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Paul Jorion : « Des solutions, on n'en a pas »

Le sociologue, anthropologue et économiste Paul Jorion était à Bruxelles début mars. Il a accepté de répondre à quelques questions à propos de la crise, de l’économie sociale.

30-03-2012 Alter Échos n° 335

Le sociologue, anthropologue et économiste Paul Jorion était à Bruxelles début mars. Il a accepté de répondre à quelques questions à propos de la crise, de l’économie sociale.

Paul Jorion commence à être bien connu du public belge. Né à Bruxelles le 22 juillet 1946, ce sociologue, anthropologue et économiste a beaucoup fait parler de lui suite à la publication en 2007 de « Vers la crise du capitalisme américain », un ouvrage où il annonce la crise des subprimes qui aura lieu quelques semaines plus tard. Parallèlement à cela, c’est également au travers de son blog (http://www.pauljorion.com), au sein duquel il analyse avec d’autres la crise économique actuelle, que l’homme connaît également aujourd’hui une certaine notoriété. Le 9 mars dernier, il a donné à l’ULB un exposé (« De quoi demain devrait-il être fait ? ») faisant partie d’un cycle de conférences organisées par l’EPFC dans le cadre de ses formations en gestion d’entreprise d’économie sociale. L’occasion pour lui de répondre, en marge de cet événement, à quelques questions, de parler d’économie sociale et, pour Alter Echos, de tenter de comprendre ce qu’il entend quand il parle de « capitalisme à l’agonie ».

Alter Echos : On parle encore et toujours de crise, même si celle touchant la zone euro peut donner l’impression de se calmer un peu. Quelle est votre opinion à ce sujet ?

Paul Jorion : On essaie de gagner du temps, de l’ordre de six mois, mais rien n’est arrangé. La plupart des banques sont insolvables, la Banque centrale européenne (BCE) vient d’ailleurs d’y injecter un millier de milliards d’euros, qui devrait les maintenir à flot. Que vont-elles faire de cet argent ? Probablement rien, elles vont le garder en réserve. Cela va leur permettre d’éponger leur insolvabilité qui est cachée, dont on n’a jamais rien voulu dire. La seule chose positive, c’est qu’on est arrivé à imposer une décote sur la Grèce aux marchés [NDLR les créanciers privés de la Grèce ont accepté une décote de 53,5 % sur leurs titres obligataires dans le cadre d’un échange de titres ayant eu lieu début mars]. Mais tout ça, c’est du niveau de la rustine améliorée, ce ne sont pas des solutions. Des solutions, on n’en a pas…

AE : Dans ce cadre-là, comment voyez-vous le rôle de votre blog ?

PJ : Quand la révolution de 1848 a éclaté en France, Pierre-Joseph Proudhon, qui en était un des penseurs, a dit : « c’est affreux, nous ne sommes pas prêts ». Aujourd’hui, je pense justement que la tâche urgente, c’est d’être prêts. Il faut pousser la réflexion pour être prêt quand tout le système s’effondrera, pour qu’on sache quoi faire.

AE : Etre prêt, pour vous, cela veut dire quoi ?

PJ : Il ne faut pas en arriver au point de Proudhon. La Révolution française n’a pas arrangé grand-chose, elle ne s’est pas occupée de la question de la propriété privée, à part dire qu’elle est sacrée. A l’heure actuelle, on n’a pas de principes sur la définition du profit, pas de principes concernant la redistribution des richesses entre tous ceux qui contribuent, pas de solution au fait qu’on n’ait besoin à tout moment de capitaux parce qu’ils ne sont pas au bon endroit. Il y a toute une série de questions, dont je parle actuellement sur mon blog, qui ne sont pas résolues. En matière de réflexion sur l’économie, on a vraiment perdu 150 ans. C’est dommage, car à la fin du 19esiècle, on était pourtant parti dans la bonne direction, toutes les questions étaient sur la table. Mais on s’est dit « Vu qu’il n’y a que des révolutionnaires qui pensent à ces questions là, on va faire autre chose ». On a poussé les gens à regarder ailleurs, les économistes se sont occupés d’autre chose plutôt que de se poser les bonnes questions.

AE : Quelles sont ces bonnes questions ?

PJ : Qu’est-ce que le profit ? Qu’est-ce que le capital ? Qu’est-ce que la propriété privée ? C’est de cela qu’on parlait au 19e, on appelait ça l’économie politique. Il s’agissait de voir de quels groupes sont composées les sociétés, quelles sont les relations entre ces groupes. Et à partir de 1875, on a arrêté de s’intéresser à ces questions, c’était terminé. Des gens comme Léon Walras en France, Carl Menger en Allemagne, William Stanley Jevons en Angleterre ont dit : on met la question de la propriété privée entre parenthèses, tous les individus sont les mêmes, rationnels. Qu’ils soient chefs d’entreprises ou ouvriers n’a pas d’importance, ce qui est important, c’est qu’ils ont des choix rationnels à faire entre des allocations de ressources. On a inventé une science économique et, aujourd’hui, quand on demande « Que faut-il faire ? », les économistes n’ont rien à dire car ils se sont occupés de calculs à la marge.

AE : Pour vous, il faut revenir à l’économie politique ?

PJ : Tout n’est pas excellent là-dedans. Quand Marx écrit Le Capital, il titre Critique de l’économie politique. Il était contre la manière dont c’était fait jusque-là, mais le cadre était bon : il s’agissait d’envisager les rapports de force qu’il y a au sein d’une société, de voir comment ils se justifient, quels sont les résultats. Se poser la question « Est-ce qu’il y a des gens qui meurent de faim, si c’est le cas c’est un problème ». La science économique est venue après en disant : les gens meurent de faim, c’est leur problème, c’est parce qu’ils ne sont pas assez rationnels.

AE : Et votre blog a un rôle à jouer là-dedans ?

PJ : Oui, c’est un think tank, c’est du travail d’équipe.

AE : C’était votre but ?

PJ : Non, je ne savais pas ce qu’était un blog. J’ai écrit ce bouquin qui, au début, n’intéressait personne. Finalement, il est sorti en 2007 et la crise a débuté le mois suivant. J’ai commencé à envoyer des mails aux gens que je connaissais, pour la mise à jour. Et très rapidement, je me suis dit que ça pourrait intéresser plus que deux tondus. D’où le blog qui compte aujourd’hui 150 000 lecteurs, ce qui est beaucoup pour un blog d’économie en français.

AE : Comment est-il financé ? Il y a une contribution financière des lecteurs ?

PJ : Il y a environ un lecteur pour 1 000 qui contribue, 150 personnes qui paient 20 euros en moyenne. A un moment, j’ai pensé fermer ce blog. Mes lecteurs m’ont dit : « Combien vous faut-il par mois pour ne pas le fermer ? » J’ai fait un calcul : 2 000 euros. Ils m’ont dit d’accord.

AE : Ce soir, vous donnez une conférence. Qu’allez-vous y dire ? Allez-vous adapter son contenu au contexte de l’économie sociale ?

PJ : J’improvise mes interventions. J’enchaîne en général sur l’introduction qu’on fait de mon exposé, cela me donne le point de départ. Il y a aussi les réactions de la salle, son apparence, le public.

AE : L’économie sociale est-elle pour vous un modèle qui peut avoir un rôle à jouer dans la crise actuelle, dans la constitution d’un nouveau système ?

PJ : Sur mon blog, j’ai récemment essayé d’exposer l’ensemble de la réflexion entre 1820 et 1880 dans un certain nombre de milieux : les socialistes, les anarchistes, les collectivistes et les communistes. Et l’économie sociale, elle démarre là, chez les saint-simoniens, chez des Robert Owen. Il y a cependant une question qui n’est pas résolue à ce sujet, et qui est au cœur de la réflexion des décroissants : peut-on changer, par l’exemple, la société de l’intérieur ? Et là, je crois que la réponse de 1848 a été donnée : c’est non. Parce que dans un cadre institutionnel qui n’est pas vertueux, il n’est pas possible d’être vertueux. On peut l’être, mais 10 ou 15 minutes, parce qu’on est éliminé directement. Dans un cadre qui encourage au crime comme la finance actuellement, les initiatives de type individuel pour changer le système par un exemple vertueux sont éliminées par les lois de la concurrence.

AE : C’est donc impossible.

PJ : Non, il y a toujours des coopératives. Mais le fait que ce modèle n’ait pas envahi la société, entre le moment où on l’a inventé en 1830 et maintenant, montre que le côté « exemplaire » ne s’est pas passé.

AE : L’économie sociale, c’est un ajustement systémique ?

PJ : On peut essayer, mais ça ne marche pas, au pire on vous assassine, au mieux ça vivote.

AE : Pourtant il y a un intérêt plus fort pour la question à l’heure actuelle.

PJ : J’ai été à une réunion qui mettait en présence des dirigeants d’économie sociale, il y a de cela deux ans. Ce qui me décourageait, c’était qu’il y avait une sorte de ronron, on répétait ce qu’on disait déjà il y a dix ans. Il y avait une absence de vision sur ce qui se passait. On leur disait : « Les gens s’intéressent à ce que vous faites » et ils disaient qu’ils étaient très contents. Mais il y avait peu de réflexion.

AE : Qu’est-ce que vous prônez alors ? Vous parlez d’une constitution de l’économie.

PJ : Oui, il faut une organisation qui parte du sommet. Il faut englober l’ensemble de l’humanité et c’est à ce niveau-là qu’il faudra fonctionner. Maintenant, c’est une idée qui est battue en brèche par l’extrême droite, une attitude qui infiltre aussi l’extrême gauche. En France, le Front national est pour le repli national sur les frontières, l’élimination de l’euro alors que celui-ci était une tentative de sortie par le haut, qui a été mal faite, mais qu’on peut aiguiller dans d’autres directions. On est sur des thèmes comme le protectionnisme alors que des gens comme David Ricardo [NDLR économiste du 19e siècle, qui a formulé la théorie de l’équilibre de marché] ont montré que ce n’était pas la solution.

AE : Pour revenir à la constitution, quel serait son principe ?

PJ : Il faudrait que l’ensemble des nations se mette d’accord sur un texte de type Déclaration des droits de l’homme fait de principes généraux, comme, par exemple, une interdiction de la spéculation, qui était d’ailleurs proscrite jusqu’à la fin du 19e siècle.

AE : Vous pensez que c’est jouable ?

PJ : Est-ce que la Déclaration des droits de l’homme est jouable ? Oui, je pense que ça peut être mis en place, même si cela n’a pas beaucoup d’intérêt de poser la question comme ça. Les réactions à ce sujet sont d’ailleurs positives. Depuis que je parle de cette question, je vois une évolution. En France, quasi tous les partis reprennent certaines de mes idées. Il faut qu’il y ait un courant qui se crée et que les gens y souscrivent.

Julien Winkel

Julien Winkel

Journaliste (emploi et formation)

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