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Regard critique · Justice sociale
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Organisés par La Strada (Centre d’appui au secteur bruxellois d’aide aux sans-abri) depuis 2008, les «espaces de parole» ont réuni, sous l’œil d’une caméra, personnes sans abri, travailleurs sociaux et personnes intéressées «pour discuter». Ce projet, qui «s’ancre dans un idéal de participation des personnes précarisées et sans abri aux politiques publiques et aux institutions qui les concernent», donne lieu, aujourd’hui, à une publication qui, sous la forme d’un glossaire, reprend des fragments bruts de ces rencontres, extraits sélectionnés sur la base des archives filmées. Objectif de la publication: valoriser le dispositif en tant que tel, ses enjeux, mais aussi participer à une transformation du regard porté à la problématique des sans-abri. Trois questions à Lucie Martin, sociologue et l’une des auteures de la publication.

Alter Échos: Votre objectif était de transformer l’image des sans-abri. De quoi parlent-ils au cours de ces réunions?

Lucie Martin: Notre objectif, avec cette publication, était de rendre compte de cette parole et de la pluralité des situations du monde de la rue. De présenter une variété de situations en évitant le sens commun sur les sans-abri. Trois grands thèmes ont été abordés au sein de ces espaces de parole selon moi: les institutions et les absurdités administratives («Plus tu es au fond, plus tu dois faire de démarches», dit un participant), la question de la stigmatisation et de la mauvaise image de soi, mais aussi le dispositif en lui-même: à quoi ça sert de parler?

AÉ: «Nous n’avons aucun doute en tant que travailleurs sur l’aspect magique de la parole», explique l’animateur dans une réunion. Quelles sont ses vertus?

LM: Il n’y a pas vraiment eu d’évaluation formelle du dispositif. Mais, au-delà de l’aspect un peu «thérapeutique» que peut avoir la parole, il ne faut pas minimiser le rôle d’un espace de parole collectif organisé par un tiers dans une structure. Ce n’est pas rien. Car dans l’aide sociale aux sans-abri, tout est individualisé. Et jusqu’il y a quelques années, le secteur était très peu politisé: on ne se posait pas la question de l’aide autrement que sous le prisme humanitaire. Ici il y a cette idée selon laquelle parler, c’est déjà agir (empowerment). Maintenant il pouvait aussi y avoir, chez certains participants, cette réaction: «Il ne se passe rien ici.»

AÉ: Parmi les objectifs initiaux, il y avait justement cette idée de transformation des politiques sociales sur la base de la parole recueillie. Qu’en est-il advenu?

LM: Au tout début, il y avait cette idée de faire le relais vers le politique. Cet objectif a été minimisé à défaut de temps, de moyen. Il y a eu un glissement des objectifs. Mais il reste que, pour le Centre d’appui, cela a été une façon de rester en contact avec le terrain avant d’élaborer ses recommandations. Même si c’était assez évanescent et difficile à évaluer, et que les participants n’en voyaient pas vraiment les effets. Pour les professionnels, le fait de s’exprimer devant les usagers et les écouter, cela a été une belle tentative d’horizontalité. Ils ont entendu des choses qui ne se disaient pas ailleurs, cela a pu les inviter à travailler autrement. Les travailleurs sociaux, comme tout le monde, ont aussi leurs stéréotypes. Évidemment, cela a produit un effet sur ceux qui étaient déjà ouverts là-dessus.

EXTRAITS CHOISIS

«Moi qui ai vécu onze ans dans la rue, ça m’a toujours fait plaisir d’avoir quelqu’un à qui parler, de savoir où je vais et comment. C’est toujours intéressant d’apprendre et de parler de ce qu’on a vécu. Que chacun apprenne à parler à l’autre. Dire ce que j’ai vécu dans la rue, que c’était un enfer, des gens qui vous insultent, qui vous bousculent. Et l’indifférence, c’est ça dans la rue qui fait beaucoup. On va demander un euro et la personne va se détourner de toi, l’air de dire… que tu n’es qu’une vulgaire crotte.»
«Voilà. Le tirage de cartes, c’est simple, ’y a 48 places et vous avez parfois 50, 60, 70, hier 95 personnes, pour tirer 48 places […]. Alors, vous avez deux sortes de cartes: les rouges et les jaunes. Vous tirez la rouge: vous rentrez (dans le centre d’hébergement d’urgence, NDLR). Si vous tirez la jaune, vous attendez le deuxième, voire le troisième tirage, tout dépend du nombre de personnes.»
«— J’ai une question, alors. Comment tu dors?
—          Ben dans la rue.—          Oui, mais comment tu dors?—          Ben allongé.—          Hum.—          Sur la pierre…»
«— Vous savez combien d’assistants sociaux j’ai faits? Cinq. On m’a envoyé ici, on m’a envoyé rue Haute, on m’a envoyé rue du Miroir, on m’a envoyé après rue d’Artois, et là on m’a envoyé où ça, rue, rue… (il cherche) rue du Béguinage. Et maintenant on m’a donné un papier et le 27, je dois aller chaussée d’Anvers. J’ai fait toutes les antennes. Sans adresse de référence, je n’ai pas de compte en banque, sans compte en banque, je n’ai pas de pension. Mais je suis légal ici!…
— En fait chacun te passe à quelqu’un d’autre pour que tu ne lui casses pas la tête. C’est tout.»
«Les soirs de pleine lune, au centre, on sent qu’il y a une tension. Quand il y a de la pluie, quand il y a beaucoup de vent, également. On sent une certaine pression des gens à vouloir rester à l’intérieur. Pour nous, certaines situations intolérables mériteraient de mettre des personnes à la porte. Mais on sait aussi que nous, quand on met dehors, c’est vraiment dehors. Qu’il n’y a plus d’autre possibilité…»
«Oui, j’ai l’impression que c’est un métier à plein temps hein… ’fin, je veux dire, entre le bordel pour faire sa douche, le bordel pour avoir un plat, le bordel pour trouver le logement, le bordel quand on te pique tes affaires… c’est une gestion énorme [Son doigt tendu fait plusieurs tours en l’air.] Vraiment.»

«— La personne qui s’est immolée, elle l’a fait en tout bien tout honneur. C’est tout. Et ça, ça devient monstrueux à partir du moment où nous savons quel est notre contexte, et qu’il n’y a rien qui bouge. Il faut rester un peu terre à terre. Nous avons dépassé l’automne, nous allons aborder l’hiver, nous serons d’autant plus nerveux… [Il articule et prend son temps pour continuer] et d’autant plus fragiles. Comprenez? Et là, il est temps de tirer.

—          Tirer sur qui?

—          La sonnette d’alarme!»

En savoir plus

 

Paroles données, paroles perdues?, éditions maelstrÖm reEvolution, Bruxelles, 2020, Sylloge, 276 p., 14 €.

Un livre réalisé par le collectif Sylloge, en collaboration avec François Bertrand et Jean-Louis Linchamps, commandité par La Strada, Centre d’appui bruxellois au secteur de l’aide aux personnes sans abri, devenue Bruss’help en 2019.

Sylloge: Margaux Dauby, Emanuel Lorrain et Lucie Martin, respectivement cinéaste, archiviste et sociologue.

Marinette Mormont

Marinette Mormont

Journaliste (social, santé, logement)

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