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Migrations

« Je ne suis pas certain que la Belgique comme l’Europe disposent d’une réelle politique migratoire »

C’est en pleine crise de l’asile qu’a officiellement été inauguré le 3 septembre, le nouveau Centre fédéral Migration, Myria. A sa tête, un homme de convictions, le philosophe François De Smet.

18-09-2015

C’est en pleine crise de l’asile qu’a été inauguré le 3 septembre, le nouveau Centre fédéral Migration, Myria. A sa tête, un homme de convictions, le philosophe François De Smet.

Alter Echos : Après cette scission avec le centre pour l’égalité des chances, quelles seront désormais les missions de Myria ? 

FDS : Informer les autorités sur la nature et l’ampleur des flux migratoires, veiller aux droits fondamentaux des étrangers, aider à la lutte contre la traite et l’exploitation des êtres humains, telles ont toujours été les missions du département migration au sein du centre pour l’égalité. En 2015, elles restent les mêmes. Ces compétences sont apparues si spécifiques que le législateur a décidé de  la création de ce centre autonome qui pourra intervenir en toute indépendance sur ces trois problématiques. C’est à mettre au crédit démocratique de notre pays, soit dit en passant : on n’en voit pas tous les jours des autorités créer des organismes chargés de les critiquer.

 

Le gouvernement n’a plus de rôle dans ces processus, alors que, jusqu’au centre pour l’égalité des chances, les gouvernements avaient en partie leur mot à dire

 

A.É. : Vous allez devoir critiquer les autorités. Mais avez-vous toutes les garanties nécessaires pour assurer l’indépendance de votre mission ?

FDS : Ce qui la garantit normalement, c’est la manière dont nos représentants sont désignés : notre conseil d’administration est choisi par le parlement sur la base d’un appel ouvert à candidatures ; quant à la direction, elle est le fruit  d’une sélection Selor. Le gouvernement n’a plus de rôle dans ces processus, alors que, jusqu’au centre pour l’égalité des chances, les gouvernements avaient en partie leur mot à dire, pour la nomination des administrateurs comme pour celle des directeurs. Ces réformes ont pour objectif d’obtenir le statut A, défini par les Nations unies, comme organisme défendant les droits de l’homme, en disposant certes d’un soutien public, mais en conservant une liberté de parole.

A.É. : Pour bénéficier aussi de cette liberté, aurez-vous les moyens financiers adéquats ?

FDS : C’est une autre garantie, en principe : une dotation fixe est inscrite par arrêté royal (NDLR : 1,5 million d’euro par an). Cette dotation est malheureusement mise sous pression, pourtant. Elle est déclinée à 50% sur le budget de la Loterie – un curieux héritage du passé – et à 50% sur le budget fédéral. Le gouvernement a entrepris pour 2015, alors que l’encre de notre loi n’était pas encore sèche, de nous mettre à la diète comme les autres organismes fédéraux, voire pire. Alors qu’ils ont imposé un effort général de – 20 % sur les frais de fonctionnement et – 4 % sur les frais de personnel, c’est devenu étrangement – 20 % chez nous, sur la part « Etat ». C’est un vrai problème, parce que le cadre et le budget avaient été déterminés sur base de notre dotation légale et que nous sommes en plus dans une année de démarrage. A terme, pour 2016, on souhaiterait que le budget du centre fédéral soit complètement inscrit dans le budget de l’Etat sur une ligne budgétaire protégée au même titre que le Conseil supérieur de la Justice ou d’autres organismes dont la fonction d’indépendance est comparable. Chacun peut comprendre qu’il n’est pas sain pour nous de devoir négocier notre budget avec un gouvernement que nous pouvons par nature avoir à critiquer. Nos interlocuteurs au gouvernement écoutent poliment nos doléances, mais sans résultat jusqu’ici.

A.É. : Sans résultat, donc… Mais alors qu’est-ce qui vous a séduit dans ce nouveau challenge ?

FDS : J’étais très séduit d’arriver dans un centre autonome, privilégiant les questions de migration. Je sentais que cela allait devenir un des sujets prépondérants, bien au-delà de la crise de l’asile que l’on rencontre aujourd’hui. L’enjeu, c’est de s’affirmer : ce département migration était jusqu’ici salué pour son expertise par les stakeholders, mais relativement peu connu du grand public. Notre ambition, c’est d’avoir une plus-value dans le débat migratoire. C’est singulièrement le moment. Pour cela, il faut s’émanciper du seul volet de la lutte contre les discriminations. Ce ne sera pas simple, mais on doit trouver un ton, affirmer notre indépendance, sans être la copie conforme du gouvernement, ni celle d’une ONG classique. 

L’idée, c’est d’être un centre de références, en recourant à de nombreux chiffres pour mieux donner une ampleur du phénomène, en donnant une analyse interprétée par thème, axée fortement sur le respect des droits fondamentaux.

A.É. : Justement, sur le débat migratoire, la crise semble insurmontable, et pour beaucoup de politiques et de citoyens hélas, tout simplement inaudible. Toute la difficulté de votre centre sera d’amener ce débat sur la place publique le plus sereinement possible, loin des idées simplistes…

FDS : Cela prendra du temps, c’est certain. Dans ma candidature, j’appelais à trouver un positionnement du centre davantage assumé vis-à-vis de l’opinion publique. On contribuera au débat d’abord en le clarifiant : il faut savoir distinguer les notions de migrants, de réfugiés, de demandeurs d’asile, etc… On classe les gens en fonction de leur pays, mais aussi en fonction de la nature qui les a poussé à émigrer. Or, dans notre société, il existe une préférence instinctive et culturelle pour ceux qui quittent leur pays à cause des délits d’opinion et de l’absence de liberté d’expression, beaucoup moins pour les gens qui veulent simplement mieux vivre, en fuyant la misère et le désœuvrement. Cette distinction classique entre demandeurs d’asile et migrants mérite d’être éclaircie, interrogée, remise en question. On se dotera des outils utiles pour partager le savoir : un site web performant, des études démographiques, une réactivité plus forte face à l’actualité. L’idée, c’est d’être un centre de références, en recourant à de nombreux chiffres pour mieux donner une ampleur du phénomène, en donnant une analyse interprétée par thème, axée fortement sur le respect des droits fondamentaux. A cela s’ajoute des permanences pour étrangers pour garder un œil sur le terrain.

A.É. : Tout cela surtout pour amener à la prise de conscience qu’une politique migratoire est nécessaire…

FDS : Pour l’instant, je ne suis pas certain que la Belgique comme l’Europe disposent d’une réelle politique migratoire. On a une politique de l’asile, on a une politique des étrangers, cela ne fait aucun doute, mais on ne peut pas tirer de cela qu’on a une vision proactive de la migration. Elle reste encore largement considérée comme un phénomène subi – donc essentiellement désagréable -, et non quelque chose d’assumé ou d’organisé. Le politique donne l’impression d’être quelque peu prisonnier  d’une opinion publique de plus en plus frileuse face à la migration. On peut le comprendre : il y a une crise économique, un chaos international, des perspectives d’avenir plus floues… mais il y a un travail de perception à faire. Ce travail peut se faire grâce à une clarification des politiques migratoires elles-mêmes.

A.É. : Mais on est loin de toute clarification. Car au sujet des politiques migratoires,  on entend tout, et souvent le pire…

FDS : Vu comme cela, en télévision, cela fait beaucoup de monde, mais pas si on y regarde de plus près. Malgré ce qu’on pense, la migration diminue depuis plusieurs années chez nous, et même ces flux sont issus de regroupements familiaux. Mais on est surtout dans un rapport simpliste face à l’asile : il y a eu moins de demandes, donc on a supprimé des places. Pourtant, il y a 59 millions de personnes déplacées, selon le HCR en 2015. C’est tout simplement le plus haut chiffre depuis la seconde guerre mondiale. C’est une situation très préoccupante, essentiellement due au flux de Syriens et d’Irakiens.

 

En 2014, on a eu environ chez nous 23.000 demandes d’asile, mais le Liban accueille un million de réfugiés pour une population totale de quatre millions de personnes.

 

A.É. : Mais la Belgique et l’Europe n’en prennent qu’une proportion relativement réduite…

FDS : En 2014, on a eu environ chez nous 23.000 demandes d’asile, mais le Liban accueille un million de réfugiés pour une population totale de quatre millions de personnes. Franchement, ce qui nous arrive en Europe, malgré les images qu’on peut voir ici et là, reste peu de chose en comparaison de la capacité d’absorption de nos pays. Et c’est en cela que les replis de toutes sortes qu’on entend sont particulièrement tristes. Je peux comprendre que la migration soit un sujet ardu, qui ne puisse pas faire consensus. On peut avoir des débats enflammés sur la migration économique ou le regroupement familial, par exemple. Mais ici, on est face à une crise humanitaire peut-être sans précédent. On se retrouve face à des milliers de personnes qui n’ont pas le choix. Nous sommes complètement dans notre rôle en les accueillant. Il est dommage de voir en Belgique comme en Europe des polémiques apparaître, que ce soit entre pays refusant d’accueillir des réfugiés ou entre communes réticentes à accueillir des centres, alors que l’asile devrait faire partout l’unanimité que vous soyez de gauche, de droite ou du centre.

A.É. : Malgré tout, et selon vous, la Belgique prend-elle sa part dans l’accueil de ces réfugiés ?

FDS : Oui. On peut critiquer l’action du gouvernement et de Theo Francken sur bien des aspects, mais en matière de prise de responsabilité au niveau européen, le gouvernement a pris sa juste part si on compare avec d’autres Etats membres.

A.É. : Même si on peut bien évidemment critiquer le gouvernement sur la gestion de l’accueil…

FDS : C’est vrai. Avec Maggie de Block et Théo Francken, on a vu le nombre de places d’accueil diminuer parce qu’il y avait moins de demandes. Les deux derniers gouvernements ont sauté sur l’occasion pour faire d’importantes économies, arguant du taux de remplissage (70%) de certains centres. Les chiffres sont frappants : depuis 2013, on a fermé 6.500 places. Les demandes d’asile ont diminué, sans doute en raison des conditions plus restrictives imposées par le gouvernement précédent. Or, depuis 2014, les demandes ont augmenté de 8 %, et pendant ce temps-là, en Europe, l’augmentation était de 40 %. Le vrai problème que nous rencontrons est là : pendant que nous avions une hausse plus modérée, tous les pays autour de nous avaient une hausse spectaculaire.

 

La Belgique a continué à fermer des places jusqu’en… juillet 2015. Cela semble surréaliste aujourd’hui. Donc, en à peine deux mois, la Belgique a fait marche arrière, en ouvrant des places en catastrophe dans les casernes, avec des solutions improvisées.

 

A.É. : Et pendant ce temps-là, on a continué à fermer des places…

FDS : Oui, comme si la Belgique allait pouvoir subsister dans une bulle alors que tous nos voisins voyaient leur nombre de demandes augmenter. La Belgique a continué à fermer des places jusqu’en… juillet 2015. Cela semble surréaliste aujourd’hui. Donc, en à peine deux mois, la Belgique a fait marche arrière, en ouvrant des places en catastrophe dans les casernes, avec des solutions improvisées.

A.É. : Face à cette hausse, le secrétaire d’Etat prétend qu’on ne pouvait pas la prévoir…

FDS : C’est vrai, mais c’est là toute la question : le problème de la migration, c’est de savoir gérer l’imprévisible. On savait, vu la hausse dans les pays voisins, la gravité du conflit syrien, qu’il y allait avoir un phénomène de rattrapage. Il était prévisible que les demandes d’asile allaient augmenter, et surtout il y a eu un problème de rupture de charges : accueillir des gens, en leur donnant l’asile, ce n’est pas uniquement leur donner un pain, un lit, un toit, mais c’est aussi leur procurer  un accompagnement psycho-social, juridique, individuel… Quand vous fermez des places, et que vous les remplacez par des places en urgence dans les casernes, vous cassez cet accompagnement. C’est du gâchis, car les deux gouvernements ont fermé trop de places par rapport au standard de l’accueil que l’on est en droit d’attendre d’un Etat comme la Belgique. L’asile, ce n’est pas qu’une question numérique, il faut savoir garder une certaine mobilisation pour gérer tout afflux massif.

A.É. : Sur les centres fermés, il y a un sujet dont on parle assez peu. L’accord de gouvernement prévoit de construire des unités d’habitation au centre 127 bis. Qu’en pensez-vous ?

FDS : Cela nous pose question évidemment : la Belgique a déjà été condamnée trois fois par la CEDH pour avoir maintenu des enfants en centre fermé. Suite à ces condamnations, la Belgique a travaillé sur des alternatives. On se réexpose donc à des condamnations. On est à la limite entre l’efficacité d’une politique et le respect des droits fondamentaux. Notre volonté, c’est de rappeler qu’une politique migratoire efficiente ne consiste pas en l’enfermement d’enfants, même avec leur famille, quel qu’en soit le prix. Notre ambition et dans toutes les matières qui nous concernent, c’est de faire de l’intérêt supérieur de l’enfant une priorité.

 

Propos recueillis par Pierre Jassogne

Aller plus loin

« L’afflux massif de migrants en Europe est à relativiser », interview d’Olivier Clochard par Manon Legrand, Alter Échos, 12 juin 2015.

« Philippe de Bruyckere : d’abord sauver des vies », par Cédric Vallet, Alter Echos, n°402, 13.05.2015.

«Ces naufrages ne sont pas une fatalité», interview de François Crépeau, par Cédric Vallet,Alter Échos n°369, 15.11.2013.

Focales n°5, mai 2014: «Réinstallation des réfugiés: les premiers pas d’un programme belge»

Pierre Jassogne

Pierre Jassogne

Journaliste (social, justice)

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