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La résidence Laila au cœur des soupçons

Au cours de notre recherche sur les structures d’hébergement non agréées, plusieurs travailleurs sociaux ont attiré notre attention sur la « résidence » Laila. Violences exercées contre des résidents, privation de liberté, médication abusive… les accusations sont lourdes. Une enquête de police est en cours. Les gérants, eux, se félicitent de collaborer avec de nombreuses institutions.

Pour un public particulièrement fragilisé, trouver une solution d'hébergement relève parfois de la chasse au trésor. Reste alors les SHNA ©Benoît Gréant

Au cours de notre recherche sur les structures d’hébergement non agréées, plusieurs travailleurs sociaux ont attiré notre attention sur la «résidence» Laila. Violences exercées contre des résidents, privation de liberté, médication abusive… Les accusations sont lourdes. Une enquête de police est en cours. Les gérants, eux, se félicitent de collaborer avec de nombreuses institutions.

À deux pas de la gare du Midi, rue du Monténégro, la résidence Laila occupe un immeuble blanc de six étages. Madame R et son fils HB me reçoivent dans leur bureau, un panoptique vitré qui offre une vue à 180 degrés sur le réfectoire et le salon télé où quelques résidents somnolent de grand matin devant une émission de variétés. Des médicaments traînent sur les étagères au milieu des dossiers.

Au total, une quarantaine d’hommes et de femmes sont logés dans le bâtiment. «Ils nous sont envoyés par les CPAS, les hôpitaux, les infirmières de rue… On a beaucoup de monde de l’aile psychiatrique de Forest», énumère madame R. «On a une relation privilégiée avec la défense sociale, avec qui on a une convention, poursuit son fils, qui se présente comme le gérant de l’établissement. On ne prend que des gens qui ont un suivi social à l’extérieur, sinon ce ne serait pas gérable pour nous. Pour le reste, nous avons un médecin traitant qui passe chaque semaine, des infirmières indépendantes et une convention avec le centre médical de La Chasse pour les rendez-vous avec les spécialistes.»

« On n’est pas une œuvre de bienfaisance, faut qu’on tourne. »

Le forfait journalier pour le gîte et le couvert s’élève à 30 euros par jour. Soit près de 900 euros par mois. Madame R précise toutefois qu’elle accorde des ristournes pour ceux qui ne sont pas en mesure de payer. Une partie des résidents ne débourseraient que 700 euros par mois.  Au total, si on multiplie ces sommes par le nombre de résidents, cela équivaut à une rentrée brute située dans une fourchette de 30.000 à 35.000 euros par mois. Une somme de laquelle il faut retirer le loyer du bâtiment (5.000 euros), les charges, les assurances, les frais médicaux, le traiteur, les honoraires des femmes de ménage et des infirmières indépendantes. «On n’est pas une œuvre de bienfaisance, faut qu’on tourne, lâche le fils. Oui, on arrive à se payer un salaire. Sinon on ne le ferait pas! Mais vous ne trouvez pas qu’il y a des moyens plus simples de gagner sa vie? Ce projet, on le fait aussi par engagement. Et parfois, je ne vous cache pas qu’on a envie de tout abandonner. On s’est engagé en espérant avoir une reconnaissance et aujourd’hui on ne voit toujours rien venir.»

Dans un souci de se montrer transparente, madame R étale des dossiers sur la table: la liste des personnes placées sous administration de biens, les contrats d’hébergement, un ancien projet de reconnaissance avec la Cocom qui n’a jamais abouti. «On n’a rien à cacher. Vous pouvez venir passer un mois avec nous si vous le voulez», me défie-t-elle. Je demande à parler à quelques résidents. K, qui m’est présenté comme un bénévole, me fait faire le tour du proprio. Lui-même a connu un parcours de vie précaire, m’explique-t-il en arborant un sourire figé. Cet homme à l’allure plutôt sympathique, apprendra-t-on plus tard, est accusé de maltraiter les pensionnaires. Il est le principal responsable des lieux en l’absence du gérant et fait partie du conseil d’administration de l’asbl Laila depuis 2012. Au pas de course, il me montre deux chambres et m’escorte jusqu’à la porte de sortie, que je suis un peu surprise de trouver verrouillée.

Les CPAS alertés

Avant Forest, Laila était situé sur la commune de Schaerbeek. Madame R y tenait aussi une résidence-service, Yasmina, aujourd’hui domiciliée à Overijse. En 2004, madame R démarche le CPAS de Schaerbeek dans l’espoir de décrocher une convention pour que celui-ci intervienne dans les frais de séjour. Dominique Decoux, sa présidente, se souvient d’une personnalité «séductrice et manipulatrice». «J’avais cette impression très désagréable que, sous couvert d’humanitaire, l’objectif était surtout de se faire de l’argent. Lors de ma visite à Laila, j’avais aussi été gênée par la façon dont madame R entrait dans la chambre des résidents sans frapper.» Quelque temps plus tard, Dominique Decoux reçoit dans son bureau la visite d’une locataire de la résidence Yasmina. «Elle m’explique qu’elle doit verser tout son revenu sur le compte de la maison. Que son courrier est collecté, et parfois ouvert. Que les visites des résidents sont filtrées.» La jeune femme est en pleurs, visiblement apeurée. Bien que l’histoire soit ancienne, la présidente avait été marquée. «À un moment de la discussion, elle m’explique qu’elle reçoit une aide médicale d’un CPAS flamand où était domicilié le siège social de madame R. Une drôle d’histoire. Intriguée, je décide de téléphoner à mes propres services pour clarifier la situation. La jeune femme m’implore de ne rien faire, me dit que les gérants vont être au courant et qu’elle va avoir des problèmes! De fait, à peine avait-elle quitté mon bureau que ceux-ci avait déjà téléphoné à une de nos assistantes sociales pour se renseigner.»

Des résidents se plaignent d’être empêchés de quitter les lieux, d’être privés de nourriture.

En 2007, la résidence Laila est détruite par un incendie et déménage à Forest. Madame R et son fils prennent rendez-vous avec le président du CPAS de Forest pour lui présenter leur projet. «Elle était venue avec son banquier et se présentait comme une maison d’accueil. Elle voulait obtenir une convention avec le CPAS. J’avais été interpellé par le caractère commercial du projet et je n’avais pas donné suite», se remémore Stéphane Roberti. Laila s’installe malgré tout et, rapidement, les premières inquiétudes des travailleurs sociaux remontent du terrain. Non des moindres: des résidents se plaignent d’être empêchés de quitter les lieux, d’être dépouillés de leur carte d’identité, d’être privés de nourriture quand ils enfreignent le règlement, de ne pas recevoir leurs médicaments où d’être forcés de prendre des médicaments dont ils n’ont pas besoin, d’être accompagnés de force au Bancontact au début du mois pour retirer leur RIS et de ne recevoir que cinq euros d’argent de poche par mois (au lieu des 94 prévus légalement dans une maison d’accueil officielle à titre de comparaison)… «Au début on était dubitatif. C’est un public déboussolé et ce n’est pas toujours facile de faire la part de vérité dans leur récit. Mais les témoignages se multipliaient et se recoupaient.» Devant la gravité des faits, en 2011, le CPAS de Schaerbeek décide d’accompagner plusieurs bénéficiaires pour porter plainte.

Un plus gros lièvre?

Depuis lors, l’enquête a pris une certaine ampleur. Selon nos informations, le dossier a été transmis de la police locale à la fédérale, d’autres structures de madame R étant mises en cause, notamment en Flandre. Au total, Mme R et sa famille posséderaient une trentaine de biens variés: au moins deux hébergements non agréés (Laila à Forest et La Forest à Woluwe-Saint-Lambert, laquelle a fait l’objet d’une inspection de la Cocom ne signalant pas de problème particulier si ce n’est un nombre étonnant de bénévoles), des maisons de repos et des résidences-services, des appartements privés. Il n’est pas rare que
les pensionnaires déménagent d’un hébergement à l’autre. D’un home vers une structure d’hébergement non agréée (SHNA), d’une SHNA vers un appartement privé. Des logements qu’elles louent à bon prix, nous revient-il. «Une collègue a visité un appartement presque pas équipé, loué plus de 1.000 euros par mois car soi-disant le prix incluait les repas. Mais le locataire n’en voyait jamais la couleur. On a aussi eu le cas d’une personne handicapée qui s’est retrouvée dans une cave», accuse une travailleuse du secteur sans-abri bruxellois. «Madame R a des logements privés à Bruxelles. Des logements abîmés qu’elle loue assez cher. Mais faut dire qu’elle prend aussi des risques en louant à ce public», confirme un éducateur de rue.

En sus de l’enquête déclenchée par le CPAS de Forest, madame R et ses fils ont attiré l’attention de la Justice à plusieurs reprises pour des infractions relatives à la législation sociale: heures supplémentaires non payées, travail au noir, engagement de personnes en situation illégale… Mais ces dossiers-là sont restés classés sans suite faute d’éléments suffisants.

Madame R s’étonne et s’offusque des accusions portées contre elle. «Je ne suis au courant d’aucune poursuite contre moi. Et je n’ai jamais eu de problèmes avec la législation sociale. En tout cas, je n’ai rien en cours au jour d’aujourd’hui.» Et de réitérer sa confiance en K. «Il peut parfois hausser le ton, mais être violent, ça jamais! Certains se plaignent de sa sévérité, mais ils l’aiment bien. Et puis, j’ai des caméras dans toutes les pièces communes qui sont directement reliées à mon GSM. Il n’y a pas de bagarres, pas de problèmes.»

Pour elle, cette histoire est avant tout politique. On lui reprocherait notamment d’avoir collé des affiches du Parti socialiste sur la devanture de la résidence Laila pendant les élections. «Monsieur Roberti, c’est un Écolo, il préférerait que les gens dorment sous un arbre que chez moi!» La résidence Laila, mieux que la rue? La Justice nous le dira.

 

Par Sandrine Warsztacki

« «Foyers «pirates»: un business en eau trouble », Alter Echos n°416, Sandrine Warstacki, janvier 2016

Sandrine Warsztacki

Sandrine Warsztacki

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