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Regard critique · Justice sociale

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Quand le télétravail creuse les inégalités sociales

Depuis la crise sanitaire, la pratique du travail à domicile a augmenté de 15% en Belgique. Mais surtout, elle s’est intensifiée parmi ceux qui le pratiquaient déjà. Notamment à Bruxelles. La capitale figure ainsi parmi les régions en Europe où l’on travaille le plus de chez soi. Pierre-François Wilmotte, expert au sein de l’IBSA en géographie économique, et Constance Uyttebrouck, chercheuse à l’Institut de recherche socio-économique au Luxembourg, détaillent les enjeux sociaux de cette intensification du travail à domicile.

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Alter Échos: En 2022, 21% des travailleurs résidant en Région bruxelloise et 27% des travailleurs y ayant leur lieu de travail effectuent plus de 50% de leur temps de travail à la maison. Comment expliquer que le travail à domicile s’est intensifié à Bruxelles plus qu’ailleurs en Europe?

Pierre-François Wilmotte: Le travail à domicile s’est développé dans les années septante aux États-Unis, avec l’argument majeur de diminuer la pénibilité de la navette domicile-travail. Or, la culture de l’aménagement du territoire en Belgique a favorisé l’étalement urbain, en encourageant les gens à vivre en dehors des villes.

Constance Uyttebrouck: En outre, au début du XXe siècle, avec le développement des chemins de fer, on a commencé à payer aux employés des tickets de train pour réaliser les trajets entre leur maison et le travail. Il y a cette tradition de longue date en Belgique de faire de la navette pour aller travailler. La possibilité de s’épargner cette contrainte a dès lors été bien accueillie.

Pierre-François Wilmotte: D’autant que l’on compte en Belgique 17% des professions de direction et de professions intellectuelles qui doivent effectuer plus de 60 minutes de trajet pour se rendre sur leur lieu de travail. Les managers font donc partie des navetteurs. Ils sont les premiers à bénéficier du travail à domicile et sont donc certainement plus enclins à l’autoriser chez leurs employés.

AÉ: Quel est le profil type du travailleur à domicile?

P-FW: Le travailleur à domicile intensif post-crise sanitaire est généralement actif dans les professions de bureau, travaille dans de grandes organisations, plutôt en tant que salarié. Il est diplômé du supérieur court ou long, son poste de travail est situé à Bruxelles et il effectue une plus longue navette que les autres. Typiquement, ce sont les grosses administrations, les grands sièges d’entreprises du quartier Nord qui ont massivement mis en place le travail à domicile intensif. Mais il y a cette dualité avec un autre profil, celui de l’indépendant travaillant dans de petites structures et les freelances qui travaillent selon les besoins à domicile.

Pierre-François Wilmotte, expert au sein de l’IBSA

AÉ: Vous distinguez d’ailleurs dans votre étude télétravail et travail à domicile. 

P-FW: Si la crise sanitaire a véhiculé cette image du télétravailleur à domicile, il existait des travailleurs à domicile avant la crise sanitaire, et ce, depuis bien longtemps. Ce sont par exemple les indépendants et les enseignants qui travaillent de chez eux indépendamment des outils informatiques.

CU: On a tendance à l’oublier mais la définition du télétravail, c’est un travail qui est réalisé à distance au moyen des technologies de l’information et de la communication. Et certains répondants ne pensent pas nécessairement à ce recours aux technologies et ont tendance à assimiler le télétravail au travail à domicile alors qu’un artisan peut très bien faire du travail à domicile sans avoir recours aux technologies de communication.

AÉ: Peut-on dire que le travail à domicile soit devenu une pratique de privilégié?

CU: Étant donné les niveaux d’éducation et les professions concernées, j’aurais tendance à dire oui. Même s’il faut bien évidemment veiller à ne pas tomber dans la caricature. Ce ne sont pas que les ultra-riches et personnes haut placées qui travaillent depuis la maison. Mais il est évident que toutes les personnes qui ont des métiers dits «essentiels», qui travaillent dans le secteur du soin ou de la distribution par exemple, doivent être sur le terrain en permanence. Ils ne bénéficieront jamais du confort de pouvoir travailler de chez eux.

P-FW: Ces inégalités sociales sont d’autant plus fortes à Bruxelles par rapport au reste de la Belgique, dès lors que la capitale concentre à la fois les grandes organisations qui pratiquent massivement le travail à domicile et beaucoup d’emplois précaires, comme les services à la personne, qui ne le peuvent pas. Cela dit, on note une forte progression du travail à domicile dans les professions intermédiaires et administratives, des professions de bureau qui ne sont ni des professions de direction ni les professions intellectuelles.

Ces inégalités sociales sont d’autant plus fortes à Bruxelles par rapport au reste de la Belgique, dès lors que la capitale concentre à la fois les grandes organisations qui pratiquent massivement le travail à domicile et beaucoup d’emplois précaires, comme les services à la personne, qui ne le peuvent pas.

Pierre-François Wilmotte

CU: Il faut aussi rajouter que le travail à domicile ouvre des perspectives pour les travailleurs qui peuvent chercher un emploi dans un rayon géographique plus grand, tout comme l’employeur qui a moins de réticences à engager quelqu’un qui habite loin.

Constance Uyttebrouck, chercheuse à l’Institut de recherche socio-économique au Luxembourg

AÉ: L’intensification du télétravail annonce-t-elle la mort du bureau?

P-FW: Sans doute qu’il faudra revaloriser le temps passé au bureau quand le travailleur s’y rend. Les entreprises vont devoir réfléchir à la qualité des lieux dans lesquels elles s’installeront; ce qui implique l’accès à des services et des infrastructures, comme des transports en commun, des parcs, des magasins, des crèches, des salles de sport, etc. On le voit déjà à Londres par exemple, des entreprises déménagent vers des lieux plus centraux et plus attrayants.

On a tendance à l’oublier mais la définition du télétravail, c’est un travail qui est réalisé à distance au moyen des technologies de l’information et de la communication. Et certains répondants ne pensent pas nécessairement à ce recours aux technologies et ont tendance à assimiler le télétravail au travail à domicile alors qu’un artisan peut très bien faire du travail à domicile sans avoir recours aux technologies de communication.

Constance Uyttebrouck

CU: L’intensification du travail à domicile pose aussi des enjeux sociaux liés au logement. Il y a à Bruxelles une proportion beaucoup plus élevée de logements locatifs que dans le reste du pays. Et on ne bénéficie pas de la même marge de manœuvre pour aménager son espace quand on est locataire que quand on est propriétaire de son logement. On entend beaucoup de gens dire qu’ils travaillent sur un coin de table de la salle à manger, mais s’ils doivent le faire trois jours par semaine au lieu d’un seul, ça influe sur la qualité de vie. D’autant que les acteurs de l’immobilier ne semblent pas avoir l’intention d’adapter les habitations à cette réalité. Leurs arguments sont que le prix au mètre carré est déjà trop cher et que c’est déjà compliqué de faire des logements abordables. Certains projets immobiliers prévoient des espaces de coworking au rez-de-chaussée, des espaces payants naturellement… Il sera intéressant de voir comment l’offre du neuf va s’adapter.

Émilie Pommereau

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