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Regard critique · Justice sociale

Santé

Sans papiers, mais pas sans droits:
la sécu autogérée qui comble
les manquements de l’État

Face à un système qui exclut plus qu’il ne protège, des personnes sans papiers ont créé leur propre caisse de solidarité. À Liège, cette sécurité sociale autogérée pallie depuis six ans les lacunes de l’aide médicale urgente (AMU). Une initiative qui révèle l’échec d’un droit théorique, mais inaccessible: jusqu’à 90% des sans-papiers renoncent à l’AMU.

Lisa Guillaume 03-12-2025 Alter Échos n° 526
(c) Par UCL Photos from Partout, France, Belgique — Départ de la marche des sans-papiers, CC BY-SA 2.0, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=98713118

Deux fois par mois, Catherine Dorsimond, militante de longue date au sein du milieu associatif liégeois, tient avec d’autres bénévoles, la permanence de la caisse de solidarité pour les personnes sans papiers à Liège. Cette caisse permet une aide supplémentaire pour tous les soins de santé qui ne sont pas remboursés par l’aide médicale urgente (AMU), c’est-à-dire les lunettes, les semelles orthopédiques, mais aussi les médicaments de catégorie D1.

L’initiative qui fête cette année ses six ans fonctionne sur le système de l’autogestion: «C’est tout à fait un mouvement solidaire qui émane des personnes sans titre de séjour elles-mêmes.» D’où l’importance de la dénomination, Catherine réfute le terme de «mutuelle des sans-papiers» parfois utilisé pour décrire la caisse. Elle insiste sur la rupture claire entre les deux systèmes: «Nous, nous n’avons pas de statut juridique.»

Aujourd’hui, 55 personnes en bénéficient et 120 personnes ont pu être soutenues depuis les débuts. C’est un chiffre marginal comparé aux 600-700 bénéficiaires de l’AMU au CPAS de Liège, mais révélateur d’un besoin non couvert. Le principe fondateur est clair: «Nous ne souhaitons pas que cette caisse se substitue à la loi ni au fonctionnement de l’État. Elle ne couvre donc que les frais non pris en charge par l’aide médicale urgente», explique Catherine Dorsimond.

Aujourd’hui, 55 personnes en bénéficient et 120 personnes ont pu être soutenues depuis les débuts. C’est un chiffre marginal comparé aux 600-700 bénéficiaires de l’AMU au CPAS de Liège, mais révélateur d’un besoin non couvert.

Car, contrairement à ce que son nom indique, l’AMU ne se résume pas aux soins urgents. Elle prend en charge les mêmes soins que l’assurance-maladie classique, mais pas les complémentaires et c’est précisément ce trou que comble la caisse. Elle va d’ailleurs même plus loin en remboursant 30% des frais juridiques liés aux procédures de régularisation, c’est-à-dire certains frais d’avocat, de déplacement, de constitution de dossier.

Le plus gros poste de dépense est incontestablement les lunettes, les remboursements s’élèvent parfois jusqu’à 700 euros. Pour cela, le dispositif est rodé: «Nous exigeons une prescription ophtalmologique ainsi que deux ou trois devis, puis nous remboursons le montant correspondant à l’offre la moins élevée

Le fonctionnement repose sur deux piliers. D’abord, une cotisation mensuelle de 5 euros pour les bénéficiaires et, ensuite, une petite quarantaine de soutiens solidaires versent des dons récurrents. «Sans eux, ça ne fonctionnerait pas», reconnaît Catherine. Mais, au-delà du financement, c’est la dimension émancipatrice qui compte. «Le fait que cette caisse soit entre leurs mains, qu’ils y participent par une petite cotisation mensuelle de 5 euros, contribue, je crois, à renforcer leur sentiment de dignité. Cela rend aussi l’accès à cette aide plus simple, moins humiliant. »

L’AMU, ce droit fantôme

Dans un rapport de la Cour des comptes publié en 2025, un constat accablant: 80 à 90% des personnes sans titre de séjour n’utilisent pas leur droit à l’aide médicale urgente. Sur le terrain, cette statistique se traduit par des milliers de personnes qui ne se soignent pas, non par choix, mais bien par difficulté et parfois impossibilité d’accéder à un droit pourtant inscrit dans la loi.

Le premier obstacle identifié est purement et simplement l’ignorance du droit, de leur droit. L’information circule en grande majorité par le bouche-à-oreille et via le réseau associatif la plupart du temps. À Liège, Agnesa Gjocaj, responsable du Relais Santé au CPAS, le confirme: «Ce ne sont pas nos équipes qui vont activement chercher les personnes : ce sont elles qui viennent d’elles-mêmes vers nous. Bien souvent, le bouche-à-oreille joue un rôle clé : lorsqu’une connaissance a bénéficié de notre aide, cela oriente de nouvelles personnes vers notre structure

Dans un rapport de la Cour des comptes publié en 2025, un constat accablant: 80 à 90% des personnes sans titre de séjour n’utilisent pas leur droit à l’aide médicale urgente.

Le CPAS de Liège a bien développé un réseau de partenaires (hôpitaux, maisons médicales, associations), il a même embauché un infirmier qui se déplace dans les permanences associatives pour aller à la rencontre de ce public. Mais comme le reconnaît Geoffrey François, directeur du département des urgences sociales: «Lorsque les personnes se trouvent en situation irrégulière, elles restent largement invisibles. Dès lors, comment les identifier et aller à leur rencontre?»

Le labyrinthe administratif

Afin de vérifier si la personne remplit les conditions légales, le CPAS réalise une enquête sociale, s’opère alors une vérification du statut, des ressources, de l’existence d’un garant susceptible de prendre en charge les frais médicaux, il faut aussi avoir une adresse où se domicilier. «Ce climat est particulièrement anxiogène pour les personnes sans papiers, qui craignent à tout moment d’être interpellées ou arrêtées», confie Catherine Dorsimond.

Cette enquête peut durer jusqu’à trois mois. Les CPAS ont un délai légal de 30 jours pour statuer, mais ce délai n’est pas toujours respecté. À Liège, depuis une réforme interne menée en 2023, le service parvient désormais à respecter ce délai légal. «On répond dans les 30 jours, mais, s’il y a une urgence médicale, elle est souvent traitée bien avant», explique Agnesa Gjocaj. Une amélioration notable par rapport à l’ancienne procédure qui imposait une «lourdeur administrative», reconnaît Geoffrey François.

Une fois la carte obtenue, elle doit être renouvelée tous les ans. Là encore, Liège a simplifié: avant 2023, le renouvellement se faisait tous les trois mois, obligeant les bénéficiaires à des allers-retours incessants. «La personne revenait, devait signer à nouveau l’accusé de réception, refaire l’enquête sociale. Ce n’était plus possible tant pour les bénéficiaires que pour nous, travailleurs », note Agnesa Gjocaj.

Cette enquête peut durer jusqu’à trois mois. Les CPAS ont un délai légal de 30 jours pour statuer, mais ce délai n’est pas toujours respecté. À Liège, depuis une réforme interne menée en 2023, le service parvient désormais à respecter ce délai légal.

Le CPAS de Liège délivre désormais une carte valable un an qui permet de consulter librement un médecin traitant et une pharmacie. «Nous n’imposons rien », précise-t-elle. Le bénéficiaire est libre de choisir ses prestataires parmi une liste proposée et surtout, la flexibilité existe: «On ne refuse pas la prise en charge si la pharmacie habituelle est fermée

Le coût humain et financier

Les conséquences de ces obstacles sont mesurables. En 2023, 85% des coûts remboursés par le SPP IS (Service public fédéral de programmation Intégration sociale) concernaient des soins donnés en hôpital, dont 63% d’hospitalisations. C’est l’inverse de la population générale, où 89% des soins sont donnés hors hôpital. Cette surreprésentation des soins hospitaliers témoigne d’un accès restreint aux soins de première ligne. Faute de pouvoir consulter un généraliste à temps, les patients se retrouvent aux urgences. «Les dépenses sont alors plus élevées que si ces patients avaient été pris en charge à temps hors hôpital », note la Cour des comptes dans son rapport.

Fatima a une cinquantaine d’années. Elle vit à Bruxelles depuis plusieurs années, jonglant entre occupations temporaires et hébergements précaires. Récemment expulsée de son logement, elle raconte: «Je suis diabétique et j’ai besoin d’un suivi régulier, mais sans logement il m’est difficile d’obtenir les remboursements. C’est la personne qui m’héberge actuellement qui a dû régler certaines de mes factures médicales.» Les déménagements forcés imposent des changements de médecin et de pharmacie. Les soins préventifs deviennent impossibles à planifier. Chaque déplacement nécessite de nouvelles démarches administratives. «Ça me prend beaucoup de temps», confie-t-elle, lasse.

Ces difficultés individuelles révèlent des dysfonctionnements systémiques. Le rapport de la Cour des comptes révèle des pratiques contraires à la loi. Certains CPAS n’envoient pas l’accusé de réception prévu. D’autres exigent des conditions non prévues. En 2022, 16% des décisions favorables ne comportaient aucun accès effectif aux soins. La Cour des comptes qualifie ces « décisions vides » de contraires à la loi.

Les refus sont rarement motivés. Théoriquement, la personne pourrait se défendre en justice, mais beaucoup abandonnent. «Lorsqu’une personne est isolée et ne maîtrise pas la langue, certains CPAS en profitent, conscients qu’aucun recours ne sera introduit », analyse Catherine Dorsimond.

Les institutions reconnaissent le problème

Face à ces constats, Brulocalis, l’association des CPAS bruxellois, a interpellé le gouvernement fédéral. Dans un communiqué publié quelques jours après la sortie du rapport2, l’organisation réclame un financement structurel et prévisible pour l’AMU, ainsi qu’une simplification administrative du système. Brulocalis souligne que les CPAS se retrouvent confrontés à des procédures complexes qui freinent l’accès aux soins, tout en pointant le besoin d’une clarification des règles et d’un soutien accru pour gérer cette mission.

Ces difficultés individuelles révèlent des dysfonctionnements systémiques. Le rapport de la Cour des comptes révèle des pratiques contraires à la loi. Certains CPAS n’envoient pas l’accusé de réception prévu. D’autres exigent des conditions non prévues.

À Liège, Agnesa Gjocaj partage ce constat: «Le cadre imposé par le SPP n’est pas très réaliste. Il est lourd, très pointu, parfois contradictoire. » Elle regrette l’obligation de justifier chaque soin auprès du SPP IS, exigence que la Cour des comptes remet également en question.

De Liège à Bruxelles, l’essaimage

À Bruxelles, ces constats alimentent une réponse citoyenne. Un collectif prépare le lancement d’une caisse similaire inspirée du modèle liégeois. Le groupe pilote, réuni depuis près d’un an, a organisé quatre assemblées générales exploratoires dans différentes occupations de personnes sans papiers, explique un membre du collectif qui souhaite rester anonyme. Mais la question le traverse déjà: «Nous ne sommes pas en mesure d’atteindre tout le monde ; il faudra donc renouveler les démarches pour entrer en contact avec des personnes extérieures au microcosme militant.» Le collectif a déjà constitué un fonds de base via des soirées de soutien quelques bourses et des dons, le but c’est de commencer petit, « que ce soit fonctionnel et puis que ça grossisse».

 

1. Il y a sept catégories dans la grille des remboursements des médicaments, ceux de la catégorie D ne sont pas du tout pris en charge. C’est le cas des somnifères par exemple.

2. Rapport de la Cour des comptes sur l’aide médicale urgente: des interrogations subsistenthttps://brulocalis.brussels/fr/publications/rapport-de-la-cour-des-comptes-sur-laide-medicale-urgente-des-interrogations

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