Alter Échosr
Regard critique · Justice sociale

Enquête

La roue de l’infortune

Travailler pour une plateforme de livraison entraîne des risques quotidiens pour sa santé. Alors que les législateurs se révèlent incapables de réglementer le secteur et son modèle d’emploi basé sur la fausse indépendance et des assurances défaillantes, les travailleurs de Deliveroo ou Uber Eats restent livrés à eux-mêmes. Le tout pour un salaire de misère.

Piero Valmassoi 30-01-2024 Alter Échos n° 515
(c) Nathan Vagnoni - CC0 1.0 Universal

Nous sommes l’après-midi du 2 février 2023, les livreurs des plateformes Uber Eats, Deliveroo, Takeaway ainsi que leurs représentants sont réunis à la Maison des livreurs de Bruxelles. Ce lieu a ouvert quelques mois plus tôt pour leur offrir un endroit chaleureux où se reposer, se rencontrer, s’organiser et obtenir un soutien juridique afin d’affronter leurs problèmes quotidiens.

L’atmosphère est joyeuse: le Parlement européen vient d’approuver une position ambitieuse sur la directive relative aux travailleurs de plateformes, qui vise à assurer des conditions dignes aux personnes travaillant via une plateforme digitale. L’élément principal du texte du Parlement est la présomption générale de salariat, une des revendications de la Maison des livreurs: un travailleur dont l’emploi est contrôlé par une plateforme sera désormais présumé salarié, un avantage non négligeable en termes de droits sociaux et de salaire.

Cela aurait pu être un jour de fête, mais quelques heures plus tard, une information choquante parvient aux livreurs. Un collègue qui travaille pour Uber Eats, Sultan Zadran, lutte pour la vie après avoir été percuté par un FlixBus près de la gare du Nord de Bruxelles. Son décès sera confirmé le lendemain matin.

Sultan était un Afghan, père de cinq enfants. Sa famille vit dans un camp de réfugiés au Pakistan et dépendait de l’argent qu’il leur envoyait.

Les jours suivants sont marqués par la consternation dans la communauté des coursiers bruxellois: des échanges animés ont lieu dans les fils de discussion Whatsapp, une collecte de fonds pour la famille est organisée en ligne, une commémoration est organisée le 6 février sur le lieu de l’accident.

La mort de Sultan est le premier décès d’un livreur de plateforme en Belgique. Il est pourtant symptomatique des problèmes plus généraux de sécurité dans le secteur de la livraison.

Travailler à tout prix

Selon les chiffres du syndicat ACV-CSC United Freelancers, lancé en 2019 par la CSC pour défendre les intérêts des travailleurs autonomes, 85% des livreurs en Belgique travaillent pour Uber Eats et Deliveroo en tant que «partenaires indépendants» sous le régime fiscal peer-to-peer (P2P). Takeaway, une autre plateforme, est la seule à engager les livreurs comme salariés, mais sa part de marché et ses effectifs sont minimes par rapport à ceux des deux leaders du marché que sont Uber Eats et Deliveroo.

Le régime P2P vise à réglementer les services occasionnels fournis entre particuliers. Comme les prestations relevant de ce régime ne sont pas considérées comme du travail, les livreurs n’ont pas accès au droit du travail ni à la sécurité sociale (congés payés, congés maladie, couverture pour les accidents de travail, accès aux allocations de chômage). Les revenus annuels provenant de ces prestations étaient plafonnés à 7.170 € brut en 2023, aucune déclaration fiscale n’est requise et aucune cotisation sociale n’est générée. Les nombreux livreurs qui dépassent ce plafond sont obligés de devenir indépendants avec TVA s’ils veulent continuer à travailler. Une option qui n’est pas envisageable pour la majorité des livreurs, affirme Martin Willems, responsable national de United Freelancers, puisqu’«il faut gagner au moins 2.000 euros pour être rentable comme indépendant», un montant loin du revenu mensuel obtenu par la plupart des livreurs. La stratégie adoptée par les livreurs pour éviter ce scénario est de travailler avec le compte d’une autre personne, une pratique interdite par les plateformes.

Le modèle d’emploi utilisé par Uber Eats et Deliveroo, basé sur le régime P2P, comporte-t-il des risques pour les coursiers? Pour Jean Bernard Robillard, un ancien livreur chez Deliveroo et ancien porte-parole du Collectif des coursiers Bruxelles, né en 2016 avec l’objectif de représenter et mobiliser les livreurs de plateformes, c’est bien le cas. «Les facteurs qui rendent ce travail si dangereux sont dus à 90% au modèle d’emploi des plateformes et à 10% au manque d’infrastructures cyclables sûres.»

Les livreurs travaillant en P2P pour Uber Eats et Deliveroo ne sont pas payés à l’heure, mais à la tâche, avec un tarif fixe par livraison, quelle que soit la distance, qui à Bruxelles s’élève à 4,42 € net. Abdel, un livreur Uber Eats travaillant au moins huit heures par jour tous les jours de la semaine, s’insurge: «Tout cela pour quoi? 300 € par semaine. Ce n’est rien du tout, tu payes tes courses, l’abonnement du téléphone, la location du vélo électrique, et il reste que dalle.» «Il y a des livreurs qui travaillent 70 à 80 heures par semaine pour vivre d’un salaire aussi bas, car le temps d’attente entre les livraisons n’est pas rémunéré», analyse Camille Peeters du Collectif des coursiers Bruxelles.

Travailler pendant de longues heures signifie que les livreurs sont dans la rue en tout temps, en particulier pendant les périodes de forte demande, comme le soir et la nuit. Cela entraîne une fatigue mentale et physique. Quatre des cinq accidents que Jean Bernard Robillard a subis lors de livraisons se sont produits vers la fin de son «shift».

«Même avec une veste fluorescente et trois lampes puissantes, la visibilité est faible, les conducteurs de voitures ne sont pas toujours prudents et sont parfois ivres, explique-t-il. J’ai toujours été respectueux du Code de la route, mais après des périodes de travail de dix heures tout peut arriver.»

Deuxièmement, aucun équipement de sécurité n’est fourni par les plateformes. Le site de Deliveroo indique que les livreurs doivent être équipés d’une veste réfléchissante, d’un support de téléphone et d’un casque. Mais l’entreprise ne fournit pas ce matériel aux livreurs, sauf si ceux-ci se décident à l’acheter sur son site.

Sébastien, un livreur Uber Eats, explique que, lorsqu’il se connecte à l’application, quelques cases doivent parfois être cochées: «Portez-vous un casque? Des gants? Vos lumières fonctionnent-elles bien?» Mais il n’y a pas de réelle vérification: «Il suffit de mentir et on est prêt à partir», explique-t-il.

«J’ai toujours été respectueux du Code de la route, mais après des périodes de travail de dix heures tout peut arriver.»

Jean Bernard Robillard, un ancien livreur chez Deliveroo

En outre, aucune formation sur les pratiques de sécurité routière ou les règles de circulation n’est fournie pour les nouveaux livreurs.

Enfin, les plateformes incitent les livreurs à travailler dans des conditions météo extrêmes lorsque la demande est forte. Uber Eats envoie des notifications encourageant à se connecter et à livrer en cas de mauvais temps. En juillet 2021, alors que de graves inondations touchaient la Belgique, Uber Eats envoyait un message aux livreurs: «Augmentez vos revenus, sortez livrer.»

Sébastien admet qu’il a travaillé pendant ces journées, lorsque les tunnels et les parcs étaient fermés, mais, «maintenant, je le regrette, je ne le referais pas».

Tout au plus les livreurs reçoivent-ils parfois des messages les incitant à faire attention en cas de fortes pluies, de neige ou de verglas dans les rues, mais leur application reste utilisable.

Enfin, le fonctionnement des applications de Deliveroo et d’Uber Eats est source de distraction. Le caractéristique «tululu tululu» retentit à l’improviste proposant de nouvelles livraisons, ne laissant que 15 secondes pour accepter ou refuser. «On devrait s’arrêter sur le bord de la route, mais on ne veut pas manquer des livraisons intéressantes. Alors j’avoue que je ne le fais pas toujours, dit Sébastien. On peut payer cher ces moments de distraction.»

Farhat, livreur d’Uber Eats, raconte qu’il est tombé de son vélo et s’est cassé la clavicule, après avoir vérifié une notification. Un accident qui l’a empêché de livrer pendant près d’un an.

Tous ces facteurs poussent les livreurs à rouler vite et effectuer de longues heures de travail, surtout quand la livraison constitue leur source principale de revenus. Abdel a eu deux accidents ces deux dernières années. Même blessé, la pression l’a poussé à remonter sur son vélo et terminer les livraisons.

Le site de Deliveroo indique que les livreurs doivent être équipés d’une veste réfléchissante, d’un support de téléphone et d’un casque. Mais l’entreprise ne fournit pas ce matériel aux livreurs, sauf si ceux-ci se décident à l’acheter sur son site.

Après une collision avec une voiture lors d’une livraison, Sébastien a dû être transporté à l’hôpital en ambulance. Son téléphone s’est alors mis à sonner sans arrêt. Encore sous le choc, il finit par décrocher: c’était le personnel d’Uber Eats, qui ne s’inquiétait pas de son état de santé, mais qui demandait d’annuler la livraison sur l’application.

Alter Échos a interrogé Uber Eats et Deliveroo sur le lien entre leur modèle d’emploi, basé sur le paiement à la tâche et l’absence de toute protection sociale, et les risques sur la route pour les livreurs. Uber Eats, qui n’a accepté que des échanges par courriel, n’a pas fourni de commentaires à ce propos. Deliveroo n’a pas répondu à la demande d’interview.

Alors que les plateformes affirment sur leurs sites internet que la sécurité des livreurs est leur priorité, les expériences de Sébastien, Abdel, Farhat et Jean Bernard racontent donc une tout autre histoire.

Rouler dans la jungle bruxelloise

Sultan Zadran a été renversé par un Flixbus sur le boulevard Albert II, près de la gare du Nord. Les bus de la compagnie se garent encore régulièrement sur la piste cyclable du boulevard, comme le dénonce Heroes for Zero, une asbl qui s’occupe de sécurité routière et lutte pour un objectif de zéro mort et zéro blessé grave sur la route.

Ce n’est qu’un exemple du manque d’infrastructures cyclables sûres à Bruxelles, qui est un autre facteur de risque selon les livreurs. «Bruxelles n’est pas encore adaptée aux besoins des deux-roues», estime Sébastien.

Les revendications du Gracq (Groupe de recherche et d’action des cyclistes quotidiens) en termes d’infrastructures cyclables et de redistribution de l’espace routier pourraient également profiter aux livreurs si elles étaient rencontrées. Pour Florine Cuignet, chargée de la politique bruxelloise au Gracq, «on manque encore d’infrastructures cyclables séparées sur une série de grands axes et on constate que pour les politiciens il est encore très compliqué de toucher à la place de la voiture».

Le parti DéFi a appelé à l’obligation du port du casque pour les livreurs, mais Florine Cuignet est sceptique: «L’adaptation de l’infrastructure et le port obligatoire du casque ne suffiront pas si le modèle d’emploi des plateformes ne change pas. Donner aux livreurs un salaire résoudrait pas mal des questions.» Elle mentionne aussi que «la sécurité routière n’est pas seulement une question d’infrastructure, la perception personnelle d’être en sécurité sur un vélo est tout aussi importante». Plusieurs livreurs ont eu du mal à remonter sur leur vélo après leurs accidents, car leur perception du danger avait radicalement changé. Les deux accidents d’Abdel ont été causés par une ouverture de portière et une personne imprudente en trottinette. «Aujourd’hui, j’ai une vraie phobie des trottinettes», explique-t-il.

Un autre facteur qui contribue à la perception du risque des livreurs est l’attitude des conducteurs. «Rouler à vélo sur la voie partagée avec les taxis et les bus est difficile parce qu’ils se collent juste derrière, explique Abdel. Souvent, je m’arrête et je les laisse passer. Je comprends que ce sont des gens comme nous qui travaillent toute la journée sur la route, mais ce sont des comportements très dangereux.»

Des assurances pas vraiment rassurantes

Les chiffres de la coopérative de travailleurs SMart montrent qu’en 2017 – à l’époque où les coursiers étaient embauchés via une convention entre la coopérative et les plateformes –, ceux-ci avaient une probabilité 15 fois plus élevée que les autres travailleurs de SMart d’avoir un accident de travail. Ces données, unies aux témoignages de terrain, soulignent l’extrême fragilité des livreurs. Mais que se passe-t-il lorsqu’ils essaient d’obtenir une indemnisation après un accident?

Fin octobre 2023, le parquet bruxellois a classé sans suite le dossier concernant le décès de Sultan Zadran, ne poursuivant ni Flixbus, ni son chauffeur, ni Uber Eats. Haroon Munir Ud Din, proche de Sultan, a déclaré après la décision judiciaire que la famille de Sultan n’avait pas encore reçu la compensation annoncée par Uber Eats en février. Interrogé par Alter Échos à ce propos, Uber Eats affirme collaborer «avec les parties concernées pour finaliser le paiement de l’aide financière dans les plus brefs délais».

Cette indemnisation, redéfinie comme une «aide financière», suggère qu’il s’agirait d’un geste volontaire de la part de la plateforme, plutôt qu’une activation de l’assurance. Malgré nos questions, Uber n’a pas souhaité fournir plus de détails à ce sujet.

Le régime P2P, qui a encadré la grande majorité des livreurs jusqu’à présent, ne prévoit aucune couverture d’assurance pour les travailleurs. Actuellement, Deliveroo et Uber Eats fournissent aux livreurs sous régime P2P des polices d’assurance privées et gratuites. Uber Eats déclare que son assurance est «un filet de sécurité important contre les risques tels que les accidents du travail», mais les livreurs et leurs représentants affirment qu’il est quasiment impossible d’obtenir une indemnisation.

Après une collision avec une voiture lors d’une livraison, Sébastien a dû être transporté à l’hôpital en ambulance. Son téléphone s’est alors mis à sonner sans arrêt. Encore sous le choc, il finit par décrocher: c’était le personnel d’Uber Eats, qui ne s’inquiétait pas de son état de santé, mais qui demandait d’annuler la livraison sur l’application.

«La Maison des livreurs et United Freelancers ont soutenu plusieurs livreurs dans leurs demandes d’indemnisation, mais personne n’a réussi à être dédommagé», explique Martin Willems. Ces régimes d’assurance fonctionnent effectivement d’une manière totalement différente de ceux garantis aux salariés. Les accidents des salariés sont présumés être liés à l’exécution du travail, et c’est à l’assureur de prouver le contraire. À l’inverse, dans les assurances d’Uber Eats et de Deliveroo, la charge de la preuve incombe totalement au livreur.

De plus, toute la procédure se déroule sans contact humain via des formulaires en ligne ou des courriels. Ces compagnies d’assurance sont souvent situées à l’étranger, et la langue peut être une barrière supplémentaire.

Farhat, qui a essayé d’activer l’assurance d’Uber Eats, a été exaspéré par le processus. «Formellement, nous sommes couverts par une assurance, mais cela reste un protocole écrit sur le site web: il y a beaucoup d’accidents et tous les livreurs que je connais n’ont jamais été indemnisés. Soit ils ne déclarent pas l’accident, soit ils abandonnent les démarches car c’est trop difficile.» «Après mon accident, j’ai fourni toutes les informations et les documents demandés, j’ai tout envoyé à une adresse e-mail anglaise, mais je n’ai jamais reçu de réponse, enchaîne-t-il. J’ai été choqué.»

Uber Eats affirme que, «ces dernières années, des coursiers ont reçu des indemnités par le biais de ce programme d’assurance». Pour les travailleurs qui arriveraient à accéder à l’assurance, l’indemnisation est sans commune mesure avec celle garantie aux travailleurs salariés. Alors que l’assurance-loi couvre tous les frais médicaux et que 90% du salaire est maintenu pendant la période d’incapacité, celles des plateformes ne prévoient que des montants forfaitaires, jusqu’à 50.000 euros pour l’invalidité totale ou le décès. Le syndicat United Freelancers a calculé qu’en cas d’invalidité permanente, ce montant peut même être 40 fois inférieur à celui garanti dans le même cas aux travailleurs salariés.

Le législateur à la rescousse?

Le décès de Sultan Zadran est le seul accident mortel d’un livreur à Bruxelles jusqu’à présent. Si rien ne change, il est malheureusement probable qu’il ne soit pas le dernier. Plusieurs dossiers sont aujourd’hui cependant susceptibles de faire bouger les lignes.

Au niveau belge, une loi fédérale est entrée en vigueur en janvier 2023. Elle était censée établir une présomption de salariat et donc garantir l’accès de tous les travailleurs de plateformes à l’assurance accident du travail. Mais un an après son introduction, aucun travailleur n’a été requalifié et aucun n’a bénéficié d’une indemnisation accident dans le cadre de la loi. Interrogé par Alter Échos à propos de l’inefficacité de cette loi, M. Gillard, porte-parole du ministre fédéral du Travail Pierre-Yves Dermagne (PS), reste vague en déclarant que «il est trop tôt pour en tirer des enseignements». Les critères de présomption de salariat prévus par la loi semblent rester ouverts à interprétation, ce qui permet aux plateformes de livraison de remettre en cause son application. Ainsi, fin 2022, Deliveroo communiquait dans une lettre à United Freelancers que la compagnie est «convaincue que sur la base de [la loi] le statut de salarié ne peut être présumé dans le cas des coursiers utilisant notre plateforme».

«La Maison des livreurs et United Freelancers ont soutenu plusieurs livreurs dans leurs demandes d’indemnisation, mais personne n’a réussi à être dédommagé.»

Martin Willems, responsable national d’AACV-CSC United Freelancers

Autre dossier belge: en 2019, l’utilisation du régime P2P par Deliveroo a fait l’objet d’une action légale menée par l’auditorat de travail afin d’interdire son application aux livreurs et de reconnaître le lien de subordination – et donc de salariat – entre Deliveroo et 28 coursiers soutenus par la CSC, la FGTB et le Collectif des coursiers Bruxelles. Après quatre ans de procès, le 22 décembre dernier, la cour du travail de Bruxelles a décidé en appel que la plateforme n’est pas dans les conditions légales pour appliquer à ses livreurs le régime P2P et que ceux-ci doivent être déclarés comme des travailleurs salariés. Ce jugement reconnaît que le modèle d’emploi adopté jusqu’à présent par les deux principales plateformes de livraison de repas, Uber Eats et Deliveroo, est celui d’un faux travail indépendant. Pour Nicolas Gillard, une des implications pratiques de ce jugement est que les livreurs bénéficieront de l’assurance obligatoire encadrée par la loi sur les accidents du travail. La plateforme devra leur payer les cotisations sociales et leur donner les droits sociaux garantis à tous les autres travailleurs, comme le droit aux congés payés, à leur salaire en cas de maladie et à la négociation collective. M. Gillard signale aussi que l’arrêt devra être respecté par toutes les plateformes et que les services d’inspection et administrations compétentes devront y veiller. Ce scénario représente une menace quasi existentielle pour Uber Eats et Deliveroo en Belgique. La décision de la cour du travail de Bruxelles ne s’applique certes qu’aux 28 coursiers concernés, mais elle pourrait constituer une porte ouverte à d’autres actions de ce type, même si celles-ci prennent en général beaucoup de temps. Elle pourrait également permettre à d’autres livreurs de demander une régularisation rétroactive de leur situation. Deliveroo a déjà annoncé son intention de former un pourvoi en cassation. Un pourvoi qui ne devrait pas, d’après Nicolas Gillard, suspendre «l’exécution de la décision de justice qui devra donc être appliquée immédiatement».

Au niveau européen, à l’écriture de ces lignes, la directive européenne sur le travail de plateformes n’a pas encore été approuvée. Un accord provisoire entre le Parlement européen, la Commission et le Conseil de l’Union européenne avait été trouvé le 13 décembre 2023. Il devait instaurer un processus de possible requalification des travailleurs indépendants en salariés sur la base d’une liste d’indicateurs. Dix jours plus tard, le 22 décembre, une dizaine d’États membres au sein du Conseil de l’UE (qui regroupe les ministres concernés des États membres), France en tête, ont cependant bloqué le compromis, jugeant que le texte final s’éloignait trop de la position du Conseil. Selon le ministre du Travail français Olivier Dussopt, le déclenchement de la présomption de salariat prévue par l’accord se serait traduit «en requalifications massives des travailleurs de plateformes, y compris des travailleurs indépendants qui tiennent à leur statut». Cette déclaration reflète le soutien du gouvernement français au statut d’indépendant pour les travailleurs de plateformes et son alignement sur les intérêts d’Uber, révélé en 2022 par la publication des Uber Files.

Le texte final de la directive sera-t-il en mesure de donner la possibilité aux livreurs d’accéder effectivement à leurs droits? Il reviendra à la présidence belge du Conseil de l’UE d’aboutir à un accord avant la fin de son mandat en juin 2024, mais il existe des doutes légitimes sur cette possibilité, vu la position actuelle du Conseil. Tant que le gouvernement belge et les institutions européennes n’obligeront pas les plateformes à respecter des conditions de travail de base, des livreurs comme Sultan continueront donc littéralement à se tuer à la tâche.

 

LE RÉSUMÉ

• Le modèle d’emploi des plateformes de livraison, s’appuyant sur des « partenaires indépendants », n’est pas sans risque pour la santé de ceux-ci ;
• Payés à la tâche, les coursiers sont enclins à prendre plus de risques alors qu’ils ne sont pas couverts par la sécurité sociale ;
• Quant aux assurances, elles se révèlent souvent inopérantes.

Cet article a reçu le soutien de Journalismfund Europe.

Alter Échos

Pssstt, visiteur, visiteuse du site d'Alter Échos !

Nous sommes heureux que vous soyez si nombreux à nous suivre sur le web. Nous avons fait le choix de mettre en accès gratuit une grande partie de nos contenus, notamment ceux en lien avec le Covid-19, pour le partage, pour l'intérêt qu'ils représentent pour la collectivité, et pour répondre à notre mission d'éducation permanente. Mais produire une information critique de qualité a un coût. Soutenez-nous ! Abonnez-vous ! Et parlez-en autour de vous.
Profitez de notre offre découverte 19€ pour 3 mois (accès web aux contenus/archives en ligne + édition papier)