ALTER ÉCHOS: En quoi la sécurité sociale actuelle n’est-elle plus adaptée au contexte climatique?
Pascale Vielle (PV): Initialement, la sécurité sociale a été conçue pour soutenir une société basée sur la croissance et la consommation. Elle garantit au travailleur un revenu stable, assure la reproduction de la main-d’œuvre, soutient la consommation et alimente l’économie productiviste. Mais aujourd’hui, la transition écologique appelle à transformer profondément ce modèle. Par ailleurs, les risques sociaux liés au travail ne sont plus les seuls en jeu. Les catastrophes climatiques, les pandémies et les restructurations économiques imposées par la transition écologique provoquent de nouveaux risques sociaux que la sécurité sociale actuelle ne prend pas en compte ni ne prévient efficacement.
Les catastrophes climatiques, les pandémies et les restructurations économiques imposées par la transition écologique provoquent de nouveaux risques sociaux que la sécurité sociale actuelle ne prend pas en compte ni ne prévient efficacement.
Pascale Vielle
Aurore Fransolet (AF): Nous avons d’ailleurs distingué dans le rapport deux grandes catégories de risques sociaux-écologiques. D’une part, les risques de transformation biophysique, tels que les inondations, les vagues de chaleur, les pandémies, etc., résultant directement de la déstabilisation de la biosphère. D’autre part, les risques de transition socio-technique, qui sont induits par les politiques mises en œuvre pour faire face à ces risques biophysiques, par exemple la perte d’emploi dans les secteurs intensifs en énergie fossile ou les impacts sociaux des zones à faibles émissions. Ces deux types de risques doivent être couverts par une protection sociale adaptée.

AÉ: Comment identifiez-vous les catégories de la population les plus vulnérables face à ces risques?
AF: Une spécificité majeure des risques sociaux-écologiques est que la vulnérabilité est diffuse et multifactorielle. Les populations vulnérables ne peuvent être définies par des catégories socio-démographiques établies comme l’âge ou les revenus. Nous distinguons trois paramètres principaux de vulnérabilité: l’exposition renforcée, par exemple le fait d’habiter au rez-de-chaussée ou au sous-sol dans une zone inondable, ce qui augmente la propension à être touché par l’aléa; la sensibilité, liée aux caractéristiques personnelles, comme celles des personnes âgées ou en situation de handicap qui ont une plus grande prédisposition à être affectées négativement par les inondations; la capacité adaptative, c’est-à-dire la capacité des individus ou des groupes à se préparer, à répondre et à récupérer après la survenue d’un aléa, en s’appuyant notamment sur leur réseau social ou des adaptations matérielles. Nous avons conçu une matrice d’analyse pour objectiver ces facteurs et mieux identifier, pour un contexte donné, les vulnérabilités à chaque type de risque. Cela est indispensable pour élaborer des mesures de protection sociale adaptées. Par exemple, lors des inondations de 2021, les personnes âgées dépendantes ont été les plus touchées, car le facteur de sensibilité combiné à une faible capacité d’adaptation à la catastrophe a eu des conséquences dramatiques. Cette approche multidimensionnelle entend éclairer l’action publique.
AÉ: Que représente la création d’une branche spécifique aux risques sociaux-écologiques?
PV: C’est un choix institutionnel de mutualisation collective de risques nouveaux menaçant toute la société. Cette branche assurerait la réparation des dommages provoqués par des événements extrêmes non couverts par les assurances privées, par exemple quand un logement est détruit, mais aussi la compensation des pertes de revenus liées à ces événements. Elle pourrait aussi couvrir des dispositifs spécifiques pour soutenir la transition, tels que des assurances-récoltes pour des agriculteurs engagés dans des pratiques durables ou des revenus de transition pour les travailleurs perdant leur emploi.
Par exemple, lors des inondations de 2021, les personnes âgées dépendantes ont été les plus touchées, car le facteur de sensibilité combiné à une faible capacité d’adaptation à la catastrophe a eu des conséquences dramatiques. Cette approche multidimensionnelle entend éclairer l’action publique.
Aurore Fransolet
AF: L’efficacité de cette branche reposera sur une meilleure coordination des compétences à différents niveaux de pouvoir, notamment pour intégrer la prévention. Les maisons médicales illustrent déjà ce type de protection sociale-écologique: proches du terrain, participatives, financées par la sécurité sociale.
AÉ: Quel impact aurait l’intégration des critères environnementaux dans les prestations sociales?
PV: Nous recommandons l’intégration systématique des critères environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG) dans la gouvernance de la sécurité sociale, pour maîtriser les impacts et mieux concevoir les protections. Au lieu de simples allocations, nous imaginons aussi des services publics universels – mobilité, énergie, eau – garantis à toute la population. Ces services, plus respectueux de l’environnement, réduisent aussi les inégalités d’accès et les phénomènes de non-recours.

AF: Certaines mesures mises en œuvre à l’étranger peuvent nous inspirer. Par exemple, au Luxembourg, les transports en commun sont gratuits pour tous, et à Vienne une large part de la population vit dans des logements sociaux abordables qui contribuent à stabiliser le marché immobilier. Protéger les populations face aux risques liés à la déstabilisation de la biosphère dépasse les leviers de la sécurité sociale: construire une protection sociale-écologique mobilise aussi des politiques environnementales et d’aménagement urbain. Par exemple, la ville de Vienne a mis en place un projet des «rues froides», réaménageant les zones urbaines les plus vulnérables aux vagues de chaleur identifiées sur la base d’une cartographie combinant exposition, sensibilité et capacité adaptative. De tels exemples montrent qu’il est possible d’agir dès aujourd’hui sans attendre une refonte complète du système.
AÉ: Quels freins voyez-vous à cette réforme ambitieuse?
PV: Passer d’un modèle réparateur à un modèle pleinement anticipateur et préventif exige une refonte institutionnelle, une nouvelle gouvernance sociale. Le cloisonnement institutionnel belge entre le fédéral, les Régions et Communautés complique la cohérence des politiques. Politiquement, le scepticisme actuel face à la transition écologique, la prédominance de politiques néolibérales, et la défiance des citoyens envers leurs gouvernants constituent une menace pour la légitimité démocratique de la réforme. Elle nécessite un large engagement social et politique afin d’éviter les replis extrêmes et de réussir le changement.
AF: La protection sociale est aujourd’hui une variable d’ajustement dans le cadre des politiques d’austérité budgétaire. Il est nécessaire de dépasser cette lecture strictement financière, en la repensant à la lumière des risques sociaux-écologiques et des besoins humains essentiels affectés par ceux-ci. Cela suppose de déprioriser les impératifs économiques à court terme au profit d’un nouvel horizon collectif: garantir à toutes et tous et en toutes circonstances un socle de besoins essentiels compatible avec le respect des limites planétaires.
PRETS-Rapport-1