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Regard critique · Justice sociale

Technologies

Numérisation des services essentiels, une lutte politique

Depuis plusieurs années, une véritable course contre la montre est menée par le secteur associatif contre la digitalisation massive des services d’utilité publique. Entre injustices sociales, bugs informatiques, absurdités kafkaïennes et engrenage infernal: bienvenue dans un feuilleton aux accents virtuels, mais bien réel.

Effectuer un virement bancaire, remplir sa déclaration d’impôts, prendre rendez-vous à la commune, introduire une demande de bourse d’études. Il n’y a pas si longtemps, ces démarches pouvaient être réalisées en se rendant au guichet indiqué. Aujourd’hui, pour les exécuter, il faut avant tout pouvoir se connecter et gérer l’utilisation de plateformes dédiées. Si la numérisation de la société nous touche toutes et tous, ce sont les personnes les plus fragilisées qui en payent le prix fort. Tandis que les autorités généralisent la numérisation de tous les services en vantant un trio progrès-rapidité-fluidité, une large partie de la population se voit complètement larguée. Face au désarroi de leur public, les acteurs et actrices de l’aide sociale se mobilisent pour garantir l’accès aux droits de toutes et tous. Chronologie d’un combat politique contre une société du digital par défaut.

Laissés sur la touche

L’histoire commence dans les années 2000. Pour répondre aux objectifs de la révolution numérique européenne, une multitude de services essentiels passent au 2.0. Au fil des années, le rythme s’accélère. Les banques donnent le ton de la marche forcée de la digitalisation, les services publics suivent. Tandis que pour certains, les démarches en ligne facilitent le quotidien, d’autres se retrouvent complètement perdus. Parmi les laissés sur la touche, de nombreux profils: des personnes âgées, peu diplômées et/ou vivant dans la précarité, mais aussi toutes celles et tous ceux qui pour des raisons multiples et variées n’entrent pas dans la norme des cases préformatées. Dans les locaux de l’asbl Lire et Écrire, le personnel d’alphabétisation témoigne de cette réalité  et tire la sonnette d’alarme dès 2018. À la suite de ces observations de terrain, un sondage est réalisé par la structure afin de mesurer l’accès aux technologies des bénéficiaires. «Les résultats ont montré que notre public utilisait fréquemment les outils numériques pour communiquer oralement et pour des loisirs, mais pas pour effectuer des démarches administratives qui requièrent des compétences spécifiques. Dès ce constat, pour nous, la digitalisation est devenue une question politique», indique Iria Galván, responsable de projet au service étude de Lire et Écrire Bruxelles.

La pandémie, un coup d’accélérateur

Mars 2020, du jour au lendemain, la gestion de la pandémie bouleverse le quotidien de millions de Belges. Dans les administrations, on pousse sur le champignon de la digitalisation. La vie se déroule désormais en ligne; pour celles et ceux qui n’ont pas accès au numérique, tant pis. Les différentes phases de déconfinement ne ralentissent pas la cadence. Tandis que les services essentiels, pour la plupart, gardent leurs volets fermés en turbinant au clic, derrière les guichets ouverts de leur structure, les travailleuses et travailleurs sociaux sont soumis à une pression toujours plus importante pour répondre au désarroi du public. «Je me sentais vraiment perdu face aux absurdités du système. Les problématiques liées au numérique commençaient à prendre énormément de place dans tous mes dossiers. Je devais exécuter des démarches techniques, comme créer des mails, des accès aux e-plateformes publics, plutôt que d’accompagner véritablement les gens», explique Joachim-Emmanuel Baudhuin, travailleur au Service social des solidarités.

«La numérisation s’est opérée sans que les mesures d’accompagnements aient été suffisamment étudiées. Penser que la fracture numérique est passagère, c’est se fourvoyer. Pour répondre à une problématique structurelle, il faut des moyens structurels!»

Stefan Platteau, administrateur du réseau Caban.

Indignés, certains professionnels décident d’entrer en lutte. «Une réunion a été organisée en août 2021, c’est à ce moment-là que j’ai rejoint le mouvement Travail social en lutte créé quelques mois plus tôt», continue Joachim-Emmanuel Baudhuin. Dans la salle ce jour-là, des travailleurs épuisés, en colère, désemparés. «Ça faisait du bien de se sentir moins seul, de pouvoir déposer toute la violence observée au quotidien. Nous avons aussi commencé à lister pratiquement ce qui bloquait le plus les usagers. Par exemple, les bourses d’études, les demandes de chômage, le renouvellement des titres de séjour, les contacts avec la CSC… Nous avons décidé de nous mobiliser contre tous ces services avec un message clair: ouvrez!»

Un momentum politique

Automne-hiver 2021. Tandis que le pays vit en mode pass sanitaire (numérique), du côté du secteur associatif, le feu de la mobilisation gagne en puissance. Plusieurs cartes blanches sont publiées, des rassemblements sont organisés, les médias s’emparent du sujet. Dans les hautes sphères, on s’agite aussi. Si au fédéral la digitalisation suit son cours depuis longtemps sans débat public, au niveau de la Région bruxelloise, il y a une occasion à saisir pour faire bouger les lignes. En effet, le cabinet de Bernard Clerfayt, ministre chargé de la Transition numérique, s’apprête à passer un cap important avec l’avant-projet d’ordonnance «Bruxelles numérique». L’objectif affiché: mettre de l’ordre dans ce grand «far web», uniformiser le système et à terme permettre l’automatisation du recours aux droits des citoyens. «Dès octobre 2021, nous avons été appelés par le Centre d’informatique pour la Région bruxelloise (CIRB) avec quelques acteurs du secteur associatif. On nous a demandé notre avis sur le projet d’ordonnance. Les quelques lignes qui nous ont été présentées ont alors suffi à nous inquiéter: le digital était alors le canal par défaut prévu pour toutes les administrations bruxelloises», se souvient Iria Galván.

La Fondation Roi Baudouin publie son baromètre de l’inclusion numérique en septembre 2022: près d’un Belge sur deux, soit 46 % de la population, est en situation de vulnérabilité numérique.

Les mois passent, tandis que l’élaboration du texte évolue au cabinet; dans la rue, la mobilisation ne faiblit pas. En avril 2022, Lire et Écrire sort une étude dont le résultat est sans appel: la numérisation des services d’intérêt général entraîne des situations de non-recours aux droits pour les personnes analphabètes1. De son côté, la Fondation Roi Baudouin publie son baromètre de l’inclusion numérique2 en septembre 2022: près d’un Belge sur deux, soit 46% de la population, est en situation de vulnérabilité numérique. Bruxelles cristallise le combat, mais la problématique touche tout le pays. C’est désormais armées de chiffres et d’arguments que les associations demandent des comptes et des actions aux politiques.

Les espaces publics numériques, la solution en carton

Dans le grand brouhaha de la digitalisation, pour accompagner les e-largués, du côté des autorités, un acronyme est sur toutes les lèvres: EPN, pour espaces publics numériques. Leur développement fait partie des stratégies politiques pour une meilleure inclusion numérique. Le hic: dans les faits, ces lieux salvateurs fonctionnent avec des bouts de ficelle et manquent de moyens structurels. À la demande du ministre Clerfayt, en 2020, Caban, le Collectif des acteurs bruxellois de l’accessibilité numérique réalise un cadastre auprès des 22 EPN labellisés (le label ne garantit pas de subsides, mais des dons en matériel et des campagnes de communication). Le constat est édifiant: 65,7% des contrats d’animateurs d’EPN reposent sur l’appoint de l’économie sociale d’insertion, du bénévolat ou de prestataires externes. «Cette précarité fragilise le soutien aux usagers. C’est important de pouvoir compter sur des travailleurs stables, c’est un métier qui requiert des compétences techniques, pédagogiques, communicationnelles et sociales», éclaire Stefan Platteau, administrateur du réseau Caban. À la suite d’une pétition déposée auprès de democratie.brussels, Caban est entendu dans la commission affaires économiques du parlement bruxellois lors d’une audition en avril 2023. «La numérisation s’est opérée sans que les mesures d’accompagnements aient été suffisamment étudiées. Penser que la fracture numérique est passagère, c’est se fourvoyer. Pour répondre à une problématique structurelle, il faut des moyens structurels!», appuie Stefan Platteau.

Un équilibre possible?

À propos de l’ordonnance «Bruxelles numérique», la saga continue. En mars 2023, un avant-projet est approuvé en première lecture par le gouvernement régional. Dans un communiqué, Lire et Écrire se positionne contre. Porte-drapeau sur ce sujet de tout le secteur de l’aide sociale, l’association revendique le maintien et le développement des guichets physiques accessibles à tous et toutes, ainsi que des services téléphoniques de qualité. En mai 2023, à l’invitation de l’asbl, les six partis francophones du gouvernement bruxellois participent à un grand débat autour du projet d’ordonnance.

«Les autorités sont très connectées, mais du coup déconnectées des réalités.»

Iria Galván, responsable de projet au service étude de Lire et Écrire Bruxelles

Les parlementaires y soulignent l’importance de l’humain et la nécessité de trouver un équilibre entre virtuel et présentiel. En juin 2023, le texte passe en deuxième lecture du gouvernement. L’article 13 indique la possibilité d’interagir avec un agent pour toute démarche administrative, au minimum via un accueil physique et/ou un service téléphonique. Pour Lire et Écrire, il faut aller encore plus loin. En attendant la troisième lecture, le monde associatif reste sur le qui-vive et maintient ses actions et son plaidoyer. «De manière générale, je crois que certains politiciens continuent de ne pas comprendre l’ampleur des obstacles que le numérique représente pour une partie de la population et les conséquences sur le quotidien de ces personnes. Les autorités sont très connectées, mais du coup déconnectées des réalités», se désespère Iria Galván.

Désormais, politiques et acteurs sociaux ont les élections de 2024 dans le viseur. Quelle sera la place accordée à ces questions dans les programmes des partis? Est-ce que le code imaginé par le Comité humain du numérique3 les inspirera? La suite au prochain épisode.

  1. https://lire-et-ecrire.be/Les-personnes-analphabetes-a-l-epreuve-de-la-dematerialisation-des-services-d
  2. https://kbs-frb.be/fr/zoom-barometre-de-lnclusion-numerique-2022
  3. https://codedunumerique.be/

Jehanne Bergé

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