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Regard critique · Justice sociale

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Olivier Hamant: « Il faut embrasser la lenteur, les incohérences et l’hétérogénéité »

Dans un monde où l’incertitude domine et où les écosystèmes autant que les humains s’épuisent, le biologiste Olivier Hamant appelle à basculer de la voie, étroite et rigide, de la performance, vers celle, plus large et plus riche, de la robustesse – à savoir la capacité à maintenir un système stable malgré les fluctuations.

Olivier Hamant est directeur de recherche à l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement, chercheur au laboratoire de reproduction et développement des plantes à Lyon, et directeur de l’Institut Michel Serres pour les ressources et les biens communs. Il s’appuie sur ses connaissances du vivant pour envisager notre futur.

Alter Échos: À travers vos travaux, vous nous invitez à en finir avec notre course à la performance, que vous comparez à un état de fièvre…

Olivier Hamant: Les deux guerres mondiales sont des moments clés pour comprendre notre époque. Pendant les guerres, on fait des gains de performance parce qu’il y a un ennemi à abattre, et cela se justifie. Je compare cela à la fièvre des mammifères: un moment de performance sévère pour tuer un ennemi pathogène. Sauf que, normalement, on revient rapidement à notre température de croisière qui est beaucoup moins performante – certaines enzymes sont un million de fois moins actives à 37 qu’à 40 degrés. Mais nous, un peu comme des idiots, on reste à 40 degrés. Taylorisme, chaînes de montage, lead management, porte-conteneurs… on est toujours dans une économie de guerre. Or, un mammifère, s’il reste trop longtemps à 40 degrés, il meurt…

AÉ: Liée à la performance, l’accélération du temps (relire notre dossier «Rien ne sert de courir», 475, juillet 2019). Comment faire, aujourd’hui, pour ralentir?

OH: Quand on regarde le vivant, il faut s’inspirer de trois principes: la coopération, la circularité et la robustesse. La robustesse se construit contre la performance, il faut embrasser la lenteur, les incohérences et l’hétérogénéité. Après la fièvre, on doit donc revenir à un mécanisme qui ne marche pas très bien, qui est juste satisfaisant, mais qui permet de durer. Je discute beaucoup de cela avec des chefs d’entreprise. Ce concept leur parle beaucoup plus que ceux de sobriété ou de ralentissement, car, ici, on a un objectif engageant puisqu’on comprend pourquoi ce qu’on fait est incohérent et hétérogène, pourquoi on a des délais… On sait que les choses vont fluctuer et être turbulentes. C’est la robustesse qui permettra d’y faire face.

AÉ: Vous parlez aussi de «robustesse sociale» et donc de coopération…

OH: La robustesse sociale se construit, comme sur l’échelle des vivants, sur de la circularité et de la réutilisation matérielle, mais aussi sur beaucoup d’échanges entre les agents sociaux. Dans notre corps, pendant qu’on se parle, plein de cellules vont faire de la mort cellulaire programmée pour permettre la survie du groupe. C’est extrême et c’est là qu’il faut arrêter la comparaison avec la biologie. Mais il y a dans la coopération l’idée que le projet global l’emporte sur les intérêts individuels. Avec, en plus, l’idée d’aller contre la performance pour la viabilité du groupe. Un exemple typique, ce sont les ateliers de réparation: c’est plus lent, il faut que la personne soit disponible, on apprend des savoir-faire, mais on épuise moins les ressources, on a appris quelque chose qu’on peut partager, on peut faire de l’insertion sociale. C’est très vertueux.

«Taylorisme, chaînes de montage, lead management, porte-conteneurs… on est toujours dans une économie de guerre.»

AÉ: La robustesse permettra-t-elle d’effacer les inégalités sociales?

OH: En biologie, il y a beaucoup d’hétérogénéité et donc beaucoup d’inégalités. Par contre, les inégalités que l’on voit socialement, ce sont des inégalités extrêmes. En France, en 10 ans, les 500 plus grandes fortunes sont passées de 10 à 40% du PIB français. De telles inégalités, on n’en voit pas au sein des vivants. Un minimum d’inégalités peut stimuler la coopération; trop d’inégalités, cela démobilise. C’est une courbe en cloche…

AÉ: Dans le travail social aujourd’hui, la numérisation et la suppression des guichets physiques ne sont-elles pas le paroxysme de l’optimisation?

OH: Le problème des technologies hyper-performantes, c’est qu’elles ont tendance à écraser toutes les autres. Du coup, on fragilise énormément le système puisqu’on s’enferme dans une voie très étroite alors qu’auparavant, on avait tout un éventail de savoir-faire. Ce qui est hallucinant avec le numérique c’est que, dans sa conception actuelle, en 2050 c’est terminé: il n’y aura plus assez de métaux, d’énergie. Je ne dis pas qu’il faut faire du zéro numérique: il faut de la techno-diversité tout en allant contre la performance. À propos des guichets, il y a aussi le côté humain. J’en parle en dernier, mais c’est le plus important… Parler à un écran, ce n’est pas génial pour l’usager, mais quelle est la valeur ajoutée pour le professionnel?

AÉ: On a rationalisé le travail social et de la santé au point d’en arriver aujourd’hui à des situations de pénurie en ressources humaines. Or, la redondance, dites-vous, est essentielle…

OH: On l’applique au niveau technique: dans les hôpitaux, il y a un groupe électrogène; dans un avion, il y a trois pilotes automatiques de trois technologies différentes. Pourquoi ne le fait-on pas pour les ressources humaines? Évidemment, on fait des gains quand on coupe les doublons, mais c’est une vision à court terme. On dépeuple les services sociaux, les hôpitaux. Cette perte de redondance fragilise le système à l’instant T, mais aussi sur le long terme. Il y a moins de personnes pour faire le travail, elles le font à flux tendu, s’épuisent, et on a de plus en plus de mal à recruter. On est train de transformer des métiers engageants en des métiers que plus personne ne veut faire.

AÉ: Cette performance à tout prix passe aussi par la centralisation…

OH: En France, le gouvernement veut faire des «super-maternités» avec tout l’équipement nécessaire. Par contre, pour accoucher, il va falloir faire 50-100 km. C’est leur solution à la pénurie des médecins, mais comment peut-on ne pas voir la fragilité de ce truc-là? Quand on centralise, c’est comme si on voulait transformer le corps humain en quatre cellules. Il suffit qu’il y ait un trou dans l’une d’elles et on perd un quart du corps. Il y a pourtant des exemples intéressants, comme «Buurtzorg», aux Pays-Bas, un système de soins à domicile organisé en équipes de 12 infirmières. Ils sont 30.000 travailleurs actuellement: ce système n’empêche pas de grandir! Là encore, c’est comme le vivant: nos cellules sont autonomes, mais elles communiquent.

AÉ: Il faut donc redonner du pouvoir au local? (relire notre dossier «Le local: rebattre les cartes», 508, janvier 2023).

OH: Une association locale, c’est le premier kilomètre de la démocratie. Avec le Covid, c’était le moment d’opérer une inversion à ce point de vue. Avant, on demandait aux décideurs politiques d’«aller vers». Dans un monde fluctuant, on va leur demander de «vivre avec». Et ce monde en sera d’autant plus riche: il s’agira de tisser beaucoup plus de liens sociaux, entre nous et avec les non-humains.

AÉ: Climatique, énergétique, sociale: les crises se multiplient. Jusqu’où ira-t-on avant de changer nos manières de fonctionner?

OH: Là-dessus, je suis assez radical. On parle souvent de transition, de bifurcation. Moi je parle plutôt d’inversion. Et je prends souvent l’exemple du temps et de la matière: jusqu’à présent, on utilisait de la matière pour gagner du temps (on brûlait du pétrole pour prendre l’avion, des métaux pour télécharger des films via la 5G, etc.). À l’avenir, il faudra utiliser le temps pour préserver la matière. On peut faire pousser des plantes et, avec le carbone qu’elles auront fixé, fabriquer des matériaux recyclables. Quant aux ingénieurs du futur, ils devront faire l’inverse de ce qu’on fait aujourd’hui: des objets simples, réparables localement, qui favorisent l’autonomie technique des citoyens.

«Plus on pratique la coopération, plus on en voit les vertus. C’est une idée qui peut mobiliser: car non seulement on va basculer, mais on va basculer dans un monde beaucoup plus intéressant.»

AÉ: Est-on prêt à opérer cette inversion?

OH: On n’aura pas le choix: c’est ça ou le crash. Si on veut être positif, il y a plein de signaux faibles d’un basculement. Dans le néolibéralisme des années 80, on disait «il faut faire du zéro stock, du lead management, de l’optimisation financière». Aujourd’hui, les entrepreneurs du bâtiment font face à des pénuries de matériaux, ils font donc des stocks et commencent à parler à leurs compétiteurs directs. Autre exemple: avec l’agriculture intensive, on est à fond dans la performance, avec plein d’externalités négatives (pollution, suicides des agriculteurs, etc.). En agroécologie, c’est plus lent, plus hétérogène, il faut des savoir-faire, mais c’est plus robuste, car le paysan est capable de gérer l’hydrométrie de son champ, de gérer la résistance aux pathogènes par la diversité génétique. C’est en train de basculer. Ma question principale c’est… à quelle vitesse?

AÉ: Cela nécessite de nouvelles manières de prendre des décisions?

OH: Quand on décide, on a déjà souvent une solution en tête et on essaye de trouver le problème qui va avec cette solution. Einstein disait: «Si j’avais une heure pour résoudre un problème, je passerais 55 minutes sur la question et 5 minutes pour trouver la réponse.» Or, on fait naturellement exactement l’inverse. Un autre point très important, c’est la pensée systémique. Les politiques aujourd’hui ne changent pas le système, ils jouent avec ses paramètres. Si on veut vraiment changer le système, il faut changer sa structure, ce qui veut dire changer les interactions dans le système.

AÉ: Selon vous, il faut remettre de l’aléatoire dans les modes de représentation…

OH: Il y a beaucoup de valeur à l’aléatoire. Un bon exemple est le tirage au sort des citoyens dans un jury d’assises ou une convention citoyenne. Avec le fait d’être tiré au sort, tout le monde est potentiellement représenté. Et si un problème nous dépasse, il ne faut pas ajouter de la performance, car les solutions de l’expert, on les connaît déjà, et elles vont inhiber toutes les autres. Si on veut de la créativité, il vaut donc mieux prendre des gens tirés au sort, moins compétents, mais qui se parlent entre eux.

AÉ: À la question «quelle planète laisser aux générations futures?», vous répondez par une autre: «Quelles générations futures laisser à la planète de demain?»…

OH: Si on parle de générations futures, c’est à l’école que ça doit se passer. Aujourd’hui, on est encore trop dans une école de la compétition et de la performance, avec des évaluations, des bonnes notes, des classements. C’est le contraire de ce qu’il faut dans un monde instable avec une pénurie des ressources. Si j’étais chargé de prendre des décisions, et en voulant être sérieux par rapport à la question socioécologique, la première chose que je ferais, c’est mettre en place une école de la coopération. Interdisciplinarité, travail d’équipe, résolution de conflits… les soft skills de la coopération, cela peut s’apprendre dès 3-5 ans. Et plus on pratique la coopération, plus on en voit les vertus. C’est une idée qui peut mobiliser: car non seulement on va basculer, mais on va basculer dans un monde beaucoup plus intéressant. La compétition, c’est ringard, il ne faudra rien regretter du monde des boomers

En savoir plus

«Le local: rebattre les cartes» (dossier), dans Alter Échos n°508, janvier 2023.

Marinette Mormont

Marinette Mormont

Journaliste (social, santé, logement)

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