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CPAS

Les assistants sociaux ne veulent pas devenir des «taupes»

L’allocataire boit-il trop de bières? A-t-il des amis? Son hygiène laisse-t-elle à désirer? On exagère à peine en imaginant ces questions très intrusives que les assistants sociaux devraient poser à l’usager du CPAS afin de dresser un «bilan social», étape obligée du projet individualisé d’intégration sociale (PIIS). Faut-il faire ce bilan social? Comment et à quelles fins? Les assistants sociaux sont inquiets et le font savoir.

Abus d’alcool ou tendance dépressive (ou les deux) ? L’information risque de se retrouver dans votre bilan social «approfondi»… Photo : Thomas Claveirole_CC BY-SA 2.0.jpg

L’allocataire boit-il trop de bières? A-t-il des amis? Son hygiène laisse-t-elle à désirer? On exagère à peine en imaginant ces questions très intrusives que les assistants sociaux devraient poser à l’usager du CPAS afin de dresser un «bilan social», étape obligée du projet individualisé d’intégration sociale (PIIS). Faut-il faire ce bilan social? Comment et à quelles fins? Les assistants sociaux sont inquiets et le font savoir.

Depuis octobre 2016, le PIIS, cette forme d’activation sociale des usagers de CPAS, est obligatoire pour tous les nouveaux bénéficiaires du revenu d’intégration sociale. En principe, la manière de le mettre en œuvre est claire. L’arrêté royal du 3 octobre 2016, sur la généralisation du PIIS et l’introduction du service communautaire, précise qu’avant de conclure le contrat «le centre doit avoir évalué les besoins de la personne». Sous quelle forme? C’est là que les assistants sociaux du Brabant wallon ont levé un fameux lièvre. «En 2016, lors d’une réunion d’information organisée par le SPP Intégration sociale à Louvain-la-Neuve sur le PIIS, la question du bilan social a été abordée, explique Yolande Donis, responsable du service social du CPAS de Walhain. On s’est rendu compte que c’était un truc énorme… et dissimulé.» Pourquoi? Un bilan social, c’est l’enquête que mène le travailleur social sur la situation administrative, sociale, financière des personnes qui s’adressent au CPAS pour demander un revenu d’intégration sociale. Ce n’est pas seulement «faire le point» avec l’usager. Au cours de ces derniers mois, poursuit Yolande Donis, plusieurs CPAS ont été inspectés. «Les inspectrices du SPP-IS ont estimé que le bilan social rédigé par les travailleurs sociaux n’allait pas assez loin, qu’il fallait être plus exigeant, obtenir plus d’informations. J’ai alors invité les inspectrices à clarifier la situation.» Lors d’une rencontre organisée le 23 juin 2017, les deux inspectrices ont présenté un PowerPoint «bilan social dans le cadre d’un PIIS». Et là, la quarantaine d’assistants sociaux présents ont découvert, avec effarement, qu’on leur demandait de tout savoir sur l’usager: sa vie sociale, culturelle, sa connaissance ou non de l’informatique, ses problèmes psychologiques, son éventuelle consommation abusive d’alcool ou de stupéfiants, son hygiène, l’état de son logement, son estime de soi, ses problèmes de santé. «C’est très intrusif sur le plan de la vie privée, constate Bernard Taymans, responsable du service social du CPAS de Braine-le-Château et président de la fédération wallonne des assistants sociaux de CPAS. Quand les assistants sociaux, choqués, ont demandé aux inspectrices à quoi cela allait servir, on ne leur a pas répondu.» Pour Bernard Taymans, la réponse est évidente: le bilan social est une pièce d’un puzzle. Il va s’intégrer dans les données du rapport social électronique, ce système d’échange de données entre CPAS opérationnel depuis le 1er avril 2016.

Des AS transformés en contrôleurs

Vrai? Faux? Très remontés, les assistants sociaux du Brabant wallon ont décidé d’intervenir lors de la rencontre provinciale organisée le 6 décembre et qui a rassemblé les travailleurs des CPAS, des représentants du SPP-IS et les hautes écoles qui forment les assistants sociaux. «Au nom du bureau de l’inter-CPAS du Brabant wallon, je suis intervenue pour dénoncer la façon dont les autorités publiques considèrent le métier d’assistant social, explique Christiane Vandenhove, membre du comité de vigilance en travail social. De manière de plus en plus contraignante, on demande aux AS de devenir des collecteurs d’informations, des contrôleurs des conditions de vie des usagers. Et finalement de dire comment nous devons travailler.»

«C’est très intrusif sur le plan de la vie privée.», Bernard Taymans, président de la Fédération wallonne des assistants sociaux de CPAS

Apparemment, les AS du Brabant wallon ne sont pas seuls à réagir. Alexandre Lesiw, directeur général du service CPAS du SPP-IS, a reconnu que c’était la troisième rencontre provinciale où le SPP se faisait interpeller à ce sujet. Le bilan social, selon lui, n’est pas obligatoire. Et peut-être, dit-il, certains inspecteurs ou inspectrices du SPP ont fait de l’excès de zèle sur la forme que devait prendre cette évaluation de l’usager. Aucun document type ne serait imposé. Soit. Mais d’autres documents émanant du SPP, que nous avons consultés, disent l’inverse. «Nous avons compris que la ‘forme’ que devrait prendre le bilan social n’était pas obligatoire, résume Christiane Vandenhove. Mais nous avons aussi perçu des divergences au sein du SPP. Entre Alexandre Lesiw et son ‘patron’, Julien Van Geertsom.»

De fait. Quelques jours avant la rencontre provinciale à Wavre, nous avions interrogé Julien Van Geertsom, président du SPP-IS, et pour lui les choses sont claires. Oui, le bilan social est obligatoire. Oui, il figurera bien dans le rapport social électronique (RSE). «Le RSE doit recueillir des faits, explique Julien Van Geertsom. L’usager a-t-il ou non eu un PIIS? Mais on ne va pas non plus réinventer l’eau chaude. Quand le PIIS est obligatoire, il faut connaître le passé de la personne pour lui proposer par exemple une formation ou un accompagnement en cas d’assuétudes. Toutes ces informations sont tenues par le secret professionnel. Ce secret professionnel ne varie pas d’un CPAS à l’autre.» Et sur le type de questions à poser à l’usager? «Le bilan social doit être réalisé. Il faut préciser la trajectoire personnelle du bénéficiaire, donc connaître ses capacités, ses besoins, les obstacles et perspectives. Il faut être le plus détaillé possible. Dans l’intérêt de l’usager, un bon accompagnement suppose de savoir si celui-ci a, par exemple, des problèmes d’alcool. Cela dit, les travailleurs sociaux sont formés pour recueillir ces informations sans brusquer l’usager.»

«Il faut préciser la trajectoire personnelle du bénéficiaire, donc connaître ses capacités, ses besoins, les obstacles et perspectives.», Julien Van Geertsom, président du SPP-IS

On le voit: les réponses varient selon leurs interlocuteurs. Alain Vaessen, directeur de la fédération des CPAS wallons, le constate également. Pour lui, ces incertitudes, source d’inquiétude chez les assistants sociaux, doivent être levées. Ni dans la loi ni dans l’arrêté royal relatif au PIIS, la référence à un bilan social n’apparaît, observe-t-il. On en parle uniquement dans une circulaire d’octobre 2016 où l’on évoque le rôle du service d’inspection qui vérifiera s’«il existe un bilan social relatif aux besoins de la personne». Légalement donc, le bilan social n’est pas une obligation. «Ce qui est obligatoire, estime Alain Vaessen, c’est d’analyser les besoins de la personne avant de conclure un projet d’insertion.» Le directeur des CPS wallons poursuit en rappelant que, dans la loi organique des CPAS, le choix de la méthodologie en matière de travail social revient au CPAS et au travailleur social. Le bureau de l’inter-CPAS du Brabant wallon abonde dans ce sens et explique que cette autonomie est rappelée dans le code de déontologie des assistants sociaux: «L’assistant social seul a la responsabilité du choix et de l’application des techniques qu’il estime devoir utiliser.»

Les fédérations de CPAS réagissent

Le malaise des assistants sociaux fait tache d’huile au point que les trois fédérations de CPAS (bruxellois, wallons et flamands) se sont réunies au cours de la première semaine de décembre. Elles ont fait une analyse technique commune «à discuter» avec le SPP-IS. Le fil rouge, c’est de laisser l’autonomie au CPAS et à ses assistants sociaux. Évaluer les besoins sans formalisation. Et si l’administration veut absolument des règles et un modèle à suivre, il faudrait, explique Alain Vaessen, tenir compte de quatre éléments. Un: le bilan social n’est pas obligatoire. Deux: le modèle d’évaluation des besoins ne peut pas être intrusif. «Il faut protéger la relation entre le travailleur social et l’usager», estime le directeur de la fédération des CPAS wallons. Trois: «Ce modèle ne doit pas servir de grille standardisée pour l’inspection. L’inspection doit vérifier si une analyse des besoins de l’usager a été effectuée, pas comment elle a été faite». Et enfin, «cela ne doit pas être intégré dans le rapport social électronique.»

«Ma crainte est qu’on se serve de ce dispositif pour glisser des commentaires négatifs sur l’usager.», Stéphane Roberti, président du CPAS de Forest

Le refus, très net sur le terrain, de voir les informations relatives au PIIS intégrées dans le rapport social électronique est sans aucun doute l’aspect le plus sensible, le plus polémique aussi de ce dossier. Sur le site du ministre de l’Intégration sociale, Denis Ducarme, on trouve une analyse de son prédécesseur, datant du 16 juillet 2017, qui ne laisse guère de doute à ce sujet. Le ministre estime (et regrette) qu’il n’y a(it) pas encore assez d’échanges de données de la part des CPAS. Et il annonce la mise en œuvre de la phase deux du RSE qui concerne «les PIIS, la motivation des décisions et les activations». Les PIIS devront donc être intégrés dans la banque de données, mais cela implique-t-il de communiquer des informations aussi sensibles sur le plan de la vie privée? Et à quelles fins, ont demandé, à plusieurs reprises, les assistants sociaux lors de la rencontre provinciale sans obtenir de réponses? On n’est en effet plus ici dans le simple encodage de données administratives relatives à l’usager du CPAS, comme l’avaient présenté à l’époque le SPP-IS et le ministre Borsus. On entre davantage dans le scénario redouté par la Fédération wallonne des assistants sociaux qui voyait dans le RSE une réelle atteinte au secret professionnel. Ce que nous résumait alors ainsi Stéphane Roberti, président du CPAS de Forest: «Ma crainte est qu’on se serve de ce dispositif pour glisser des commentaires négatifs sur l’usager. Pointer par exemple son manque d’enthousiasme pour un projet d’insertion professionnelle»(1). Ou sa consommation trop élevée d’alcool. Ou ses tendances dépressives. Ou tout ce que voudra bien dire un bilan social «approfondi», comme des inspecteurs du SPP-IS l’ont exigé auprès de certains CPAS. Le RSE est un dispositif intégré dans la Banque Carrefour de la Sécurité sociale. Et les réponses des autorités sur le secret professionnel «partagé» ne rassurent pas du tout les assistants sociaux qui y voient plutôt une grande méconnaissance de ce qu’implique un secret professionnel déjà bien malmené par de récentes mesures législatives.

(1) «Un nouveau jouet informatique pour les CPAS?», Alter Échos n°422, maiI 2016, Martine Vandemeulebroucke.

En savoir plus

«Chômage: à la recherche des exclus», Alter Échos n° 456-457, 19 décembre 2017, Pierre Jassogne

Martine Vandemeulebroucke

Martine Vandemeulebroucke

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