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Regard critique · Justice sociale

Social

Le social, c’est dans la tête

Rien de plus singulier, rien de plus intime que la souffrance psychologique. Pourtant, le contexte social dans lequel elle s’arrime n’est jamais indifférent. Tel est le point de départ des pratiques communautaires en santé mentale dont le SSM bruxellois Le Méridien est l’un des plus actifs représentants.

Rien de plus singulier, rien de plus intime que la souffrance psychologique. Pourtant, le contexte social dans lequel elle s’arrime n’est jamais indifférent. Tel est le point de départ des pratiques communautaires en santé mentale dont le SSM bruxellois Le Méridien est l’un des plus actifs représentants.

En cette matinée de rentrée, c’est le temps de la «pause-café» à Saint-Josse. Autour d’une table garnie de croissants et de douceurs orientales, Nathalie Thomas, psychologue au SSM (Service de santé mentale) Le Méridien, et trois de ses collègues se réunissent avec une petite dizaine de femmes du quartier. L’objet du jour: que chacune fasse part des thèmes qu’elle aimerait aborder ou des activités à mener au cours de l’année qui s’annonce. «J’aimerais qu’on fasse venir des femmes modernes pour qu’elles nous racontent comment elles vivent… Parce que moi je ne suis pas une femme moderne, alors je suis curieuse», lance en riant une participante. «Toi, tu n’es pas moderne? Qui est moderne; qui ne l’est pas: c’est une grande question!», tempère Nathalie Thomas. Quelques manœuvres dialectiques plus tard, le groupe qui accueille une majorité de femmes d’origine marocaine ou tunisienne, sans emploi, à la retraite ou en formation, s’entend sur la nécessité d’être le plus ouvert possible, pourquoi pas en accueillant des hommes – l’idée revient régulièrement. «Moi j’aimerais savoir ce qu’est le nouveau cours de ‘philosophie et citoyenneté’ parce que je suis allée hier soir à la réunion de parents et je n’ai rien compris», lance une autre participante. «La citoyenneté, voilà un bon thème de discussion», approuve Nathalie Thomas.

«Ce serait aussi intéressant d’apprendre pourquoi les enfants ont congé tel jour et pas tel autre en Belgique», avance une mère de famille. «Cinquante ans d’immigration et les enfants doivent toujours aller à l’école le jour de la fête du mouton!», s’indigne sa voisine. La veille encore, la question de l’abattage rituel faisait la une des médias. À côté d’elle, une enseignante à la retraite assure que dans son établissement, on a toujours permis aux enfants musulmans de rester chez eux ce jour-là. Une des animatrices prend alors le relais: «Aujourd’hui, les vacances de Pâques s’appellent les vacances de printemps. On va vers plus de laïcisation.» Le mouvement de balancier se poursuit: «On pourrait aussi faire quelque chose sur la cuisine belge. Je parie que vous n’avez jamais mangé de tomates aux crevettes», poursuit l’ancienne enseignante. «Non, mais on connaît les gaufres et c’est le principal», plaisante sa voisine.

Partage des savoirs

Humour et gourmandise là où le terrain pourrait devenir glissant: telle semble la recette de cette «pause-café» dont la santé mentale semble au premier coup d’œil relativement bonne… «Au début, on a beaucoup hésité à utiliser le terme de ‘santé mentale’ qui reste très associé à la folie. Et puis, on a travaillé ce terme avec nos différents groupes et, aujourd’hui, il est complètement accepté. Je crois qu’il faut le garder, justement pour ouvrir la notion de santé mentale à autre chose qu’à l’idée de consultation», estime Nathalie Thomas. À travers ses différents projets communautaires, le SSM Le Méridien tend en effet à établir des ponts entre le «cure» et le «care», ce dernier s’attachant avant tout à préserver et à renforcer les liens de l’individu avec son environnement, dans une optique de prévention. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si la «pause-café» prend ses quartiers dans ce local de la rue Verte et non au Méridien: une délocalisation qui permet à des personnes qui n’auraient pas poussé la porte d’un service de santé mentale d’accéder au groupe. «Ce qui n’empêche pas d’établir des ponts. Plusieurs femmes du groupe ont consulté au Méridien à un moment donné. C’est souvent elles qui sont venues me trouver pour me demander de faire le relais. Parfois, quand je sens que quelqu’un va vraiment mal, c’est moi qui lui en parle. Il m’arrive aussi parfois d’accompagner la personne lors de la première consultation. À l’inverse, certaines personnes commencent par consulter et on leur parle ensuite des groupes, par exemple lorsqu’elles vivent une problématique d’isolement», explique Nathalie Thomas. Le Méridien a ainsi mis sur pied plusieurs groupes qui se réunissent autour d’un «commun». Il y a le groupe des femmes latino-américaines, primoarrivantes et parfois sans papiers, confrontées à des précarités multiples. Mais aussi le groupe «parents», identité dans laquelle se reconnaissent de nombreux habitants du quartier.

La «pause-café» est quant à elle une initiative du Comité des femmes de Saint-Josse, auquel sont associées différentes associations locales. «Ce groupe avait au départ une vocation proprement politique, avec la constitution d’un comité consultatif à l’image de celui des seniors. Nous nous rendions chaque mois à la commune pour porter des revendications. La dynamique n’était pas inintéressante, mais on s’est rapidement rendu compte qu’un travail d’éducation populaire demandait d’aller à un rythme plus lent, d’autant que la question de la langue et du jargon empêchait une compréhension optimale lors des débats… même pour nous. C’était un peu artificiel et c’est pourquoi on a voulu repartir sur un autre rythme. Les conseils à la commune, on les garde comme une possibilité quand le besoin s’en fait sentir», détaille Nathalie Thomas.

«Le face-à-face avec ‘le psy’, le travail thérapeutique, ne semble pas convenir à tous.» Nathalie Thomas, Le Méridien

Si dimension politique il y a, elle opère davantage comme une lame de fond. Une utopie peut-être. «Hasard ou non, nous sommes plusieurs au Méridien à avoir vécu ou travaillé en Amérique latine. Nous sommes influencés par l’éducation populaire de Paulo Freire et notamment par cette idée qu’il faut partager et mutualiser les savoirs, qu’il n’y a pas de savoirs plus importants que d’autres, que ces savoirs sont aussi ‘expérientiels’ et que, grâce à eux, on peut mieux comprendre la société dans laquelle on vit. Car c’est en la comprenant qu’on peut devenir sujet et acteur du changement social, même à un niveau local», poursuit la psychologue qui a elle-même vécu trois ans au Nicaragua à la fin des années 80. Après le tour de table, Nathalie Thomas propose d’ailleurs aux femmes du groupe de se livrer au «jeu des savoirs». Chaque participante – et chaque animatrice – est invitée à choisir deux cartes qui représentent un savoir qu’elle maîtrise et qu’elle pourra donc transmettre aux autres. Lecture à voix haute, théâtre, informatique, marche… et même «transports en commun». «Je connais tous les arrêts. Si quelqu’un me demande où il doit descendre, je peux le lui dire tout de suite. Quand j’emprunte une nouvelle ligne de tram, je vais jusqu’au terminus pour bien connaître le parcours», explique une des participantes, vite approuvée par d’autres. La cuisine, aussi, revient souvent. Pain, pizza, couscous… et tomates aux crevettes. Même si notre ancienne enseignante se propose plutôt de partager sa passion de la poésie. La semaine prochaine – c’est dit et adjugé –, elle lira à ses camarades «La Conférence des oiseaux» du poète soufi iranien du XIIsiècle Farid al-Din Attar. «Une autre vision de l’islam tout à fait passionnante», promet-elle.

Des pratiques outsiders

En 2009, le SSM Le Méridien s’est associé à d’autres SSM bruxellois pour mettre en place la Plateforme «Pratiques communautaires en santé mentale». «Nous voulons tenter de faire reconnaître et financer la santé communautaire que nous estimons complémentaire à l’approche clinique», explique Nathalie Thomas. Nées dans la ferveur militante des années 60, les approches communautaires semblent en effet, après une presque disparition, susciter un regain d’intérêt de la part des professionnels, de plus en plus confrontés aux limites d’une approche strictement individuelle et psychomédicale du mal-être, comme en témoigne l’argumentaire de la Plateforme: «À travers nos consultations, nous sommes fréquemment amenés à rencontrer des personnes envoyées chez le psychologue ou le psychiatre par des tiers (professionnels et/ou entourage du patient) sans en avoir émis la demande ou pour qui la consultation en psychothérapie ou d’autres formes de soins psychiques n’ont pas nécessairement de sens pour elles. Elles expriment un mal-être diffus, parfois une plainte psychosomatique, le plus souvent une souffrance liée à une grande solitude, un manque de reconnaissance ou un sentiment profond de dévalorisation. Par ailleurs, pour certains, consulter un professionnel des soins psychiques ne renvoie pas à un habitus culturel familier. Le face-à-face avec ‘le psy’, le travail thérapeutique ne semble pas convenir.» S’opposant à cette vision qui fait peser sur les individus la part la plus grande de responsabilité face aux difficultés rencontrées, les approches communautaires misent sur le collectif pour éclairer autrement la souffrance individuelle – «des traumas infantiles, qui n’en a pas?», demande un psychologue de la Plateforme –, tout en devenant potentiellement un moyen d’action. «Ce ne sont pas des groupes thérapeutiques. Mais que le groupe ait des effets thérapeutiques, je le crois. Ne fût-ce que parce que cela permet de sortir de la solitude. Et même s’il faut prendre garde aux phénomènes d’auto-exclusion quand on se sent minoritaire dans un groupe», explique Nathalie Thomas dont le rôle est d’équilibrer ces dynamiques. «Ça, c’est la théorie! Nous sommes censés être des facilitateurs, nous devons amener de l’altérité, faire circuler la parole, être dans le groupe mais pas trop. Dans les faits, ce n’est pas toujours évident», reconnaît volontiers la psychologue.

Dans une ère de «santémentalisation» où la psyché est soumise à des exigences peu émancipatrices de normalité, le pari du communautaire demeure audacieux.

Dans une ère de «santémentalisation» où la psyché est soumise à des exigences fort peu émancipatrices de normalité, le pari du communautaire demeure audacieux. Ces pratiques ne bénéficient d’ailleurs d’aucun cadre de financement spécifique puisqu’elles ne figurent pas dans les missions décrétales des SSM, contrairement aux cas des maisons médicales ou des centres d’action globale (CASG). Les services qui mettent en place ces projets doivent donc se livrer à un perpétuel bricolage financier, et cela d’autant plus que leur inscription dans le temps long contrevient à la logique de subsidiation par projet. La situation est encore plus critique en Wallonie où le nouveau décret santé mentale a rendu très difficiles les pratiques communautaires qui doivent désormais entrer dans un dispositif de «club thérapeutique». «Malheureusement, l’intérêt pour ces pratiques est parfois lié à des objectifs économiques dans le sens où, dans un groupe, nous voyons 10 patients sur le temps où, en consultation, nous en verrions un seul… Mais ce n’est pas comme ça que nous concevons les choses», rappelle Nathalie Thomas. Pour autant, la Plateforme n’est pas sans espérer que l’actuelle réforme 107, qui tend à développer des alternatives à l’hospitalisation, soit un contexte favorable pour réaffirmer l’adéquation de ces pratiques avec «de meilleurs soins en santé mentale». De même que les enjeux majeurs et reconduits autour du communautarisme, dont un des antidotes serait… le communautaire.

En savoir plus

«La santé mentale inégale avec les femmes», Alter Echos n°429-430, 27 septembre 2016, Manon Legrand.

 

Julie Luong

Julie Luong

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