont mobilisés. S’entame alors une course contre la montre: le logiciel doit être prêt pour le 31 décembre de la même année, date d’expiration de la licence d’Épicure. «On avait une pression énorme, parce qu’il fallait que la migration de bases de données de plus de vingt ans se passe sans encombre. Et nous, on est médecins, pas informaticiens», poursuit Tanguy de Thier.

Celle-ci s’entoure au fil de l’année 2018 de commerciaux, d’informaticiens, de développeurs, d’un CEO… et la magie opère. «On a eu une bonne étoile et beaucoup de personnes bienveillantes. Au départ, on tablait sur trois cents médecins dans notre coopérative, mais nous étions mille à la fin de l’année», se souvient Olivier Marievoet. Le projet bénéficie aussi de l’aide de Propage-s pour sa création, ainsi que de prêts à taux préférentiels octroyés par la Sowecsom, organisme public de soutien financier aux coopératives wallonnes. Malgré quelques bugs inévitables, le pari est tenu dans les temps. «Le 31 décembre, je n’ai pas vraiment fêté le réveillon, j’étais sur l’ordinateur à minuit moins le quart», confie Tanguy de Thier, qui deviendra vice-président de la coopérative avant de renoncer par la suite à son poste pour rester coopérateur. «Cette aventure a été extrêmement prenante, et nous devions aussi assurer notre métier de médecin dans le contexte de pénurie et de lourdes contraintes administratives.»

«On avait une pression énorme, parce qu’il fallait que la migration de bases de données de plus de vingt ans se passe sans encombre. Et nous, on est médecins, pas informaticiens.»

Tanguy de Thier, un des initiateurs de Medispring

Aujourd’hui, Medispring compte près de 2.700 utilisateurs sous licence, soit un tiers des médecins de Belgique francophone. «Nous suivons les dossiers de trois millions de patients, dont nous honorons la confiance en chiffrant et sécurisant leurs données», résume Olivier Marievoet. Le logiciel, homologué par l’INAMI, a un franc succès dans les maisons médicales et propose aussi des versions gratuites. En s’ouvrant à d’autres prestataires comme les kinés et les infirmières, le slogan «par des médecins pour des médecins» est devenu «par des soignants pour des soignants», une fierté de la coopérative qui a convaincu nombre de ses coopérateurs, dont la jeune médecin Stéphanie Bouvy.

«Medispring permet aussi une meilleure implication du patient, qui est de plus en plus demandeur de participer à sa santé et qui devient ainsi partenaire de son médecin traitant», explique-t-elle. Car c’est bien le patient qui est au cœur de la coopérative: pour Cédric De Roeck, membre depuis la genèse et formateur Medispring, «le temps qu’on gagne avec un logiciel performant, c’est du temps consacré au patient». Un cercle vertueux dont la recette tient selon lui en «un système horizontal où chacun peut soumettre des propositions et interagir avec les développeurs. À chaque mise à jour, on est comme des gosses, parce qu’on est vraiment impliqués dans l’évolution du logiciel et parce que le changement vient de nous». Un «nous» présent sur toutes les lèvres, qui fait de chacun à la fois l’utilisateur, le coopérateur… et l’employeur de son outil de travail.

 

Paul Labourie

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