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Regard critique · Justice sociale

Logement

Bureaux vacants, pénurie de logements abordables: l’équation difficile

Alors que la demande en bureaux diminue, que les bureaux vides pullulent, on continue pourtant d’en construire de neufs, tout en poursuivant des démolitions injustifiées. Les conversions en logement se développent, mais en logements qui ne sont pas toujours abordables… Quelle est la logique du marché immobilier dans la capitale?

© Flickrcc Dominic Wade Photography

Un peu plus de 12 millions. C’est le stock de bureaux comptabilisés à Bruxelles1, ce qui la place au rang de la deuxième ville européenne avec la plus forte densité de mètres carrés de bureaux par habitant après Zurich. Une construction massive qui a débuté après la Seconde Guerre mondiale dans une période d’intense tertiarisation et qui répond à une forte demande liée à la présence d’instances internationales (Commission européenne, OTAN, lobbies, etc.), mais aussi à la complexe administration publique fédérale et régionale belge. Lucien Kahane, expert en développement territorial et immobilier chez IDEA Consult, a rédigé une analyse sur l’effet du Covid sur le marché belge des bureaux2. Il explique comment le marché de l’immobilier de bureau s’est financiarisé. «Rapidement ce secteur est devenu un marché, un business basé sur le droit de la propriété, avec tout un éco qui s’est spécialisé dans ce domaine: les promoteurs, les investisseurs, des fonds avec des statuts particuliers cotés en bourse comme Cofinimmo, Befimmo, etc.». Bruxelles a donc produit des bureaux à outrance, faisant ainsi le beurre des promoteurs, mais créant par la même occasion un vide. Sept pour cent des bureaux à Bruxelles sont aujourd’hui inoccupés, selon l’Observatoire des bureaux créé en 2007 par Perspective.brussels (le centre d’expertise de la Région en matière de développement territorial).

La vacance, un phénomène accéléré par la pandémie

Si en 2020 on comptabilisait donc quelque 978.424 m2 de vacance, ce chiffre serait sous-estimé, puisqu’il ne prend en compte que le vide commercialisé, c’est-à-dire les bureaux vides mis sur le marché, et ne comptabilise pas tous ceux qui ne sont ni à louer ni à vendre ou en attente de permis. Toujours est-il que cette vacance n’est pas récente. «Elle a atteint son pic il y a 10 ans, lorsque, à partir de la crise économique de 2008, les entreprises avaient déjà commencé à réduire et rationaliser leurs surfaces pour faire des économies», rappelle Lucien Kahane. Mais il manque encore des chiffres concernant la durée de cette vacance. Outre les délais de permis d’urbanisme qui sont extrêmement longs, Jean-Michel Bleus, chargé de mission à l’ARAU (Atelier de recherche et d’action urbaines) avance une autre explication à ce vide. «Il y a une spéculation qui attend en fonction de la fluctuation des valeurs foncières (la valeur que prend le terrain dans le temps, NDLR) mais aussi en fonction de la modification du cadre réglementaire. Il y a des règles sur la hauteur des bâtiments et la ville octroie parfois des dérogations pour permettre la construction d’une tour. Certains promoteurs attendent donc de saisir cette opportunité qui rend leur projet plus rentable s’il comporte 10 étages plutôt que cinq.» La crise sanitaire survenue en 2020 et la généralisation du télétravail n’ont fait qu’accélérer et accentuer la chute de la demande en bureau. «Le taux de vacance, qui doit être nuancé selon les projets dans les pipelines, risque donc encore d’augmenter les prochaines années», prévoit Lucien Kahane. En effet, la Commission européenne a par exemple annoncé vouloir se séparer d’une superficie de près de 200.000 mètres carrés de bureaux. Mais, phénomène étrange: on continue de construire des bureaux neufs, puisqu’on dénombre 415,202 m2 de permis octroyés dans ce secteur entre 2018 et 2020.

«Le taux de vacance, qui doit être nuancé selon les projets dans les pipelines, risque donc encore d’augmenter les prochaines années.» Lucien Kahane, expert en développement territorial et immobilier chez IDEA Consult

Logique de démolition/construction

Des espaces ouverts «flex desk», d’autres dédiés aux rencontres pour faire des réunions, des coins plus cocooning pour téléphoner en toute intimité, des rooftops (toits-terrasses) pour s’aérer et organiser des apéros teambuilding… Le tout dans un bâtiment basse énergie, avec une ventilation à double flux qui assure un air sain pour travailler. Le «new way of working» fait vendre du bureau neuf. Sarah De Laet, géographe, a créé une conférence gesticulée3 pour sensibiliser l’opinion publique sur ce que font la promotion et la spéculation immobilière au logement à Bruxelles.

Selon elle, «on a créé une mode des bureaux qui devient un prétexte pour renouveler sans cesse son offre toujours plus ‘smart’ et ‘sexy’ et donc justifier la construction du neuf». Les entreprises, même si elles réduisent leurs superficies, préfèrent donc déménager dans des immeubles flambant neufs. Et comme le marché bruxellois est déjà saturé en bureaux, cette nouvelle construction passe par des opérations de démolition-construction. Claire Scohier, d’Inter-Environnement Bruxelles, qui a beaucoup écrit sur l’influence des promoteurs sur la ville de Bruxelles, souligne aussi l’influence d’une architecture de bureaux qui s’est spécialisée dans les années 80. «Elle est devenue moins convertible et se dégrade plus rapidement, et c’est à l’avantage des promoteurs puisque cela justifie cette machine permanente de la démolition-construction.» Il est d’ailleurs frappant de voir la part, dans la démolition, que représentent les immeubles de bureaux datant des années 1990 (17%) et même des années 2000 (9%), signes d’une obsolescence accélérée des immeubles.

Autre argument pour justifier de tout casser: la mixité fonctionnelle qui nécessite des aménagements complexes pour que les bâtiments abritent différentes fonctions. On ne construit désormais plus des quartiers uniquement de bureaux, mais on essaie de les mélanger avec des commerces, des hôtels et autres activités. L’ARAU dénonce l’hypocrisie derrière ces projets vantant la création de logements. «Au nom de cette mixité fonctionnelle, on justifie la démolition-reconstruction souvent pour refaire finalement du bureau en y intégrant des hôtels, des apparts-hôtels, des logements étudiants, qui ne sont pas destinés à ceux qui ont le plus besoin de se loger, c’est-à-dire aux Bruxellois dont une partie est pauvre.»

«On a créé une mode des bureaux qui devient un prétexte pour renouveler sans cesse son offre toujours plus ‘smart’ et ‘sexy’ et donc justifier la construction du neuf.» Sarah De Laet, géographe

Bureaux convertis ou détruits pour faire du logement: même problème

Que fait-on alors des bureaux qui restent vides? Leur conversion en logements, tendance amorcée il y a quelques années, se confirme: de la production nette de logements4 en 2018 et 2019. Une politique encouragée par les pouvoirs publics qui exonère de charges urbanistiques et baisse la TVA à 6% pour les projets incluant du logement qu’il s’agisse de construction ou de conversion.

«Le marché immobilier du bureau est en plein tournant et les effets de la pandémie avec la généralisation du télétravail ne font que commencer. La promotion immobilière et l’investissement immobilier sont donc occupés à switcher du bureau vers le résidentiel, devenu plus rentable», analyse Sarah De Laet. Pour preuve, Lucien Kahane note qu’avant, les logements en location appartenaient souvent à des petits propriétaires, et que de plus en plus ce sont des fonds, des investisseurs institutionnalisés ou des sociétés, «ce qui contribue à la vision de l’immobilier comme un marché».

Problème: si les conversions concernent en majorité des immeubles des années 60-70, de meilleure qualité et plus facilement modulables en logement, ce parc immobilier tend à se réduire. Et la conversion des immeubles plus récents est extrêmement coûteuse. Résultat des courses: les promoteurs y font du logement avec des loyers élevés. Construction ou conversion, la création de logements par de grands opérateurs immobiliers a des effets pervers. «À partir du moment où tu décides que c’est OK d’ériger une tour quelque part, tu fais monter les prix de l’immobilier partout autour. Il devient alors difficile d’acquérir un logement ou de construire une école à côté d’une tour Atenor (l’une des plus grandes sociétés belges de promotion immobilière, NDLR), car le terrain autour acquiert une valeur supérieure par la possibilité qu’un jour on y construise aussi des immeubles. C’est ce qu’explique Mathieu Van Criekingen, enseignant-chercheur en géographie et études urbaines dans son livre Contre la gentrification avec l’exemple du bassin de Biestebroeck à Anderlecht. Ce terrain anciennement dévolu aux activités industrielles a été réaffecté pour y autoriser la construction de logements, ce qui a fait monter les prix du foncier. Du coup, les nouveaux promoteurs qui arrivent et achètent du terrain qui vaut plus cher sont obligés de vendre du logement plus cher. Ce qui explique que ce n’est pas nécessairement en créant du logement qu’on fait baisser les prix du logement.»

Mais que fait la ville?

De tous les projets immobiliers résidentiels qui éclosent à Bruxelles, l’Observatoire des bureaux l’écrit noir sur blanc dans son dernier rapport: aucun logement social ne figure parmi les projets de conversion. Il ne représente d’ailleurs que 7% du parc immobilier de la capitale. «Avec 3.000 et 4.000 unités de logements produits par an et une croissance démographique à Bruxelles qui se tasse à un peu moins de 2.000 personnes, il n’y a pas de pénurie de logements. En revanche, il y a peu près 50.000 ménages qui attendent d’avoir un logement social», précise Claire Scohier, d’Inter-Environnement Bruxelles. Il y a donc une pénurie de logements abordables. Marion Alecian, directrice de l’ARAU, résume bien la situation: «Que les promoteurs immobiliers et les investisseurs fassent de l’argent et pas du social, ça se comprend, c’est leur business. Mais, au final, c’est quand même les pouvoirs publics qui octroient les permis d’urbanisme autorisant la construction de ces nouvelles tours de bureaux, d’hôtels et de logements de luxe. Il revient donc de leur responsabilité d’envoyer un message politique clair aux promoteurs. La Région pourrait par exemple exiger un minimum de logements sociaux, comme cela se fait en France par exemple.»

«La diminution de l’attractivité de certains bureaux est un fait, tirons en profit. Nous militons pour s’adapter à l’existant.» Marion Alecian directrice de l’ARAU

Outre les exonérations de charges urbanistiques et la baisse de la TVA octroyées par la Ville pour la création de logements, l’État se départit lui-même de son foncier qu’il pourrait convertir en logements sociaux en le vendant aux riches promoteurs (ancien bâtiment Actiris, Centre Monnaie). Pourquoi? D’une part parce que la Région bruxelloise est sous-financée depuis sa création en 1989, rappelle Claire Scohier: «Il y a donc toujours l’espoir d’attirer des promoteurs et investisseurs, d’être plus attractif. Car les taxes sur les transactions immobilières, les droits d’enregistrement, constituent une bonne partie du budget.» Sarah De Laet va plus loin. «Dans un contexte où les Régions sont de plus en plus autonomes, il y a une sorte de compétition entre les villes qui doivent par ailleurs se financer elles-mêmes. Et une ville qui gagne de l’argent, c’est une ville qui attire des travailleurs hypercompétents, la fameuse ‘classe créative’ – thèse développée par le géographe Richard Florida –, des entreprises innovantes, qui veulent des bureaux et des logements ultra-hypes, avec des rooftops et une vue sur une skyline.»

Construire des ruines intelligentes

Dans cette complexe équation de la vacance des bureaux et de la pénurie de logements abordables, il faut d’une part considérer l’avenir du bureau et la défense d’un logement accessible à tous. Alors certes, il y a bien des projets d’occupation temporaire (Communa, Home for Less, etc.) qui offrent des solutions aux sans-abri, sans-papiers, aux primo-arrivants… mais ils ne produisent pas du logement dans la durée. Marion Alecian, directrice de l’ARAU, voit dans la vacance une grande opportunité pour les architectes. «La diminution de l’attractivité de certains bureaux est un fait, tirons-en profit. Nous militons pour s’adapter à l’existant. Mais c’est un réflexe qui n’est pas encore adopté dans les formations des architectes. Encore aujourd’hui si on suit les cours à La Cambre, il n’y a presque rien sur la rénovation, la restauration, alors qu’on travaille au cœur d’une ville déjà remplie de bâtiments, c’est absurde!» Construire de manière plus durable, des bâtiments flexibles qui peuvent accueillir plusieurs fonctions, serait donc une piste à envisager. Il y a aussi la dimension de la circularité: concevoir des bâtiments où tout serait démontable et réutilisable dans une autre construction.

Lucien Kahane, qui est par ailleurs architecte, cite le bouwmeester flamand Bob Van Reeth: «Il suggère de construire des ‘ruines intelligentes’, c’est-à-dire des bâtiments dont on conserve la structure, mais dont l’intérieur est capable d’être transformé en permanence. Le plus bel exemple dans nos villes, c’est typiquement un bâtiment datant du XVIIIe siècle qui était au départ un hôpital pour enfants, puis qui est devenu une école, une administration communale et qui a finalement été converti en logement. Tout ça dans la même enveloppe, sans changement radical.» Et si possible en évitant de tomber dans le «façadisme», à l’image du projet Brouck’R qui a contribué à la démolition d’un îlot entier de bâtiments remarquables sur la place de Brouckère pour y construire à nouveau des bureaux, en y ajoutant entre autres un hôtel et des logements étudiants. Le tout, derrière une belle façade conservée.

1. État des lieux du parc de bureaux en Région de Bruxelles-Capitale, disponible en ligne sur perspective.brussels

2. Le marché belge des bureaux et la Covid-19. Une reconversion en logement comme solution? Disponible en ligne sur www.ideaconsult.be

3. La conférence gesticulée s’appelle «J’habite, tu habites, ils spéculent…». Infos sur conferences-gesticulees.net/

4. État des lieux du parc de bureaux en Région de Bruxelles-Capitale, op. cit.

Émilie Pommereau

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