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Santé

Inégalités de santé : faire le pari des territoires

Être au plus près des besoins des citoyens et ramener de la cohérence et de la continuité dans l’offre des services : ce sont les ambitions des approches territoriales dans le champ de la santé. Focus sur la politique bruxelloise et son «Plan social-santé intégré», dont l’un des volets consiste à développer la santé à l’échelle du quartier.

(c) Fanny Monier

Fin novembre 2020, la Belgique traverse son second confinement et la Fédération des services sociaux (FdSS)1 invite les travailleurs du social et de la santé à se rassembler dans un webinaire afin de «préparer des réponses locales à une crise globale». C’est que les inégalités s’exacerbent, l’isolement des personnes vulnérables grandit et, avec eux, l’inquiétude des travailleurs de terrain. Il s’agit donc de repenser les pratiques pour «garder un lien» avec les personnes fragiles et «se serrer les coudes» entre acteurs d’un territoire. «Depuis des années, nous travaillions ces approches locales sous l’inspiration de nos membres, des associations ancrées dans les quartiers, retrace Céline Nieuwenhuys, secrétaire générale de la FdSS. Mais avec la crise et les restrictions de mobilité, très vite, on s’est dit qu’il fallait créer des dynamiques de quartier et aller chercher les gens là où ils étaient. Cela s’est parfois révélé compliqué, car le terreau n’était pas forcément prêt.»

Deux ans plus tard, alors que les crises se succèdent, le bilan est sans appel: plus un territoire a développé sa dynamique de réseau, plus il se montre résilient. C’est ce qu’observe Jean Macq, de la Faculté de santé publique de l’UCL2, exemples à l’appui: «En Flandre, les acteurs ont pu s’organiser beaucoup plus vite dans toutes les interventions de contrôle du Covid parce qu’il y avait une organisation territoriale préexistante. À Verviers, les acteurs de terrain estiment que leur organisation bien rodée a facilité les choses au moment des inondations.»

«On a constaté, dans cette situation de panique, l’importance de la multidisciplinarité, du collectif et du lien entre les différents niveaux», renchérit Fanny Dubois, secrétaire générale de la Fédération des maisons médicales (FMM), un acteur mobilisé pendant la crise par les pouvoirs publics pour venir en renfort des maisons de repos et des centres de dispatching. La collecte de données, par des maisons médicales accoutumées à cette démarche épidémiologique, a aussi permis d’étayer le constat de l’influence des déterminants sociaux sur la contraction du virus. «Nous avons travaillé ces questions avec Sciensano et des universités, et ces savoirs ont pu remonter au niveau politique. Pour avoir cette vision holistique de la santé, il est nécessaire de bien connaître sa patientèle, son environnement et de faire la relation avec son quartier et ses réalités socio-économiques comme les revenus, les conditions de logement, etc.»

Bruxelles: intégrer la santé et le social

Si la crise sanitaire a ralenti de nombreuses politiques, elle a aussi donné un coup d’accélérateur aux actions de proximité. Dès 2021, le ministre fédéral de la Santé Frank Vandenbroucke (Vooruit) déployait 50 «community health workers» (facilitateurs en santé) dans des zones ciblées du pays, avec pour mission d’identifier les obstacles dans l’accès aux soins, renforcer le maillage des acteurs locaux et faciliter l’accès aux droits. Côté bruxellois, le ministre de la Santé Alain Maron (Écolo) renforçait le dispositif dans les quartiers les plus vulnérables en finançant l’engagement d’une vingtaine de travailleurs, les «relais d’action de quartier» (RAQ), chapeautés par la FdSS, mais attachés à des services partenaires (maisons médicales, services sociaux, de promotion de la santé).

 

La collecte de données, par des maisons médicales accoutumées à cette démarche épidémiologique, a aussi permis d’étayer le constat de l’influence des déterminants sociaux sur la contraction du virus.

«Le contact humain est nécessaire et la communication standard via les médias, les réseaux sociaux, ne suffit pas. C’est certainement une des leçons de la crise», résume aujourd’hui David Hercot, conseiller au cabinet d’Alain Maron.

Engagement d’infirmiers de santé communautaire, amélioration des liens entre l’hôpital et l’ambulatoire ou encore Bri-Co – pour «bureaux de recherche et d’investigation sur les communs», un outil de démocratie locale dans des microquartiers de moins de 5.000 habitants qui a pour but de «réparer ensemble la relation entre l’habitant et son quartier – sont autant de projets lancés à la faveur du Covid, mais qui s’intègrent dans la droite ligne des politiques développées par le cabinet d’Alain Maron, dont le «Plan social-santé intégré» (PSSI) a été présenté en octobre 2022.

Son approche, spécifique en ce qu’elle articule les enjeux de santé avec les enjeux sociaux, vise, «sur le principe de la justice spatiale, à assurer une meilleure accessibilité physique aux services à une échelle locale et à favoriser la continuité de l’accompagnement». Le PSSI postule aussi que les besoins seront mieux pris en compte si des territoires d’intervention sont définis et si l’offre de services y est adaptée. Pour y parvenir, le cabinet, de concert avec l’Observatoire du social et de la santé, entend opérer sur deux niveaux. Le premier, les «quartiers», soit des zones de 15.000 à 30.000 habitants à l’intérieur d’une commune, sur lesquelles sont (ou seront) implantés des «contrats locaux social-santé (CLSS)», de nouveaux acteurs chapeautés par les CPAS afin de coordonner le travail en réseau. Vingt-neuf quartiers sur une cinquantaine devraient ainsi être couverts d’ici à la fin de la législature.

Vingt-neuf quartiers sur une cinquantaine devraient ainsi être couverts d’ici à la fin de la législature.

Le deuxième niveau, celui du bassin, couvrira quant à lui un territoire de 300.000 habitants et articulera les acteurs de la santé mentale, de la santé somatique et ceux dédiés aux personnes vulnérables, avec quatre objectifs: fabriquer de la connaissance, renforcer le travail en réseau, créer de la collaboration autour de nouvelles actions et renforcer la prévention. Les structures de gouvernance de ces bassins sont en cours d’élaboration, l’enjeu résidant dans la création d’une relation de confiance et d’une alchimie entre une logique descendante (top-down) – les orientations générales définies par les autorités – et une autre, ascendante (bottom-up}, qui devrait permettre au terrain de «s’approprier ces objectifs et décider de leur mise en œuvre, en répondant aux spécificités des territoires concernés», précise David Hercot.

Vers une programmation de l’offre?

La territorialisation de l’offre de soins n’est pas un concept neuf. Systèmes locaux de santé, districts de santé… depuis les années nonante, des pays d’Amérique latine, d’Afrique, mais aussi le Canada ou le Royaume-Uni ont découpé leur territoire pour rationaliser l’offre, la rendre accessible et organiser la continuité des soins. En Belgique, les premiers ingrédients de cette politique remontent aux années 2000, avec la création des réseaux multidisciplinaires locaux (RML), des services intégrés de soins à domicile (SISD) ou encore des cercles de médecine générale. Se sont ensuivies la réforme des soins des santé mentale (Psy107) puis celle des réseaux hospitaliers. Un cortège de réformes aux territoires et modes de coordination disparates, dont la Flandre a esquissé, il y a une dizaine d’années, les prémices d’une harmonisation avec ses eerstelijnzonen (zones de première ligne). De son côté, le fédéral teste ses «projets pilotes de soins intégrés» destinés aux patients malades chroniques d’un territoire, mais qui devraient être étendus à l’ensemble de la population, tandis qu’en Wallonie, la réflexion sur la réorganisation de la première ligne de soins se fait dans le cadre de ProxiSanté et de ses «assises de la première ligne».

«Dans les pays avec un système d’assurance maladie universelle de type bismarckien comme la Belgique, cette réflexion territoriale est arrivée plus tardivement, décrypte Jean Macq. Aujourd’hui, c’est dans l’air du temps, on parle davantage des soins intégrés et de leur organisation sur un territoire. Les besoins augmentent, les coûts des soins de santé aussi: on réfléchit aux meilleures manières d’utiliser les ressources tout en conservant la qualité. Cela n’a pas de sens qu’il y ait une coordination RML, une coordination SISD, etc. À Bruxelles, c’est encore plus clair.»

Un cortège de réformes aux territoires et modes de coordination disparates, dont la Flandre a esquissé, il y a une dizaine d’années, les prémices d’une harmonisation avec ses eerstelijnzonen (zones de première ligne). De son côté, le fédéral teste ses «projets pilotes de soins intégrés» destinés aux patients malades chroniques d’un territoire, mais qui devraient être étendus à l’ensemble de la population, tandis qu’en Wallonie, la réflexion sur la réorganisation de la première ligne de soins se fait dans le cadre de ProxiSanté et de ses «assises de la première ligne».

 

À terme, l’objectif est que ces découpages aboutissent à une meilleure couverture des besoins. «Il y a des quartiers qui changent, où la population se précarise ou vieillit. Il faut une politique au service de tous les Bruxellois, mais comme tous les Bruxellois n’ont pas les mêmes besoins, elle doit être adaptée. L’approche territoriale permet d’avoir une vision plus fine et de voir dans quels quartiers il faut augmenter l’investissement public», explicite David Hercot. Mais cette étape de programmation est loin d’être franchie. Le cabinet y voit un travail sur cinq à dix ans. «Aujourd’hui, on n’a pas les clefs pour poser un diagnostic de redondances ou de trous quant à la réponse aux besoins. On a des impressions. L’idée c’est de pouvoir, avec le terrain et les chercheurs, arriver à ce diagnostic, qui pourra servir, dans les prochaines législatures, à orienter les décisions.»

Pour l’heure, les réactions sur le terrain sont bigarrées. «Rédigé intelligemment», avec «plein de bonnes choses en termes de vision», le Plan social-santé intégré est aussi pointé du doigt pour la complexification du paysage institutionnel qu’il induit. «Si on veut respecter sa gouvernance, on risque de passer un mi-temps en réunion», lâche Céline Nieuwenhuys, arguant que l’urgence, aujourd’hui, est «de dégager les travailleurs sociaux du marasme de la digitalisation, ce qui leur redonnerait un pouvoir énorme en termes de dynamiques de quartier, et de mettre de l’argent dans des bâtiments qui pourraient être investis par les acteurs locaux: on a tendance à multiplier les lieux de rencontre entre acteurs au lieu de multiplier les lieux d’action commune».

Réduire les inégalités par un retour au local?

Cette nouvelle grille de lecture par «quartiers» permettra-t-elle de contribuer à une réduction des inégalités? «C’est une vraie question, relève Céline Nieuwenhuys. On le voit avec les CPAS. À Bruxelles, il y a 19 pratiques différentes en termes d’accès aux droits. Et puis, quels leviers détient une commune, par exemple en matière de logement?» Le risque étant de faire porter sur les épaules des acteurs locaux des enjeux macros. Mais la secrétaire générale de la FdSS de souligner aussi: «Le niveau local est par contre très important pour vivifier la participation et la démocratie, pour ce qui est de la solidarité chaude, pour la question du lien et pour ce qui touche aux espaces où ces échanges peuvent se vivre, qui sont encore très souvent aux mains des ‘bobos’. Le niveau local, c’est du concret.»

Autre risque: si les inégalités à l’intérieur d’un territoire pourront se résorber grâce à la collaboration entre les acteurs, qu’en est-il de celles qui pourraient croître entre les territoires eux-mêmes? «Si un territoire est très dynamique, il peut attirer plus de financements. Ce sont des situations que l’on a vu se produire, par exemple aux Philippines, où les communes ont un pouvoir quasi absolu», illustre Jean Macq, qui souligne donc l’importance d’un arbitrage des niveaux supérieurs. «Avec l’approche territoriale, on peut identifier là où ça marche bien ou moins bien, là où il y a peu ou beaucoup de besoins, objecte David Hercot. Aujourd’hui, quand l’associatif marche bien et est bien inséré vis-à-vis des relais politiques, il arrive à mobiliser plus de moyens pour faire encore mieux. J’ai l’ambition que cette approche permette de mieux orienter les moyens dans la perspective de l’universalisme proportionné (des actions destinées à l’ensemble de la population tout en faisant varier l’intensité des moyens selon les besoins, NDLR)

Avec cette nouvelle organisation des services de santé, les modes de financement pourraient être amenés à évoluer. Le Centre fédéral des soins de santé (KCE) recommande ainsi des modèles mixtes, à l’acte et de type forfaitaire, ainsi que l’exploration de formes de plus grande autonomie financière des réseaux de locaux3. Mais cela n’est pas – encore – vraiment à l’ordre du jour. Le financement de la santé reposant sur les différents niveaux de pouvoirs (fédéral, Régions, Communautés), «cela semble très compliqué», estime Jean Macq, qui ajoute que de telles réformes nécessiteraient un réel partage d’informations: «Tout le monde devrait être d’accord de dire ce qu’il reçoit, ce qui n’est pas évident, notamment du côté des hôpitaux…»

«À la Fédération, on défend une gestion territoriale en termes de gouvernance, pour redonner du pouvoir d’action aux acteurs. Mais il ne faudrait surtout pas lâcher le fait que le remboursement des soins de santé repose sur le fédéral, car la solidarité est beaucoup plus forte quand on l’organise avec beaucoup de monde, défend de son côté Fanny Dubois. Il faut s’assurer que tout le monde puisse bénéficier des mêmes droits.»

 

  1. En collaboration avec Réseau Transition, Fédération des maisons médicales, Agence Alter, Présence et Action Culturelles, Conseil Bruxellois de Coordination Sociopolitique (CBCS), Les Équipes Populaires, ULB (projet Synergie), Forum Bruxelles contre les inégalités et Collectif 21.
  2. Qui travaille avec l’ULG et l’asbl PAQS sur la gouvernance des futurs réseaux de santé en Wallonie.
  3. Vers des soins (plus) intégrés en Belgique. Health Services Research (HSR). Bruxelles. Centre Fédéral d’Expertise des Soins de Santé (KCE). 2022. KCE Reports 359B, Lambert Anne-Sophie, et alii.

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Marinette Mormont

Marinette Mormont

Journaliste (social, santé, logement)

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