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Du sofa à la rue: le sans-abrisme caché des LGBT

Au Canada et aux États-Unis, on estime que 20 à 40% des jeunes sans abri seraient LGBTQIA+. En Belgique, pas de chiffres, mais une chose est sûre: les personnes LGBT, quel que soit leur âge, sont plus à risque de se retrouver en situation de (grande) précarité. Une problématique encore peu prise en compte.

Sophie Della Corte
(c) Sophie Della Corte

Exclusion du foyer familial ou nécessité de le fuir pour pouvoir vivre sa sexualité, exil lié à l’orientation sexuelle et/ou à l’identité de genre: les situations sont multiples, mais, pour chacun, il s’agit de se sauver pour se révéler ou, tout simplement, pour se réaliser. Un exode invisible qui pousse à lâcher son logement, son emploi ou ses proches, à s’isoler et, parfois, à développer des conduites à risque. Avec une menace à la clef: celle de basculer dans la précarité.

Derrière ces situations de rupture se cachent de profondes vulnérabilités. Les personnes LGBTQIA+ subissent toujours des discriminations dans tous les champs de leur vie. Leur santé mentale est globalement plus fragile, ébranlée par l’intériorisation des LGTBphobies, de la honte de soi et de l’appréhension du rejet, susceptibles de provoquer un stress chronique. Ce stress, on le désigne sous le nom de «stress minoritaire», un concept développé en 2003 par le psychiatre américain Ilan H. Meyer pour expliquer la prévalence plus élevée des problèmes de santé mentale chez ces personnes, davantage sujettes aux comportements suicidaires, aux épisodes de dépression ou aux addictions – la consommation d’alcool et de drogues est plus importante dans la population LGBTQIA+ et tend à augmenter le risque de précarisation (relire «Chemsex: plaisir sous influence», décembre 2020).

«Les communautés LGBT, si elles sont une ressource pour beaucoup, peuvent parfois être oppressantes et reproduire à leur insu des discriminations – racistes, sexistes – et pousser à l’exclusion. Ces facteurs de stress peuvent amener les personnes à s’isoler et à avoir très peu de ressources», résume Isabelle Gosselin, psychologue clinicienne, chercheuse à l’Observatoire du sida et des sexualités et chargée de projet à l’asbl Ex Aequo pour la création d’une Maison Arc-en-ciel de la santé.

Accueil en crise

Les facteurs d’exclusion se croisent et se renforcent. Parmi les LGBTQIA+ ayant vécu une expérience de sans-abrisme: de nombreux migrants dont les cultures d’origine sont peu inclusives sur le plan du genre.

La criminalisation de l’homosexualité dans 69 États dans le monde1 et, plus largement, les actes homophobes fréquents dans la sphère privée poussent à l’exil. En Belgique, le Commissariat général aux réfugiés et apatrides (CGRA) a traité, au cours de l’année 2019, 569 dossiers de demandes de protection internationale pour un motif lié à l’orientation sexuelle/l’identité de genre (OSIG), introduites par des personnes principalement originaires d’Irak, du Cameroun, du Sénégal, du Maroc et du Venezuela. 54% de ces demandes ont essuyé un refus2.

À la fois singulière et semblable à tant d’autres, l’histoire de ce jeune réfugié ivoirien rencontré au Rainbow Refugee Committee, un espace de parole et de soutien pour les demandeurs d’asile LGBT, illustre ces parcours d’exil. Fils aîné d’une famille musulmane et conservatrice – son père est dans l’armée –, le dévoilement de son homosexualité vire au drame. Et là commence la galère. Un visa en poche, il fuit son pays et débarque en Espagne puis à Paris où il doit rejoindre des amis. Mais le rendez-vous est loupé: les amis manquent à l’appel. Contraint de passer ses nuits dehors, il se fait agresser deux fois – «à cause de mon comportement efféminé». Un ami, un autre, l’incite alors à prendre le train jusqu’à Bruxelles, car, lui dit-il, «la Belgique loge». Le jeune Ivoirien introduit dans notre pays une demande d’asile. Dans le centre d’accueil où il est hébergé, il a un toit, un lit, mais les violences psychologiques à son égard se perpétuent. Son voisin de chambre, Ivoirien lui aussi, diffuse en boucle des chansons homophobes; les familles du centre interdisent à leurs enfants de l’approcher.

En Europe, les LGBT ayant expérimenté des moments de vie en rue sont cinq fois plus nombreux que dans la population générale.

Aujourd’hui, le jeune homme a son statut de réfugié, mais éprouve une grande peine à voir tant de personnes LGBT sans solution d’hébergement. Car entre-temps, la crise de l’accueil s’est aggravée, laissant sur le carreau de nombreux demandeurs d’asile – LGBT ou non. Le groupe de soutien hebdomadaire du Rainbow Refugee Committee rassemble ce mercredi après-midi une trentaine de personnes, de jeunes hommes pour la plupart, quelques femmes et un couple de femmes iraniennes avec un enfant. Parmi elles, certaines sont en centre d’accueil, d’autres ont échoué sur un divan ou dans une cave, et plusieurs sont à la rue. «En Algérie, je suis passé par là. On est habitués. Mais on espérait mieux en arrivant ici. Et puis les conditions climatiques, c’est vraiment difficile… Et comme LGBT, on ne peut pas affronter n’importe qui», témoigne l’un d’entre eux.

Si l’orientation sexuelle et l’identité de genre se révèlent être parfois l’unique motif de migration – chez les personnes originaires du Maghreb notamment –, dans certains cas, ce n’est que «la cerise sur le gâteau» – par exemple chez les natifs d’Irak ou d’Afghanistan. Pour les uns, l’orientation sexuelle est clairement affirmée, pour d’autres, les mots n’ont pas encore été posés – mais ils devront impérativement l’être en vue de l’obtention d’un droit de séjour. Il y a aussi celles et ceux qui débarquent en Europe «pour faire du travail du sexe de manière temporaire, ramasser de l’argent, puis rentrer chez eux», ajoute Guilhem Lautrec, directeur de l’asbl Alias, qui travaille dans un but de promotion de la santé et d’ouverture des droits avec des hommes et des personnes trans en situation de prostitution. «Parfois ils ne rentrent pas. Ils font des demandes d’asile ou demeurent illégalement sur le territoire.»

«Des milliers»

Bien qu’aucune étude ne permette d’estimer le nombre de personnes LGBT en situation de grande précarité en Belgique, ils seraient «des milliers», à en croire le directeur d’Alias. «Ici, on accueille 450 personnes par an et ce ne sont que des personnes concernées par le travail du sexe. Ce ne sont aussi que ceux qui viennent nous voir. Donc, c’est une infime minorité.» Parmi les personnes accompagnées, trois quarts sont sans abri (en rue, en hébergement, chez des connaissances ou en squat), trois quarts sont illégaux ou avec un titre de séjour précaire, la majorité a moins de 35 ans et provient surtout d’Amérique latine ou d’Afrique du Nord. «Il est difficile d’avancer des chiffres, car ces publics sont très difficiles à identifier, confirme Thierry, animateur du Rainbouw Refugee Committee. Il y aurait chaque année environ 1.500 demandes d’asile liées à l’OSIG. Dès lors qu’ils n’ont pas de place dans un centre d’accueil, ils disparaissent dans la nature. Ils doivent être des centaines à la rue.»

«Pas mal de femmes trans et de jeunes mecs ont commencé à faire du travail du sexe pour pouvoir dormir quelque part.» Guilhem Lautrec, Alias

Alertée par les études menées aux États-Unis et au Canada sur le nombre de personnes LGBT parmi les sans-abri, mais aussi «par le fait que cette problématique revenait régulièrement dans les groupes de travail autour du sans-abrisme des jeunes», la Fédération européenne des organisations travaillant avec les sans-abri (Feantsa) a décidé, il y a maintenant cinq ans, de se pencher sur le sujet. Les données fiables manquent, mais Robbie Stakelum (Policy Officer, Feantsa) assure que «les études menées en France, au pays de Galles ou en Angleterre font état de chiffres très similaires à ceux récoltés en Amérique du Nord». Pour y voir plus clair, la Feantsa a lancé avec l’ILGA-Europe (section européenne de l’Association internationale lesbienne et gay) une vaste enquête3 sur les formes de sans-abrisme expérimentées par les populations LGBTQIA+ en Europe. Selon les pays, 12 à 28% des personnes LGBT interrogées ont ainsi été touchées par une période de sans-abrisme au sens large (hébergement d’urgence ou temporaire, en squat, chez des amis, en rue…). Des résultats nettement plus élevés que ceux de la population générale (les LGBT ayant expérimenté des moments de vie en rue sont par exemple cinq fois plus nombreux que dans la population générale), et dont les chiffres explosent quand on s’intéresse aux personnes trans et intersexuelles. Pour ce qui est de la Belgique, l’enquête indique que 13% des personnes interrogées ont été confrontées à une situation de sans-abrisme.

Violences et non-recours

Les personnes LGBTQIA+ demeurent, plus que d’autres, dans un «sans-abrisme caché». «Souvent, ils ne s’identifient pas aux sans-abri parce qu’ils ‘n’ont pas le profil’. Ils font du ‘sofa surf’, parfois pendant des mois, voire des années, et ne se présentent pas rapidement auprès des services d’aide. Quand ils y parviennent enfin, ces services sont peu adaptés. Leur expérience n’est pas forcément positive et ils peuvent subir des violences de la part des autres usagers. Ils demeurent donc peu visibles et expérimentent des violences dans la rue, dans les parcs, dans les gares», détaille Robbie Stakelum, s’appuyant notamment sur les recherches du Canadien Alex Abramovich (Centre de toxicomanie et de santé mentale, CAMH), qui parle d’«effacement institutionnel» (institutional erasure) pour évoquer les facteurs de frein dans l’accès aux services d’aide pour ces publics, menant ces derniers à se sentir parfois plus en sécurité en rue que dans les programmes d’hébergement.

Car même s’il n’y a pas forcément d’homophobie ou de transphobie «actives» de la part des services, les réflexes LGTBphobes persistent et peu d’espaces «safe» pour penser l’accueil de ces publics sont aménagés. «Certains travailleurs sociaux ne se sentent pas à l’aise pour évoquer ces questions, d’autres ont peur d’‘insulter’ les gens, voire se demandent pourquoi il est nécessaire de mettre un focus sur les sans-abri LGBT. C’est le plus souvent dû à une ignorance de la réalité de ce problème et à une non-compréhension des besoins spécifiques des LGBT», poursuit Robbie Stakelum.

Ces violences institutionnelles, qu’elles émanent des usagers ou des travailleurs, toutes les personnes interviewées les ont observées (relire aussi notre dossier sur les violences institutionnelles à l’égard des femme). Elles ont pour conséquences un non-recours important et des pratiques à risque. «Pas mal de femmes trans et de jeunes mecs ont commencé à faire du travail du sexe pour pouvoir dormir quelque part, relève Guilhem Lautrec. Au bout de quelques nuits en rue, il arrive qu’ils se mettent sur Grinder pour trouver un mec chez qui baiser et dormir, voire juste pour prendre une douche. C’est une manière de survivre. Cette misère des personnes en manque de droits et qui cumulent les stigmates les met à la merci de certaines personnes et peut les pousser à accepter des pratiques sexuelles dont elles ne veulent pas.»

 

 

 

  1. State-Sponsored Homophobia 2020: Global Legislation Overview Update, Lucas Ramon Mendos et al., Ilga World, 2020.
  2. https://www.senate.be/www/?MIval=/Vragen/SVPrint&LEG=7&NR=827&LANG=fr
  3. Un total de 139,799 personnes âgées de 15 ans et plus, qui se disent lesbiennes, gays, bisexuelles, trans ou intersexes ont répondu à cette étude européenne menée entre mai et juillet 2019. Voir: https://fra.europa.eu/en/data-and-maps/2020/lgbti-survey-data-explorer
Marinette Mormont

Marinette Mormont

Journaliste (social, santé, logement)

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