Elle nous a donné rendez-vous à la sortie du métro Bellecour, cœur du cœur de Lyon, un selfie à la volée joint à son message Whatsapp. À la terrasse du snack le plus proche, Florica, 31 ans, longue jupe et longs cheveux noirs, se laisse tomber sur sa chaise et savoure son Coca. Il est treize heures et elle a déjà passé huit heures à nettoyer des entrepôts. Mère de trois enfants – 12, 10 et 5 ans –, elle ne les a plus vus depuis trois ans. C’est son ex-belle-mère qui les élève en Roumanie. En 2020, Florica a divorcé de son mari alcoolique. «Quand je l’ai épousé, il était très bien. Nous sommes venus une première fois en France ensemble, en 2019, mais il ne faisait que boire pendant que moi j’allais travailler. Lui, il m’accusait d’aller avec d’autres hommes pendant ce temps-là…», raconte-t-elle en levant les yeux au ciel, l’air de dire «assez pleuré, mieux vaut en rire».
Fantômes
Après leur séparation, Florica est repartie seule pour la France – destination synonyme d’avenir, encore et toujours. «J’espère faire venir bientôt mes enfants, je veux qu’ils aillent à l’école ici, raconte-t-elle en désignant le piétonnier commerçant et ses passants en tenue estivale. En Roumanie, on ne peut pas gagner plus de 300 ou 400 euros par mois.» À Lyon, Florica a longtemps vécu «au parc» avec d’autres familles roms. Un temps, la directrice de l’hôtel où elle faisait le ménage lui a laissé une chambre à disposition. Plus tard, un autre coup de pouce du destin l’a amenée à croiser la route de Jean-Marc Chevalier, chargé d’insertion professionnelle chez Habitat et Humanisme, association partenaire des Bureaux du Cœur.
En France, plus de 330.000 personnes n’ont pas de logement pérenne, tandis que les bureaux d’entreprises ne sont occupés que 30% du temps.
C’est comme ça qu’elle s’est retrouvée un soir derrière l’une des façades grand style de la place Bellecour, «juste là», indique-t-elle dans notre dos, pointant une agence immobilière avec vue sur la plus grande place piétonnière d’Europe, 62.000 m2 de sol rouge-orange. Pendant trois mois, Florica a pu y disposer d’un espace à elle, la nuit et le week-end. «La première nuit, j’entendais des bruits au-dessus de moi. J’ai appelé le patron au téléphone et je lui ai dit: ‘Il y a des fantômes ici!’ Mais il m’a expliqué que c’étaient seulement les gens de l’appartement au-dessus… Après trois nuits, je me suis dit: ‘OK, je reste, c’est bien.» À force de les croiser soir et matin, Florica a sympathisé avec les employés. «Un jour, le bureau a fait une fête avec beaucoup de monde. Ils m’ont invitée et j’y suis allée. Je m’étais habillée, préparée. Tout le monde a dit ‘Oh, Florica, qu’elle est belle!», sourit-elle.
Gaspillage immobilier
En France, plus de 330.000 personnes n’ont pas de logement pérenne, tandis que les bureaux d’entreprises ne sont occupés que 30% du temps, c’est-à-dire pendant les horaires de bureaux. À l’hiver 2017, tandis qu’il croise chaque jour une femme qui dort sur la bouche d’aération du parking de son bureau, dans le centre de Nantes, ce paradoxe saute aux yeux de Pierre-Yves Loaëc, dirigeant de l’agence de communication Nobilito. Deux ans plus tard, cet homme de réseaux fonde les Bureaux du Cœur, un dispositif d’accueil individuel d’urgence sur une durée relativement longue (de trois à six mois) pour des personnes engagées dans un processus de réinsertion. «Ce que nous faisons est à la fois une évidence – il suffisait d’y penser! – et en même temps un concept très innovant, raconte Hélène Tonetti, chargée de développement pour la région Est des Bureaux du Cœur. On révolutionne l’usage du bureau classique en montrant quel véritable gâchis cela représente.» Aujourd’hui, alors que la lutte contre le gaspillage alimentaire ou vestimentaire devient un réflexe pour un nombre croissant de citoyens, la réflexion s’organise aussi autour de la notion de «gaspillage immobilier», en particulier dans les grandes villes où la hausse des prix des loyers laisse toujours plus d’individus sans solution de logement.
«Quand on dort dehors, on ne dort jamais bien. On se réveille tout le temps de peur de se faire voler ou agresser par des voyous. La première nuit que j’ai passée au bureau, j’ai dormi douze heures d’affilée.»
Dragan
«Parmi les accueillis, il y a énormément de travailleurs précaires qui, malgré le fait qu’elles ont un contrat et un salaire, ne peuvent pas trouver un logement, poursuit Hélène Tonetti. Sur Lyon, on a aussi beaucoup d’étudiants. Je pense par exemple à une jeune fille qui était dans la même fac que ma fille et qui le soir dormait dans un parc. Il y a aussi des personnes qui divorcent et qui sont dans l’incapacité de financer un deuxième appartement. Nous on est là pour proposer un répit en attendant une solution plus stable, plus pérenne.» Les Bureaux du Cœur font ainsi partie de la coalition «Stop Gaspi Immo» aux côtés d’autres associations françaises comme Caracol – qui transforme en collocation solidaire des immeubles vides – ou «J’accueille» – qui met en lien des réfugiés avec des particuliers ayant une chambre d’amis à disposition. «À long terme, le but est aussi de porter un plaidoyer au niveau de l’État, pour faciliter ces solutions», résume Hélène Tonetti.
La confiance, la base
Si les Bureaux du Cœur sont désormais présents dans 25 villes de France – avec quelque 217 accueils réalisés en 2023 et 135 entreprises partenaires – des freins demeurent par rapport au développement d’un dispositif «basé sur la confiance». «Nos invités ont les clefs des bureaux, le badge, le code de l’alarme, détaille Hélène Tonetti. Il faut être capable d’ouvrir sa porte à quelqu’un de fragilisé, qui souvent ne vient pas du même pays.» Mais le pari de l’association est aussi que la rencontre du monde de l’entreprise avec une personne à la rue participe à «faire changer le regard sur le sans-abrisme», qui charrie son lot inchangé de stéréotypes – même si l’association tient à son positionnement «aconfessionnel et apolitique», dans un contexte post-élections législatives on ne peut plus tendu. «Heureusement, nous avons de plus en plus de belles histoires à raconter, qui montrent que cette solution provisoire, c’est le coup de pouce qui manquait à la personne pour rebondir», estime Hélène Tonetti.
«Parmi les accueillis, il y a énormément de travailleurs précaires qui, malgré le fait qu’elles ont un contrat et un salaire, ne peuvent pas trouver un logement. Sur Lyon, on a aussi beaucoup d’étudiants.»
Hélène Tonetti, chargée de développement pour la région Est des Bureaux du Cœur.
Comme pour Florica qui, après quatre mois place Bellecour, a retrouvé un appartement. La vie reste rude, mais la jeune femme a désormais bon espoir de revoir ses enfants. D’origine croate, Dragan, 54 ans, n’hésite pas à dire pour sa part que les Bureaux du Cœur lui ont «sauvé la vie», après des années passées à dormir dans les rues de Lyon. «Quand on dort dehors, on ne dort jamais bien. On se réveille tout le temps de peur de se faire voler ou agresser par des voyous. La première nuit que j’ai passée au bureau, j’ai dormi douze heures d’affilée», se souvient-il. Margaux Marrot, employée de Flexjob, entreprise partenaire des Bureaux du Cœur, également située place Bellecour, se souvient de la métamorphose de Dragan lors de son accueil début 2023. «Quand il est arrivé, Dragan avait de grands cernes. Au fur et à mesure, on l’a vu reprendre de l’énergie, des couleurs.» Dans l’immeuble cossu abritant aux étages inférieurs d’intimidants cabinets d’avocats, Dragan a fini par connaître tout le monde. Une fois acclimaté à la hauteur sous plafond – 4 m 30, précise celui qui s’est aussi intéressé à l’histoire du bâtiment –, il s’est rapidement senti comme un poisson dans l’eau. «Dormir là-bas, ça a été une surprise incroyable. Comme un rêve», raconte celui qui a désormais son chez-soi.
Dormir pour l’avenir
En cette fin d’été, c’est Ayoub, 31 ans, qui dort désormais dans la petite salle de réunion autrefois occupée par Dragan. Ayoub est arrivé du Soudan en 2021: Cahors, Béziers, Lyon – ses parcs, ses ponts et ses bancs. «Maintenant, je dors très bien», raconte-t-il en nous montrant son canapé-lit et son ventilateur. Ayoub a également trois casiers à sa disposition, une étagère réservée dans le frigo et les placards. Sans oublier la douche – aujourd’hui présente dans de nombreux bureaux pour le confort des «vélotaffeurs» et des sportifs du temps de midi. D’un tempérament discret, Ayoub passe peu de temps avec les employés, mais tous le connaissent et l’apprécient. «La première expérience avec Dragan a levé les appréhensions que certains pouvaient encore avoir», constate Margaux Marrot. Remis d’aplomb, Ayoub commencera dans quelques semaines une formation en alternance. «Avoir un lieu où se poser permet de souffler, de réfléchir à ce qu’on veut faire. C’est impossible de penser à l’avenir quand on ne sait pas où dormir le soir», commente Jean-Marc Chevalier d’Habitat et Humanisme, association partenaire pour l’accueil d’Ayoub.
Début septembre, les Bureaux du Cœur ont réalisé un premier accueil à Bruxelles, en collaboration avec l’entreprise Telos Impact, spécialisée dans la gestion et le conseil, et l’association L’Îlot. «De nombreux bénéficiaires de L’Îlot pourraient correspondre au dispositif. Il nous reste à développer notre réseau d’entreprises et de bénévoles sur Bruxelles», détaille Mahaut de Fougières, chargée de développement pour la région Nord des Bureaux du Cœur. Une autre grande ville quadrillée de bureaux vides et de silhouettes à la rue.