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Environnement/territoire

La désobéissance civile : arme à double tranchant du combat climatique

Depuis l’apparition d’Extinction Rebellion, on assiste, en Belgique et ailleurs, à une recrudescence d’actions spectaculaires face à l’urgence climatique. Certaines stratégies de désobéissance civile ne font pas consensus. Une dizaine d’activistes, de chercheurs, de travailleurs d’ONG expriment leur point de vue dans Alter Échos.

© Valentin Gorris

Lundi 6 février, une poignée d’activistes «pour la justice climatique» ainsi que des représentants syndicaux envahissent les sièges des partis politiques belges francophones pour demander des réponses fortes aux «crises de l’énergie et du climat». Le 13 février, une quarantaine d’individus, membres notamment d’Extinction Rebellion, bloquent le terminal des jets privés de l’aéroport de Zaventem, pour réclamer l’interdiction de ce mode de transport particulièrement polluant. Le jeudi 2 mars, ce sont des étudiants qui interrompent un forum de recrutement sur le campus de l’UCLouvain, auquel participe TotalÉnergies.

Chaque mois, les collectifs du «Mouvement climat» se lancent dans des «happenings», plus ou moins spectaculaires, pour dénoncer les investissements dans les énergies fossiles des géants de l’énergie ou pour aiguillonner le manque d’action de représentants politiques face au dérèglement climatique. Ces actions impliquent souvent de jeunes Belges qui bravent la loi, de manière pacifique, pour faire valoir une cause qu’ils et elles considèrent comme supérieure, la cause environnementale. Bien sûr, la désobéissance civile n’est pas née d’hier. On situe sa naissance au XIXe siècle dans les pensées, puis dans les actes d’Henry David Thoreau, aux États-Unis. Côté écologie, Greenpeace fait parler d’elle depuis plus de 50 ans. Mais ces dernières années, les actions pour le climat se multiplient.

Passer à la vitesse supérieure

Louis Droussin fut l’un des participants et porte-parole de l’action menée à l’UCLouvain. S’il s’implique de plus en plus dans des actions de désobéissance civile, c’est d’abord parce que «les marches pour le climat ont montré leurs limites. Elles n’ont pas eu le résultat escompté». Ce constat est partagé par Thomas Goorden, un activiste flamand qui a révélé des pollutions chimiques d’envergure à Anvers et qui officie en tant que consultant pour des ONG de défense de l’environnement. «Même des marches avec 50.000 personnes n’ont plus de couverture médiatique, dit-il. C’est devenu le mode d’action le moins efficace et cela pousse tout le monde à être plus extrême. Les actions directes de désobéissance civile aident à faire avancer une cause. Cela montre que des gens se sentent si concernés qu’ils sont prêts à prendre des risques, cela donne de la gravité au dossier.» Chez Greenpeace, Carine Thibaut, la porte-parole, pense que «ces actions sont très efficaces, elles sont de véritables aimants médiatiques, car il s’y rejoue le mythe d’Antigone, où la force du citoyen réside dans son courage, son corps, sa prise de risque. C’est une théâtralisation d’un débat de fond».

«Même des marches avec 50.000 personnes n’ont plus de couverture médiatique. C’est devenu le mode d’action le moins efficace et cela pousse tout le monde à être plus extrême.» Thomas Goorden, activiste anversois

L’impression que l’urgence climatique n’est pas suivie d’actes politiques forts alors que l’humanité et la nature sont menacées est à l’origine de ces coups d’éclat. Pour Adélaïde Charlier, de Youth for Climate, la désobéissance civile «fonctionne bien, mais elle doit être bien réfléchie et elle n’est qu’un outil parmi d’autres». Celle qui contribua à lancer les marches pour le climat en Belgique, dans la foulée de Greta Thunberg, ne renie pas ses combats passés: «Les marches pour le climat ont été essentielles pour mobiliser le public et focaliser l’attention sur l’enjeu climatique. Je suis persuadée qu’elles ont contribué à faire changer les mentalités dans la société. Il y a eu des réponses politiques. Ont-elles été à la hauteur? Non.» Malgré des «débats constants» sur l’opportunité de participer à des actions de désobéissance civile, Youth for Climate se joint, au cas par cas, à d’autres organisations qui en organisent, comme ce fut le cas de «Code rouge» en octobre 2022. Plusieurs centaines d’activistes représentant une quarantaine d’organisations, dont Greenpeace, avaient bloqué deux sites belges du géant pétrolier et gazier Total.

Laurie Pazienza a participé à Code rouge et à d’autres actions, à travers différents collectifs comme «Totalement down». Selon elle, la force de Code rouge, c’est d’avoir «rassemblé une coalition assez large, avec des organisations variées, des mouvements sociaux». Son propre parcours est jalonné de prises de conscience successives. D’abord par l’adoption de «petits gestes» au quotidien, «puis je me suis dit qu’on n’allait pas changer le monde avec du zéro déchet». Elle a ensuite participé à des mouvements de défense de l’environnement et, de fil en aiguille, elle s’est lancée dans «des actions coup de poing, en réalisant que les méthodes légales ne fonctionnent pas toujours. Je pense que les gens privilégiés comme moi doivent être en première ligne». Pour Carine Thibaut, de Greenpeace, «ce qu’il faut entendre derrière cette résurgence d’actions de désobéissance civile, qui trahit une forme de désespoir, c’est l’immense préoccupation des citoyens face au dérèglement climatique».

L’attaque des tableaux

Le 27 octobre, à Amsterdam, un membre du collectif anglais «Just Stop Oil» filme ses deux comparses «armés» de glue au Rijksmuseum. L’un d’entre eux colle son crâne sur la vitre de protection de La jeune fille à la perle  du peintre Vermeer et l’autre s’englue contre le mur à côté du tableau. Leur action spectaculaire fait suite au jet de soupe de deux jeunes filles, appartenant au même collectif, sur Les Tournesols  de Van Gogh. Ces actions, comme celles qui consistent, par exemple à interrompre le Tour de France ou à bloquer des routes périphériques à Londres ou à Paris, ne laissent pas indifférent, même en Belgique. François Gemenne, politologue à l’Université de Liège, spécialiste des questions d’adaptation au réchauffement climatique et l’un des co-auteurs du 6e rapport du GIEC, exprime des réserves quant à ces modes d’intervention dans le débat public. Selon lui, «la cible d’action contre le changement climatique ne doit pas être le grand public. Le message ne doit pas être dirigé contre eux, mais contre ceux qui empêchent le changement – l’industrie de l’énergie fossile ou les banques qui la financent. Viser le grand public pourrait couper ces organisations d’un soutien populaire, cela peut s’avérer contre-productif. Aujourd’hui nous n’avons pas besoin de gens qui crient ‘au feu’, mais plutôt de gens qui montrent comment éteindre l’incendie». Ce point de vue est en partie partagé par Xavier Jadoul, qui travaille au Gracq, l’association des cyclistes quotidiens. Sur son temps libre, il organise, à Liège, pour des collectifs militants, des actions de désobéissance civile. En 2019, il participa par exemple, avec le collectif «Cycloyen», à une opération de sensibilisation sur la place du vélo en ville en peignant au pochoir de faux marquages au sol représentant des pistes cyclables, qui lui valurent des poursuites judiciaires. «L’objectif de ces actions, c’est d’être subversif, mais aussi de convaincre monsieur et madame Tout-le-monde, car le rapport de forces, c’est l’opinion publique qui peut le faire bouger, dit-il. L’action de marquage au sol était bien réfléchie, accompagnée d’une explication claire pour qu’on ne nous identifie pas comme ‘anti-voitures’ et qu’on ne parle pas qu’aux convaincus.»

«Certains parlaient de ‘Violence’ pour les jets de peinture sur des tableaux, protégés par une vitre. Pour moi la violence c’est l’inaction politique ou les activités d’extraction de l’industrie fossile.» Chloé Mikolajczak, ancienne porte-parole de «Code rouge»

Mais pour beaucoup d’activistes du climat, ces actions placées sous le feu de la lumière médiatique ont des effets positifs indéniables. «L’objectif d’une action n’est pas toujours de convaincre, assure Laurie Pazienza, le but premier c’est de faire le buzz, de faire parler.» Chloé Mikolajczak, qui fut l’une des porte-parole de «Code rouge», est assez dubitative face aux critiques à l’encontre des actions de «Just Stop Oil» ou d’Extinction Rebellion: «Certains parlaient de ‘violence’ pour les jets de peinture sur des tableaux, protégés par une vitre. Pour moi, la violence c’est l’inaction politique ou les activités d’extraction de l’industrie fossile. Et puis des actions organisées par un flanc radical aboutissent généralement à un soutien plus marqué pour des organisations modérées.»

Le grand retour de la désobéissance civile a été favorisé par la création d’Extinction Rebellion, organisation née au Royaume-Uni et qui s’est fait remarquer par ses blocages de routes, de carrefours ou de métros. En Belgique, le blocage de la rue de la Loi, en novembre 2021, fait partie des faits d’armes de l’organisation qu’on surnomme «XR». Xavier De Wannemaeker est membre d’Extinction Rebellion, responsable de la communication. Il n’avait jamais participé à des actions militantes avant de rejoindre XR pendant le Covid, puis de participer à de multiples actions de désobéissance civile. Les blocages de routes ou les jets de peinture sur des tableaux répondent, selon lui, à une «stratégie de polarisation, où l’important n’est pas d’être populaire, mais de faire du bruit, de lancer le débat et, peut-être, d’être l’étincelle chez certains citoyens prêts à nous rejoindre». Mais Extinction Rebellion est en pleine crise existentielle. À Londres, alors que le mouvement est dépassé par des organisations plus radicales comme «Just Stop Oil», et que beaucoup de ses membres ont fait face à des poursuites judiciaires, Extinction Rebellion a mis en «pause» le recours à des actions de désobéissance civile et s’oriente vers une approche plus consensuelle, en lançant un appel pour une bonne vieille marche, le 21 avril prochain. «À Bruxelles, nous avons décidé de ne plus bloquer les axes routiers pour éviter de nous mettre les citoyens et citoyennes à dos, explique Xavier De Wannemaeker. Nous essayons d’être plus populaires, l’ambition d’XR étant d’être une organisation de masse.»

Des mouvements élitistes?

La résurgence d’actions de désobéissance civile est évoquée dans un récent ouvrage co-écrit par les sociologues Jean-Baptiste Comby et Sophie Dubuisson-Quellier, intitulé Mobilisations écologiques, à paraître prochainement aux Presses universitaires de France. Si Jean-Baptiste Comby constate bien une «conflictualisation forte de la question écologique et une recrudescence des actions de désobéissance civile», il distingue les actions qui «pointent les responsables de l’écocide», comme Total par exemple, de celles, à l’objet politique moins identifiable, qui visent avant tout à «attirer l’attention médiatique» et, éventuellement, à convaincre des individus de changer leurs comportements. Dans les deux cas, «les bénéfices politiques sont incertains», estime le sociologue spécialiste des mouvements sociaux. «Ces actions, réalisées par une poignée de militants ont leur utilité, ajoute-t-il, mais bloquer le Tour de France ou Roland-Garros, cela peut venir creuser le fossé entre les militants écologistes et les catégories populaires, qu’ils méconnaissent; cela dépolitise l’enjeu climatique qui se retrouve confisqué par une petite élite.» Le sociologue prône une ouverture plus forte du mouvement écologiste à l’analyse des classes sociales. «Si on considère que l’enjeu climatique est un enjeu de pouvoir, alors il n’est pas possible d’avancer sans les classes populaires.» (relire: «Tous ‘chauds pour le climat’? Les élèves favorisés ont une longueur d’avance», n° 479, décembre 2019).

«Dans certains mouvements activistes, beaucoup considèrent qu’il faudra, à l’étape suivante, procéder à des sabotages.» Xavier De Wannemaeker, Extinction Rebellion

Si, pour Thomas Goorden, «ce qui est vraiment élitiste, c’est cette idée qu’il faut à tout prix convaincre les gens en situation de précarité de se joindre au mouvement, car ces derniers ont déjà bien d’autres enjeux à résoudre», d’autres insistent pour créer davantage de liens avec les plus précaires. «Il faut arriver à nous diversifier et à toucher des catégories plus larges de la population, déclare Chloé Mikolajczak, car les crises sociale et climatique sont les deux faces d’une même pièce. Ne pas faire le lien, c’est être déconnecté.» À l’autre bout du spectre, une partie des activistes s’interroge: faut-il aller plus loin? Se lancer dans des actions plus radicales? «Dans certains mouvements activistes, beaucoup considèrent qu’il faudra, à l’étape suivante, procéder à des sabotages, même s’il ne s’agit pas d’une position envisagée au sein d’XR», conclut Xavier De Wannemaeker.

En savoir plus

«Climat – pauvreté: j’y pense et puis j’oublie» (dossier), Alter Échos n° 412, novembre 2015.

«Tous ‘chauds pour le climat’? Les élèves favorisés ont une longueur d’avance», Alter Échos n° 479, décembre 2019.

Cédric Vallet

Cédric Vallet

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