Alter Échosr
Regard critique · Justice sociale

Technologies

«Pour l’instant, c’est un peu le Far West»

Quelle est l’influence de la digitalisation sur le travail des associations actives dans le champ social? Alter Échos a devisé avec Philippe Lambotte, développeur actif dans le secteur social depuis des années, Julie Kesteloot, coordinatrice des secteurs à la Fédération des services sociaux, et Catherine Szollossy, une bénévole active dans le dans le domaine de la distribution de nourriture.

© Marion Sellenet

Quelle est l’influence de la digitalisation sur le travail des associations actives dans le champ social? Comment ces associations s’emparent-elles des nouveaux outils numériques qui leur sont proposés? En développent-elles elles-mêmes? Et, si oui, sont-elles au courant des enjeux charriés par les nouvelles technologies? Pour répondre à ces questions, Alter Échos a devisé avec Philippe Lambotte, développeur actif dans le secteur social depuis des années, Julie Kesteloot, coordinatrice des secteurs bruxellois à la FDSS (Fédération des services sociaux), et Catherine Szollossy, une bénévole active dans le domaine de la distribution de nourriture et militante à «Droit à un toit» qui, au plus fort de l’épidémie de Covid-19, a développé un outil numérique tout simple mais qui semblait répondre à une vraie nécessité de terrain…

Alter Échos: Quelle a été votre réaction à la lecture du sujet du dossier?

Julie Kesteloot: Pour moi, il y a un double enjeu. Un: beaucoup de services sociaux sont sous-équipés, sous-formés et pas forcément prêts à passer à la digitalisation qui se déroule à l’heure actuelle dans la société. Une digitalisation qui pose d’ailleurs des questions en lien avec l’accompagnement des publics puisque ceux-ci arrivent dans les services sociaux avec de nouvelles demandes générées par cette digitalisation généralisée. Deuxième enjeu: qu’est-ce que les services sociaux peuvent, avec la digitalisation, construire comme outils d’information, de gestion, alors que tout cela pose des questions en termes de contrôle, de flux de données, de vie privée?

AÉ: Commençons par le premier enjeu. Quel est l’impact de la digitalisation de la société sur le travail d’accompagnement des publics par les associations?

JK: La numérisation des administrations et de plein de pans de la société impacte nos services, l’accompagnement, parce qu’elle impacte nos bénéficiaires. Avec la numérisation, il y a un déplacement de la responsabilité de l’administration, du service public, vers le citoyen et potentiellement l’associatif.

Philippe Lambotte: Pour des raisons budgétaires ou de solutionnisme, on dit que l’informatique va tout régler. Des services entiers passent sur Internet, on ferme des guichets, on retire du contact humain et on demande aux citoyens – qui ont pourtant le droit de pouvoir disposer de services publics qui fonctionnent et répondent à leurs besoins – de remplir des formulaires… Et puis tous les trois ans, on change l’interface. Et les gens qui ont des difficultés à s’habituer ne la trouvent plus.

AÉ: Ils finissent alors par demander de l’aide aux associations, qui doivent s’adapter?

JK: Oui. Il y a cette question de la «sous-traitance» de cette digitalisation, que le Covid a renforcée. Les services sociaux se retrouvent à se demander: «Est-ce que j’accompagne ou pas? Cela fait-il partie de mon job d’aider quelqu’un à faire un virement en ligne?» Cela pose la question du métier. Nos travailleurs sociaux ne sont pas des informaticiens. Et les animateurs multimédia, qui ont fait leur apparition, ne sont pas des travailleurs sociaux. Il y a une espèce de vide entre les deux. Il y a donc tous ces métiers qui se mettent en place, comme les informaticiens publics, qui font un peu la jonction: ils sont aussi bien capables d’installer un programme sur un ordinateur – ce que l’assistant social ne sait pas faire – que d’être un support pour ce même assistant social.

AÉ: Les travailleurs sociaux maîtrisent-ils eux-mêmes tous ces outils?

PL: C’est étonnant: on digitalise, on monte en gamme dans la digitalisation et on ne sait pas très bien comment les travailleurs, par science infuse, vont devoir suivre ça… Sur Windows, tu vas avoir une mise à jour de ton Excel, de ton Outlook, tu vas avoir recours à un moment donné à Teams, parce que c’est nécessaire…

AÉ: On parle de l’influence de la digitalisation sur le métier des travailleurs. Mais, pour rejoindre votre deuxième enjeu, Julie Kesteloot, les associations elles-mêmes, les services sociaux, finissent-ils par développer des outils numériques?

JK: Oui, mais c’est vraiment hyper-éclaté d’un service à l’autre. Il y en a qui bricolent sur des fichiers Excel dans des bases de données Microsoft «Access», d’autres qui ont développé des programmes financés par les pouvoirs publics.

AÉ: Qui servent à quoi?

JK: À produire des données statistiques sur l’activité des services: il ne faut pas oublier que nous sommes dans une relation avec des pouvoirs subsidiants qui demandent des comptes, des justifications financières, dans les rapports d’activité. Il y a aussi des outils qui ont pour objectif de renforcer un plaidoyer, d’objectiver des situations, l’évolution du profil des bénéficiaires, le type de travail social, de problématiques travaillées dans les centres. Puis, petit à petit, tant qu’à avoir un outil de récolte des données, on finit par se demander si cela ne pourrait pas devenir un outil destiné à faciliter le travail social. Il pourrait par exemple permettre à l’assistant social – ou à son collègue s’il est parti en vacances – de retrouver plus facilement un dossier. On peut stocker, scanner certains documents du bénéficiaire qui ne se perdent pas. On économise de l’espace par rapport aux archives. Des choses très concrètes.

«Entre Google Drive et la mort du bénéficiaire, tu choisis Google Drive.» Philippe Lambotte

AÉ: C’est là que commence à se poser la question de respect de la vie privée?

PL: Je vais prendre l’exemple d’une association active dans l’accueil de jour. Dans ce genre d’associations, il y a du passage, des bénéficiaires qui sont parfois violents. Pour protéger les travailleurs, il faut donc un fichier central à l’accueil. Ça peut être très positif: il y a des shifts (équipes) et donc un travailleur doit pouvoir passer un message ou une information à quelqu’un d’autre. Or, l’association n’a pas les moyens de développer un outil comme ça et finit donc par utiliser un petit fichier tout simple sur Google Drive parce que c’est gratuit et qu’en interne, il y a quelqu’un qui s’y connaît. Mais après un moment, la base de données grossit et la question de la mise en conformité avec le RGPD (le Règlement général sur la protection des données, développé au niveau européen, et qui est censé accroître la protection des données à caractère personnel des usagers, NDLR) se pose. Comment fait-on? Il n’y a pas d’argent pour financer ça. Vers qui se tourner? Il y a toute une série de choses qui font que des associations ont besoin d’outils et les développent à la bonne franquette parce qu’il n’y avait pas moyen de faire autrement. Ce sont des besoins qui ne sont pas financés, pas rencontrés.

AÉ: Le fait que cette association en arrive à stocker des informations concernant des bénéficiaires sur Google Drive est-il seulement dû au fait qu’elle manque de moyens ou bien s’agit-il aussi d’un manque de connaissance des enjeux liés aux GAFAM, à la collecte des données effectuées par ceux-ci, à la digitalisation?

PL: J’ai vu un directeur d’association revenir en sang parce qu’il a récupéré un bénéficiaire qui s’était ouvert les veines dans une douche. Dans ces cas-là, il te faut un endroit, une base de données, où dire aux autres travailleurs «Attention à la douche avec ce gars-là, il est fragile, il faut pas le laisser seul pendant cinq minutes». Entre Google Drive et la mort du bénéficiaire, tu choisis Google Drive, parce qu’il n’y a pas les budgets pour faire autre chose…

AÉ: Tout le monde est donc bien au courant des enjeux?

PL: Non. Je me souviens d’une personne qui, pendant le Covid, avait besoin d’un colis alimentaire et avait posté sur Facebook un message demandant de l’aide. «Posté», ça veut dire que la terre entière sait que tu as des problèmes financiers… Et un travailleur social avait trouvé ça génial alors qu’on était en train d’enfreindre le droit à la confidentialité, toutes les règles éthiques. Ce qui m’a étonné, ce n’est bien sûr pas que la personne en difficulté fasse cet appel sur Facebook, mais bien que le travailleur social trouve ça génial…

AÉ: Il y aurait donc un intérêt à former encore plus les travailleurs? Est-ce qu’à l’heure actuelle les associations ont les moyens de maîtriser tous ces enjeux pour faire un usage correct de ces outils informatiques ou bien c’est un peu le Far West…?

JK: Pour l’instant, c’est un peu le Far West. Il y a une vraie conscience de ces enjeux et une volonté de mieux les maîtriser, de mieux se positionner, encore plus avec la mise en place du télétravail qui a impliqué une informatisation accélérée dans certains services où on n’avait jamais imaginé une forme de travail social à distance…

AÉ: Encore faut-il avoir les moyens de le faire…

PL: Ça, c’est le rôle des fédérations, qui ont une vision panoramique. Les associations n’ont pas le temps de faire tout ça, elles sont en temps réel… Ce rôle de réflexion, c’est clairement le rôle des Fédérations…

AÉ: Vous parlez de réflexion. Les fédérations ont elles aussi un rôle à jouer dans l’élaboration d’outils informatiques, à usage de leurs membres, qui soient éthiques et respectueux du RGPD?

PL: Les fédérations ont des membres, chacun d’entre eux a ses spécificités et il faut donc co-créer des outils, avec des balises éthiques. Quand on fait une base de données, il faut se demander à quoi elle va servir. Je pense que c’est une démarche qui commence à émerger. Le RGPD a eu un effet vraiment positif là-dessus. Du jour au lendemain, les associations ont dû penser à ce qu’elles faisaient, ou allaient faire, de leur base de données.

AÉ: On parle ici de bases de données de gestion interne pour les associations. Mais il y a aussi des applications, ou des outils, à destination des publics. C’est ce que vous avez développé, Catherine Szollossy. Vous êtes bénévole pour des asbl de distribution de nourriture, notamment, et vous vous en êtes rendu compte avec l’arrivée du Covid, les usagers ne savaient pas, ou plus, où aller chercher de la nourriture, prendre une douche, etc. Vous avez donc développé un fichier reprenant des informations sur les structures qui fournissaient ces services, leurs heures d’ouverture, etc.

Catherine Szollossy: Oui. Chaque week-end, je contactais les associations en leur demandant ce qu’elles faisaient. Les gens qui étaient dans la rue avaient besoin de ces informations pour leurs besoins primaires. J’ai fini par envoyer ce fichier à plein d’associations en disant: vous pouvez le modifier, c’est à distribuer aux gens. C’était un moyen de regrouper les infos. En tant que bénévole, et pour les personnes en rue, il est important d’avoir une information centralisée. Moi, je distribue de la nourriture un jour, mais des gens me demandent où ils peuvent en trouver le lendemain… Il faut un outil pour ça. Il était à destination des bénévoles mais aussi des personnes en rue puisqu’on pouvait l’imprimer et elles pouvaient le plier et le mettre en poche… C’est un outil de bas seuil.

«Il y en a qui bricolent sur des fichiers Excel dans des bases de donnée Microsoft «Access», d’autres qui ont développé des programmes financés par les pouvoirs publics.» Julie Kesteloot

AÉ: Vous semblez donc avoir répondu à un besoin…

CS: Ce qui manque, c’est cette centralisation de l’information. Quand on est en rue avec des gens, il y a urgence. Je n’ai pas envie d’aller voir dans trois programmes pour avoir des informations. Mais dans l’autre sens, si vous faires un outil central où vous avez des données issues de toutes sortes d’associations, il faut qu’elles soient les plus justes possibles, que les associations jouent le jeu. Si on dirige mal les gens, sur la base d’informations erronées, c’est pire que tout…

AÉ: Vous avez eu l’impression que les associations étaient prêtes à collaborer ou bien est-ce qu’il y a une méfiance de leur part vis-à-vis du numérique ou d’outils à bas seuil comme le vôtre?

CS: Je trouve que de temps en temps, les associations vivent un peu en autarcie. J’ai toujours eu l’impression qu’on manquait de liens entre associations, qu’on ne se sentait pas automatiquement concernés par ce qui se passe chez les autres.

PL: J’ai travaillé pour La Strada, qui est le centre d’appui au secteur des sans-abri. On n’était pas politiquement très forts, on dépendait du bon vouloir des associations du secteur. Et pourtant, malgré cela, quand on développait des outils, la première chose qui revenait c’était qu’on dépendait de la Région et on nous demandait ce qu’on allait faire de l’information. S’agissait-il de la diffuser ou de l’utiliser pour faire de l’évaluation des associations? Beaucoup de ces dernières sont dans la précarité, avec des contrats à durée déterminée, des projets qui disparaissent et leur grande peur c’est qu’on les évalue avec ces outils. Il y a des outils que j’ai créés qui n’ont jamais été utilisés. Je ne suis pas d’accord avec le fait de dire que les associations ne sont pas d’accord de se partager l’information mais elles sont hyper méfiantes par rapport au respect de la vie privée et au fait qu’on les évalue. Si ce sont des outils qui sont gérés par la Région, il faut qu’il y ait assez de contre-feux pour expliquer que ce n’est qu’à but informatif, pour avoir de l’information en temps réel, conforme à la réalité, comme dans ce qu’a fait Catherine Szollossy. Si les associations pensent que c’est pour de l’évaluation, jamais elles ne vont donner de l’information, on rate le coche.

«Ce qui manque, c’est cette centralisation de l’information.» Catherine Szollossy

AÉ: Au début de l’entretien, vous évoquiez Windows, Excel, Outlook… Est-ce que les associations sont assez au courant des autres solutions, les solutions «libres»…?

JK: Ce que je vais dire est un témoignage personnel: Facebook, dans mon asbl, on l’utilise comme vitrine, comme moyen de diffusion, c’est d’une efficacité redoutable et ne pas y être c’est perdre un moyen de communication. Nous venons aussi de passer sur Office 365, de Microsoft… Je dois avouer que j’aurais du mal, dans mon boulot, à utiliser des outils qui ne seraient pas compatibles avec d’autres, qui seraient trop compliqués. Je suis beaucoup sur Google et nous sommes sur Microsoft Teams, qui fonctionne très bien. On a bien essayé Jitsi Meet, mais ça ne fait pas le poids… Ah oui, quand même, nous ne faisons plus de Doodle, mais des Frama Date.

PL: L’open source est efficace, mais le problème c’est qu’il y a peu de littérature à ce sujet, parce que cela coûte cher d’en produire. Dans une asbl, il faut donc qu’un travailleur s’y intéresse pour qu’on se penche sur le sujet.

Julien Winkel

Julien Winkel

Journaliste (emploi et formation)

Pssstt, visiteur, visiteuse du site d'Alter Échos !

Nous sommes heureux que vous soyez si nombreux à nous suivre sur le web. Nous avons fait le choix de mettre en accès gratuit une grande partie de nos contenus, notamment ceux en lien avec le Covid-19, pour le partage, pour l'intérêt qu'ils représentent pour la collectivité, et pour répondre à notre mission d'éducation permanente. Mais produire une information critique de qualité a un coût. Soutenez-nous ! Abonnez-vous ! Et parlez-en autour de vous.
Profitez de notre offre découverte 19€ pour 3 mois (accès web aux contenus/archives en ligne + édition papier)