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Regard critique · Justice sociale

Emploi/formation

Propriétaires de nos salaires ?

L’économiste Bernard Friot a démontré, lors d’une formation de la CEPAG, que le « tout travail mérite salaire » est un piège. Il propose la mutualisation des valeurs ajoutées.

26-10-2012 Alter Échos n° 348

Que se passe-t-il lorsque 60 délégués syndicaux se retrouvent face à un économiste retraité qui leur explique que la phrase « tout travail mérite salaire » est un piège ; et qu’ils sont – que nous sommes tous – intoxiqués par un discours dominant auquel même les syndicats ont fini par souscrire ? Etonnement, curiosité, incompréhension puis, enfin, le doute. Et si c’était vrai ?

En deux jours de formation intensive, organisée par le CEPAG[x]1[/x] dans les locaux bruxellois de la FGTB, Bernard Friot[x]2[/x], inlassable tribun, a patiemment développé le résultat de 40 ans de recherche. Une véritable vision qui se décline au présent, au passé et surtout au futur. Il voit loin, très loin, et s’ancre dans l’histoire des luttes syndicales pour nous faire comprendre ce qu’il y a de subversif aujourd’hui au cœur de nos fiches de paie. Un point de vue non violent qui est tout sauf défensif. Selon lui, le roi est nu et le dire ne suffit pas. Encore faut-il détailler avec précision où sont les leviers d’émancipation, les outils existants qui, une fois amplifiés, nous permettront de sortir du capitalisme, un système qu’il appelle « dictature du temps ».

L’horizon pointé par Friot, c’est la socialisation complète des salaires par le biais d’une cotisation, comme c’est le cas aujourd’hui en Belgique ou en France (et ailleurs) mais seulement en partie. « Allons jusqu’au bout de cette idée géniale arrachée au patronat par nos aïeux », explique-t-il longuement. Cela nous conduirait à l’accès inconditionnel à un salaire à vie pour toutes et tous à partir de 18 ans. Un salaire évoluant en fonction de notre qualification individuelle. Qualification et pas certification, les mots sont importants comme on le verra. Pour comprendre comment une telle hérésie – qui n’a rien à voir avec l’allocation universelle hormis son inconditionnalité – pourrait un jour se transformer en revendication syndicale, il y a un long chemin à parcourir. Il faut d’abord se désensorceler.

Les mots sorciers
Les mots travail et emploi, salaire et pouvoir d’achat ne sont pas équivalents, loin s’en faut. Qu’est-ce que travailler ? Un pensionné crée-t-il de la valeur économique ? Un chômeur travaille-il ? Et un artiste ? Un fonctionnaire ? La salle rit franchement. « J’aime bien le rire qui sanctionne cette question. Elle montre notre aliénation : quelqu’un qui a un salaire à vie… ne travaille pas. Pour travailler, il faut avoir un emploi, pas un salaire à vie. Voici la croyance qu’il faut dépasser. » Pour Friot, le travail aura toujours une valeur anthropologique. C’est la notion d’emploi qu’il faut abolir. Le salaire, conquis par les luttes de la classe ouvrière, n’est ni un pouvoir d’achat, ni la contrepartie d’un travail, c’est la reconnaissance collective d’un pouvoir économique que nous possédons tous, exactement comme nous possédons tous un pouvoir politique, institué par le suffrage universel. « D’ailleurs, le salaire est un mot tabou que nous n’entendons jamais dans la bouche d’un politique, car il a une charge révolutionnaire. Observez comment les actionnaires utilisent la défense de l’emploi pour casser les salaires », remarque Friot. Le pire c’est que « même à gauche, nous avons intégré le discours de nos maîtres. Que faisons-nous lorsque nous réclamons des emplois et du pouvoir d’achat ? L’emploi est l’ennemi du salaire. Le véritable enjeu politique, c’est la maîtrise sur le travail ». L’objectif à poursuivre n’est pas le plein-emploi, une chimère, c’est le plein-salaire.

Pourquoi les « dépenses » de la sécurité sociale se retrouvent-elles dans le PIB ? Parce qu’il ne s’agit pas de dépenses, mais de production intérieure, une production non capitaliste. Un soignant produit de la valeur économique. De même un enseignant, etc. Selon Friot, ce sont des évidences aujourd’hui occultées et néanmoins comptables : « La moitié du PIB est actuellement produite contre la logique capitaliste. Pourtant, la classe dirigeante réussit à nous faire croire qu’il s’agit d’une dépense ponctionnée sur la valeur capitaliste pour financer la solidarité. Le discours de la solidarité, la logique de la redistribution est paradoxalement un discours capitaliste. Taxer le capital, c’est le légitimer. Ce n’est pas une augmentation de l’impôt qu’il faut imposer, c’est une augmentation de la cotisation. C’est radicalement différent ». L’auditoire est intrigué. Les questions fusent. De là à ce que chacun(e) opère en lui ce déplacement du regard auquel Friot nous invite, il n’y a qu’un pas.

S’appuyer sur un « déjà-là »
En sous-groupes, les délégués ont exprimé l’enthousiasme que réveille cette vision et le désarroi qu’elle suscite : « Que vais-je faire lors de ma prochaine négociation salariale, maintenant que j’ai compris qu’obtenir plus d’épargne-pension, c’est en réalité se faire avoir ? » Que le temps soit devenu l’unique mesure de la valeur et notre joug, tous le ressentent. Cette nécessité de la vitesse, du rendement, c’est du vécu. C’est là que la théorie rencontre la pratique. Que le capitalisme ait pu être un progrès dans l’histoire est plus troublant. Tout cela est une affaire de luttes, de rapports de force, personne n’en doute. Reste à construire une revendication intelligente qui s’appuie sur l’existant, le « déjà-là émancipateur » comme dit Friot.

C’est finalement l’analyse détaillée, une « lecture libératrice » d’une fiche de paie qui emporte l’adhésion de l’auditoire. Friot, ancien prof, passe au tableau et sort des chiffres : « Dans le salaire total d’un travailleur du privé, une partie seulement est produite par son travail. Le reste, ce qui va à l’impôt et aux cotisations sociales, n’est pas produit par lui et ne lui appartient pas. Cette partie du salaire, inclus dans le prix des marchandises, est la reconnaissance du travail des fonctionnaires, soignants, enseignants, etc. Par contre ce qui lui est ponctionné et qui n’apparaît pas sur la fiche c’est le profit que son travail génère. Pour chaque salaire net de 1 800 euros versé à un travailleur du privé, il y a quelque part un propriétaire (pas forcément l’employeur, ce peut être un actionnaire ou un prêteur) qui touche 2 300 euros de profit. » Là se situe le nerf de la guerre. Là est selon lui l’extorsion de valeur générée par le travail, pas dans la cotisation.

Le temps, c’est du désir
L’idée clé de Friot revient à dire que nous sommes propriétaires de nos salaires générés par notre travail (et qu’il faut combattre la propriété lucrative, celle qui permet de tirer profit d’un patrimoine). C’est nous qui sommes qualifiés, pas notre poste de travail comme actuellement. Autrement dit, quand on est licencié d’une entreprise, on devrait partir avec notre salaire. C’est ça son idée de salaire à vie. On jette l’emploi et on garde le travail. Fin du chômage et fin du marché du travail ! Quant au financement de ce système, il passera selon lui par une mutualisation des valeurs ajoutées, pas par une taxation des profits. Les entrepreneurs cotiseront (plus qu’aujourd’hui), ils n’auront plus à payer les salariés – ce sera le rôle de l’Etat –, mais ils perdront l’arme du temps. Place au désir et à la liberté d’entreprendre, de s’associer, de commercer, d’inventer, de créer… de travailler. Il y a de quoi rêver.

1. Cepag : Mouvement d’Education Permanente proche de la FGTB wallonne, la FGTB Bruxelles en est membre effectif. Cette formation, du 10 et 11 octobre derniers, était ouverte à tous, comme la plupart des formations organisées par le CEPAG. Site : http://www.cepag.be/
2. « L’enjeu du Salaire », Bernard Friot, éd. La dispute, 2012. Voir aussi le site : http://www.reseau-salariat.info ou réécouter l’émission radio « Là-bas si j’y suis », France Inter, 02/04/2012

Sandrine Warsztacki

Sandrine Warsztacki

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