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Travail social et numérique: ne plus tenir la distance

25 ans qu’Alter Échos existe et fait l’écho des questions et des inégalités sociales. Si les inégalités numériques n’occupaient pas nos colonnes dans nos premières publications, elles sont de plus en plus évoquées ces dernières années. Avec un «pic» pandémique, concomitant à l’accélération de la numérisation engendrée par les épisodes de confinement. Tour d’horizon.

Illustration de Anne-Gaëlle Amiot, issue notre dossier "Quatrième révolution industrielle : l’humain bientôt obsolète ?", n° 467.

«Pense-t-on que le fait de passer d’un écran à l’autre diminuera une obscurité qui a des effets de barrière invisible à l’accès et lèvera pour le bénéficiaire désorienté l’incertitude déstructurante dans laquelle une relation confuse avec les professionnels ne peut que le plonger?», interrogent Jean Blairon et Christine Mahy dans leur texte récent «Pourquoi il faut refuser l’exercice du travail social en distanciel» (à lire sur www.rwlp.be).

Dans une carte blanche publiée quelques jours plus tôt dans La Libre (25/10/21), à l’initiative de Travail Social en Lutte, plus de 200 signataires rappellent que «l’accès aux services essentiels doit rester direct et personnalisé». «Il n’est pas acceptable que l’exercice de droits fondamentaux soit conditionné à l’utilisation d’un ordinateur et que l’exclusion numérique exacerbe l’exclusion sociale. La dématérialisation ne peut se poursuivre en invisibilisant une grande partie de la population et des réalités sociales», écrivent-ils. 

Après des mois de débrouille pour tenter par tous les moyens de maintenir malgré la distance le contact avec leurs bénéficiaires, les travailleurs sociaux protestent aujourd’hui contre cette ascension forcée vers la numérisation. En première ligne face au désarroi des derniers de cordée, ils plaident pour une réouverture des guichets des mutuelles, banques, CPAS ou services publics… Autant de portes auxquelles aller frapper pour accéder à ses droits.

Interrogée dans notre numéro de septembre, Julie Kesteloot, coordinatrice des secteurs à la Fédération des services sociaux, allait dans le même sens et déplorait le risque de sous-traitance aux travailleurs sociaux: «La numérisation des administrations et de plein de pans de la société impacte nos services, l’accompagnement, parce qu’elle impacte nos bénéficiaires. Avec la numérisation, il y a un déplacement de la responsabilité de l’administration, du service public, vers le citoyen et potentiellement l’associatif» («Pour l’instant, c’est un peu le Far West», n°496, septembre 2021).

Exclusion sociale et numérique

La numérisation laisse de nombreuses personnes au bord du chemin – 40 % de la population belge est à risque d’exclusion numérique, selon la Fondation Roi Baudouin –, mais elle marginalise encore plus des publics déjà en marge. «Les services numérisés se multiplient, on pense que l’on va tout régler avec cela. Mais il ne s’agit pas d’un choix de la population, cette informatisation a surgi de façon non démocratique. Et une partie importante de cette même population connaît des difficultés dans ce domaine. Ce qui est dingue, c’est que ce sont ces mêmes personnes, généralement des demandeurs d’emploi, des allocataires sociaux, qui subissent le plus de ‘pression informatique’ puisque beaucoup de services auxquels elles sont confrontées sont numérisés», nous expliquait, désolé, Adrien Godefroid, informaticien public, un «nouveau» métier lancé par l’asbl «Action et Recherche culturelles» pour tenter de réduire la fracture numérique. Dans son top 5 des requêtes, il rapporte des difficultés avec la déclaration simplifiée de revenus sur «Tax-on-web», l’installation d’applications ou encore la prise de rendez-vous en ligne avec les administrations communales. «On entend souvent que la fracture numérique se résorbe, mais c’est faux, expliquait-il. Plus on en demande, plus on pousse à la numérisation, moins la fracture va se résorber.» C’était fin 2019… et le Covid n’était pas encore passé par là («24 heures avec… Adrien Godefroid, informaticien public», AÉ n° 479, décembre 2019).

Exclusion financière

La numérisation a aussi pour conséquence une réduction progressive de l’utilisation du cash. L’argent liquide est pourtant un outil essentiel d’inclusion financière pour les personnes en difficulté face au numérique («Argent liquide sous pression: l’inclusion financière en danger», AÉ n°487, octobre 2020). Si tous les consommateurs sont touchés par ce phénomène, ce sont à nouveau les plus vulnérables qui payent le prix fort, à l’instar des personnes âgées ou des sans-papiers. Au sujet des premières, Philippe Andrianne, secrétaire politique du mouvement social des aînés (Énéo), nous confiait: «Internet est arrivé trop tard dans leur vie. Certains manquent de matériel et de connaissances. D’autres sont atteints de handicaps qui affectent leurs mouvements ou leur mémoire.» Dans ce même article, Mamadou Dialo racontait la menace que faisait peser une société sans cash sur la vie des sans-papiers. «Il faut savoir qu’une personne qui ne possède pas de compte bancaire ou une carte bancaire ou ne sait pas s’en servir, est déjà discriminée. Par exemple, nous n’avons pas accès aux achats en ligne. C’est devenu aussi plus difficile de payer ses factures en liquide, son loyer, ses abonnements, etc. Si la possibilité de refuser l’argent liquide persiste, on va être encore plus marginalisés.»

Nuances en matière de distance

Paradoxalement, le numérique, s’il marginalise, s’il dépersonnalise, se révèle aussi être une première porte d’entrée, permet d’entrer en contact avec certains publics, de «libérer une parole», comme l’observait Manu Gonçalves, du service de santé mentale Le Méridien (Saint-Josse, Bruxelles) en plein confinement («Confinement: qui va payer la fracture [numérique]?», AÉ n°485, juillet 2020).

C’est d’ailleurs pour cette raison que certains acteurs de la santé n’ont pas attendu la pandémie pour faire «Le pari de l’e-santé pour un meilleur accès aux soins» ( n°496, septembre 2021). «Dans les années 2010-2011, les gens ont commencé à nous contacter par e-mail sans laisser d’autres moyens de les joindre», nous expliquaient dans cet article Angélique Belmont et Charlotte Sambon, psychologues cliniciennes au Centre Alpha et en cabinet privé, qui exercent toutes les deux en ligne (via tchat, visio) et en face à face. «Nous avons touché des personnes que nous n’atteignions pas avec notre système de consultation classique», ajoutait Emilia Bogdanowicz, du Pélican, qui a lancé une plateforme de selfhelp gratuite et anonyme en matière d’addiction et un processus d’accompagnement en ligne via tchat. À distance ou en présence, l’objectif est le même: briser les barrières plutôt que de creuser la fracture sociale. 

En savoir plus

Revoir l’émission Pour l’info sur LN24 consacrée à la fracture numérique avec la participation de:

– Sylvie Pinchart, directrice de Lire et écrire communauté française
– Manon Legrand, journaliste pour Alter Échos
– Thomas Gilson, animateur web et multimédia

 

Manon Legrand

Manon Legrand

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