Alter Échosr
Regard critique · Justice sociale
Avec "la paix, ça s'apprend", David Van Reybrouck s'aventure sur un terrain qu'on lui connaît moins, le développement personnel. (c) Stephan Vanfleteren

L’historien et écrivain belge publie un nouvel ouvrage La paix, ça s’apprend, écrit avec son ami le psychothérapeute Thomas d’Ansembourg. Les deux auteurs livrent un plaidoyer pour la paix mentale de chaque individu, condition indispensable pour construire une société en paix.

«Huit Français sur dix estiment que le système démocratique fonctionne de moins en moins bien», répète David van Reybrouck, plongé dans la lecture du journal avant de commencer l’interview. L’usure de la démocratie, c’est le sujet de prédilection de cet historien et écrivain belge (notamment de Congo, une histoire). Dans son essai Contre les élections sorti en 2014, il considère que les élections sont un facteur de paralysie de la démocratie et plaide pour une démocratie délibérative où des citoyens tirés au sort prêteraient main forte aux élus. C’est lui aussi qui a organisé en 2011 le G1000, expérience de démocratie participative et délibérative avec 700 citoyens belge tirés au sort, qui a débouché sur plusieurs recommandations politiques.

La victoire de Trump aux élections présidentielles américaines, deux jours après notre rencontre, ne fait que renforcer sa conviction. À l’annonce des résultats, il publie sur sa page Facebook une longue réaction titrée «L’histoire a fondamentalement changé en une nuit» («De geschiedenis is op één nacht tijd fundamenteel veranderd», à lire sur De Standaard). «C’est la fin de la démocratie représentative classique des deux derniers siècles, écrit-il, cela prouve une fois encore que les élections ne garantissent pas directement des valeurs démocratiques. Cela montre une fois encore que personne parmi l’élite politique classique ne parvient à atteindre le prolétariat blanc, à moins qu’il ne soit un leader populiste.» Et l’auteur de répéter que «les élections et les référendums sont des instruments primitifs affectant la démocratie». David Van Reybrouck en est convaincu: la démocratie retrouverait toute sa vigueur si on faisait participer les citoyens au lieu de limiter leur rôle au dépôt d’un bulletin de vote dans une urne une fois tous les quatre ans.


paix-pngMais l’actualité de David Van Reybrouck, c’est aussi un nouveau livre plus «sage», plus personnel, 
qui pourrait désarçonner ses lecteurs habituels, un ouvrage écrit avec son ami Thomas d’Ansembourg, psychothérapeute, formateur en communication non violente et auteur d’ouvrages sur le développement personnel dont le best seller Cessez d’être gentil, soyez vrai… Ces deux intellectuels dont les recherches n’ont a priori rien en commun, ont pris la plume au lendemain des attentats de Paris et de Bruxelles pour écrire La paix, ça s’apprend. Guérir de la violence et du terrorisme. Leur constat est clair: «Face au déferlement d’actes guerriers et barbares, appeler la paix de ses voeux ne suffit pas, il faut l’apprendre, la construire à l’intérieur de nous-mêmes et dans nos structures sociales.» Pour eux, la paix n’est pas seulement entendue au sens géopolitique, celle pour laquelle des milliers d’individus, dont David Van Reybrouck lui-même, défilaient encore dans les années quatre vingt. Les deux auteurs défendent la généralisation d’outils et de méthodes comme la Pleine Conscience, la Communication Non Violente et la Bienveillance pour assurer la paix mentale de chaque individu, condition indispensable à la construction d’une société en paix.

Alter Échos: Vous avez écrit ce livre avec Thomas d’Ansembourg. Vous, auteur qui vous interrogez sur le fonctionnement de notre démocratie, et lui, qui s’intéresse au développement personnel… Quelles sont les explications de cette alliance a priori improbable?

David Van Reybrouck: Ses ouvrages m’ont toujours interpellé. J’y ai trouvé une sagesse, qui m’a toujours manqué dans les écrits politiques que je lisais, axés davantage sur les grandes structures et les défis macroéconomiques, bien séparés de la sphère du développement personnel. Thomas d’Ansembourg travaille sur les interactions humaines au travail, dans la famille, à l’échelle microcospique en fait. Mais les mécanismes qu’il décrit – notamment pour expliquer pourquoi les gens se mettent en colère – ne concernent pas juste une interaction entre deux ou trois personnes, ils racontent aussi le fonctionnement de la société… Mes ouvrages comme Congo, ou mon travail avec le G1000 ont été nourris de cette réflexion, par l’idée de donner la parole aux gens sans les critiquer, sans les juger. La politique et la psychologie se rejoignent. La politique est un travail sur les individus et comment ils vivent. En septembre l’an dernier, l’Université Saint Louis m’a remis la distinction de docteur honoris causa. J’avais invité Thomas d’Ansembourg lors de la cérémonie de remise du prix. Je faisais mon discours sur la démocratie et sur le fait que l’isoloir et l’ hémicycle sont néfastes à la démocratie. Je parlais donc bel et bien des structures matérielles, et non des interactions entre les individus, mais il était très enthousiaste et m’a confié sa volonté qu’on travaille nsemble.

A.É.: Le thème de la paix vous est-il venu rapidement?

D.VR.: Nous nous sommes rencontrés peu après les attentats de Bruxelles et de Paris. L’idée d’écrire sur la paix nous est venue très rapidement. Mais parler de la paix n’est pas si simple… On n’utilise plus jamais le mot «paix», c’est une notion qui semble gênante, et encore plus en néerlandais: «vrede». Ca fait catho ou John Lennon. Pour nous, c’était une réponse évidente au lendemain des attentats. La violence est partout et la meilleure façon de pacifier une société est la démocratie. La meilleure façon de pacifier l’individu, c’est de lui accorder des moments de silence et de contemplation, choses qu’on a oubliées ou perdues depuis plusieurs décennies.

A.É.: Ce livre aurait pu s’appeler «La démocratie, comme l’apprendre»…

D.VR.: Oui, mais quand on parle de la démocratie, on pense à des règles et des procédures. La démocratie ne renvoie pas spécialement à la respiration, au calme, dont on voulait défendre la nécessité. Le terme de paix nous permet d’insister sur le social et le mental. On peut dire: «Je suis en paix» et «l’Afghanistan est en paix».
Nous envisageons le développement personnel comme une question de société, pas seulement comme une question d’individus, d’où les titres choisis pour nos chapitres: l’individu en paix, une société d’individus en paix, la société en paix. On a voulu rassembler deux rayons de la bibliothèque, montrer que le développement personnel n’était pas qu’une «affaire de femmes» comme c’est encore malheureusement toujours considéré aujourd’hui et que les affaires d’État n’étaient pas non plus exclusivement réservées aux hommes. Nous sommes convaincus qu’une partie de la paix sociale repose sur la paix mentale. C’est ça l’équilibre entre mon approche politique et l’approche psychologique de Thomas.

A.É.: Vous évoquez la nécessité que chaque individu retrouve la paix intérieure. Mais des changements collectifs, au sein des structures, ne sont-ils pas prioritaires?

D.VR.: Je vois mal comment on peut rendre une société plus pacifiste, moins violente, moins agressive, moins raciste si on ne travaille que sur les structures sociétales. Il faut aussi travailler sur l’individu. Je ne dis pas qu’il suffit que les jeunes radicalisés de Molenbeek méditent quelques minutes par jour. Ca serait de la fausse conscience. Mais je ne vois pas non plus comment régler le défi majeur de la radicalisation si on limite l’action à des mesures sécuritaires, militaire, juridiques et politiques. Et même si on lutte contre la discrimination au niveau du marché du travail, de l’éducation ou du logement, je ne pense pas que cela débouchera sur une paix sociétale durable. Il faut en fait travailler sur l’extérieur et sur l’intérieur. Le livre est un plaidoyer pour une double action: sur les injustices sociales et sur la pacification de l’individu. Il ne concerne d’ailleurs pas seulement les jeunes de Molenbeek, il s’adresse aussi aux jeunes de Courtrai, où les taux de suicide sont énormes.

Nous envisageons le développement personnel comme une question de société, pas seulement comme une question d’individus, d’où les titres choisis pour nos chapitres: l’individu en paix, une société d’individus en paix, la société en paix.

A.É.: Cette pacification de l’individu doit être travaillée au quotidien, devenir une «hygiène de vie» comme vous l’écrivez, enseignée à l’école notamment. Comment?

D.VR.: C’est une question de recherche scientifique. Il y a une centaine d’années, la gymnastique était intégrée dans le cursus scolaire. Pour l’époque, cela paraissait très insolite dans un contexte où les enfants devaient être sages. Mais les recherches scientifiques de l’époque – fin XIX ème début XXème – ont montré que c’était important d’avoir des exercices physiques pour le développement du corps, de l’esprit et des mœurs de l’enfant… C’était devenu une chose normale et évidente. On peut parler du sport mais aussi du brossage des dents, exemple qu’on donne dans nos livres. Grâce aux études sur l’hygiène buccale ont montré la nécessité de se brosser les dents et la pratique est rentrée dans les mœurs, y compris dans des endroits où ça n’était pas du tout gagné comme dans la campagne profonde d’où provient Thomas.
Je prends ces exemples pour montrer qu’aujourd’hui, de multiples recherches démontrent qu’il est possible d’apporter de la santé physique et mentale à un enfant en lui permettant de respirer dix minutes par jour calmement. On voit que l’apprentissage de la communication non violente stimule beaucoup d’empathie vis-à-vis des autres enfants, que cela leur apprend à gérer les conflits, à vivre avec, avant qu’ils ne deviennent de vraies bagarres. C’est l’essence de la démocratie. Il faut insuffler ce goût pour l’exercice psychique dès la maternelle.

A.É.: Vous comprenez qu’on peut vous prendre pour des «bisounours» pour reprendre vos mots, ou en tout cas que vous pouvez susciter le scepticisme, surtout pour vos lecteurs qui ne vous connaissaient pas sur ce terrain…

D.VR.: La gymnastique dont je vous parlais avant suscitait aussi le scepticisme au début… Schopenhauer disait: «Chaque nouvelle idée passe d’abord par être ignorée, puis ridiculisée avant de devenir évidente»
Mais les choses sont en train de changer… J’ai appris très récemment que la ministre de l’Éducation flamande, Hilde Crevits, une CD&V, ça n’est peut-être pas un hasard, allait libérer du budget pour le consacrer à la pleine conscience. La Flandres est très sensible à ce qui se passe Outre-Manche et la Grande-Bretagne s’intéresse de près à la pleine conscience. Les autorités britanniques ont débloqué un gros budget en 2015 pour étudier les effets d’une pratique de la pleine conscience sur des jeunes de onze à quatorze ans. Le parlement de Westminster s’est aussi essayé à la pleine conscience à travers des formations. Les résultats de cette expérience ont été très positifs dans l’ensemble. Il en est ressorti un rapport, le «Mindful Nation UK» avec des recommandations concrètes en matière de politiques publiques.

J’ai pu cueillir les fruits de la sécularisation mais en faisant cela, on a supprimé tous les rituels d’introspection: plus de confession, plus de médiation, plus de silence…

A.É.: C’est un convaincu qui nous parle donc…

D.VR.: Les travaux de Thomas m’ont nourri d’un point de vue personnel et professionnel. Mais je ne veux pas devenir ceux qui m’ont souvent énervé: les convaincus qui parlent de la pleine conscience comme d’une religion. Je n’aime pas a priori des mots comme méditation, spiritualité, religion. Je serais plus de ceux qui qualifient la méditation de neurologie appliquée. Mais je vois l’importance de soigner cet intérieur. J’ai pu cueillir les fruits de la sécularisation mais en faisant cela, on a supprimé tous les rituels d’introspection : plus de confession, plus de médiation, plus de silence… Je comprends pourquoi mes grands-parents ont lutté contre la sécularisation, mais leurs petits-enfants ont peur du burnout, se mutilent, se suicident. On est dans une génération marquée par la violence conjugale, le suicide, l’anorexie, aidée par une technologie qui mise sur la beauté extérieure, sans se soucier de la santé interne…

A.É.: Au lendemain des attentats du 13 novembre, vous avez critiqué dans une carte blanche publiée sur le site de Mediapart la rhétorique de guerre utilisée par François Hollande, quels discours espérez-vous de nos responsables politiques?

D.VR.: Le discours de François Hollande était tout simplement faux selon moi. Au lieu de dire que la France était en guerre contre une armée terroriste, il aurait dû selon moi dire qu’il s’agissait d’une provocation de guerre et rappeler que la France se devait de lutter pour ses trois valeurs: la liberté, l’égalité et la fraternité. Elle a beaucoup lutté pour la première, il est temps qu’elle se penche sur les deux autres. Notre premier ministre a en revanche eu un discours beaucoup plus unificateur et rassembleur. En Belgique, au lendemain des attentats, on a assisté à un gouvernement soudé pendant quelques jours, puis les querelles politiques ont recommencé de plus belle. Ce qui me manque dans le discours politique en Belgique, c’est une vision inclusive de la société. Il faut dire que la violence est inacceptable, dire que la Belgique est un pays est un pays qui tient à l’égalité des chances, où les racisme et les discriminations n’ont pas de place, dire aussi aux élites surtout de gauche que chaque ouvrier qui s’inquiète de la migration n’est pas un raciste. Il faut s’occuper du prolétariat brun et blanc en même temps, pour éviter de faire le succès des populistes. Qui sont les Trudeau, les Barack ou Michelle Obama belges? Les leaders religieux – comme le pape François ou le Dalaï Lama – sont selon mois plus intéressants aujourd’hui: plus rassembleurs, plus visionnaires et plus sages…

A.É.: A quels types de lecteurs/lectrices adressez-vous ce livre?

D.VR.: Moi, je voulais adresser ce livre aux responsables politiques et Thomas à Mr et Madame Tout le monde. Cette idée de dire ce que les gens devraient faire m’est difficile car je considère que tout le monde est libre de faire ce qu’il veut, mais je suis convaincu que c’est important de trouver plus de paix intérieure et de tranquillité. On a donc voulu tabler sur les deux: informer les individus et alerter les politiques pour que les choses changent, dans les écoles par exemple, avec la conscience que cela prendra beaucoup de temps. J’ai voulu très humblement ajouter une caution politique et donner une visibilité au travail que beaucoup de gens font de manière confidentielle…

David Van Reybrouck et Thomas D’Ansembourg, La paix ça s’apprend, Guérir de la violence et du terrorisme, Actes Sud, Domaines du possible, Novembre 2016.

Manon Legrand

Manon Legrand

Pssstt, visiteur, visiteuse du site d'Alter Échos !

Nous sommes heureux que vous soyez si nombreux à nous suivre sur le web. Nous avons fait le choix de mettre en accès gratuit une grande partie de nos contenus, notamment ceux en lien avec le Covid-19, pour le partage, pour l'intérêt qu'ils représentent pour la collectivité, et pour répondre à notre mission d'éducation permanente. Mais produire une information critique de qualité a un coût. Soutenez-nous ! Abonnez-vous ! Et parlez-en autour de vous.
Profitez de notre offre découverte 19€ pour 3 mois (accès web aux contenus/archives en ligne + édition papier)