À quelques pas du palais de São Bento, le siège du parlement portugais, des étudiants de première année de l’École d’économie et de gestion de Lisbonne participent à une cérémonie de bizutage. Toges noires, cris et gueules en terre, fronts collés au sol pavé d’azulejos, ces petits carrelages typiques du Portugal. L’ABC de ce folklore estudiantin – appelé «praxe» en portugais – est respecté. Insouciamment, ces jeunes à peine majeurs profitent des festivités. «Je ne sais pas si mon avenir se jouera au Portugal, j’essaie de ne pas trop y penser», lance une baptisée. À en croire les statistiques, une bonne partie d’entre eux quittera probablement le pays d’ici quelques années.
Selon les données de l’Observatoire portugais de l’émigration, le Portugal présente l’un des taux d’émigration les plus élevés du Vieux Continent. Avant leur dernière mise à jour de 2023, le pays du fado affichait même le plus haut taux d’émigration de la zone euro. Désormais classé quatrième derrière la Croatie (25,3%), la Lituanie (24,2%) et Malte (23,3%), le Portugal enregistre encore un taux important de 20,4%. C’est plus d’un cinquième de la population portugaise qui réside en dehors du pays.
«Historiquement, le Portugal a toujours été une terre d’émigration», explique Inês Vidigal, assistante de recherche à l’Observatoire. L’existence même de ce centre de recherche spécifique intégré à l’institut universitaire de Lisbonne en dit déjà beaucoup. Avant la révolution des œillets d’avril 1974, 48 ans de dictature sous António de Oliveira Salazar ont fait du Portugal le pays le plus pauvre d’Europe occidentale. Une partie des résistants au régime s’est engagée dans des mouvances comme le PCP, le Parti communiste portugais, mais, entre 1957 et 1974, plus d’un million de Portugais ont préféré fuir le pays. Et ce, malgré le fait que «sous la dictature de Salazar, l’émigration était illégale, précise Inês Vidigal. Il était interdit de quitter le pays sans autorisation du gouvernement».
Aujourd’hui, émigrer est devenu bien plus simple. D’après la chercheuse, la quête de meilleures conditions de travail reste le principal facteur de départ. La crise économique de 2008 a structuré des réseaux facilitant l’émigration de la diaspora lusitanienne. De 2001 à 2020, l’Observatoire estime qu’environ 75.000 Portugais ont quitté le pays chaque année. Le pic a été atteint en 2013 lorsque 120.000 personnes ont fait leurs bagages.
30% des jeunes en dehors du pays
Avec de légères variations annuelles, les principales destinations européennes des émigrants portugais restent le Royaume-Uni, la Suisse, la France, l’Espagne et l’Allemagne. En examinant les données publiées par l’Observatoire dans son «Atlas de l’émigration portugaise», on lit aussi que 30% des jeunes nés au Portugal – environ 850.000 personnes âgées de 15 à 39 ans – résident actuellement en dehors du pays. Un nombre qui a résonné dans la presse au Portugal. «70% des émigrants portugais ont moins de 40 ans, déclare Rui Pena Pires, coordinateur scientifique à l’Observatoire, dans une interview accordée à l’hebdomadaire Expresso. C’est un schéma typique, car les jeunes sont généralement plus enclins à partir que les personnes plus âgées.»
Pour David Araújo, le retour au pays reste loin de ses priorités, même s’il aimerait à terme se rapprocher des siens. Après ses études en soins infirmiers, ce Portugais de 28 ans ne trouvait pas de travail et a quitté sa terre natale pour emménager en région bruxelloise. «Sans expérience, il était quasiment impossible de trouver un emploi dans ma région, raconte-t-il. Entre déménager à Lisbonne où les loyers sont devenus inaccessibles aux bourses portugaises depuis l’arrivée du tourisme de masse, ou bien partir dans un autre pays où les perspectives salariales étaient deux fois plus élevées, il ne m’a pas fallu longtemps pour prendre une décision.»
«Sans expérience, il était quasiment impossible de trouver un emploi dans ma région. Entre déménager à Lisbonne où les loyers sont devenus inaccessibles (…) ou bien partir dans un autre pays où les perspectives salariales étaient deux fois plus élevées, il ne m’a pas fallu longtemps pour prendre une décision.»
David Araújo, infirmier en région bruxelloise
Un marché du travail qui ne permet plus d’aspirer qu’à des conditions de vie précaires, le coût élevé de la vie, une vision de l’avenir appauvrie par une récente percée de l’extrême droite du parti Chega, la facilité à trouver un emploi offrant de bien meilleures conditions ailleurs… Les raisons qui poussent vers l’exode sont multiples, selon les jeunes interrogés. Mais ces départs ne sont pas sans répercussions. «L’émigration des jeunes a un effet direct sur le taux de fécondité», s’inquiète Rui Pena Pires. En effet, près d’un tiers des femmes en âge de procréer vivent en dehors du pays. À tel point que les naissances d’enfants de mères portugaises à l’étranger équivalent déjà à environ 20% de toutes les naissances au Portugal.
Perdre les plus qualifiés
À l’Observatoire de l’émigration, on souligne aussi une autre préoccupation provoquée par cet exode de la jeunesse portugaise: la fuite des cerveaux. Une étude datant de 2015 et intitulée «Brain Drain and Academic Mobility from Portugal to Europe» révèle que plus de 20.000 diplômés qualifiés ont quitté le Portugal à la recherche d’un travail en 2008 (contre 8.000 en 2007). Le secteur de la santé est particulièrement concerné par cette fuite de qualifiés.
Mais alors qu’un tiers des jeunes Portugais ont quitté leur pays, que font les autres? «Ils galèrent», répond André Cardoso. L’actuel président du Conseil national de la jeunesse du Portugal a promis de faire de cet exode une des priorités de son mandat. «Les jeunes Portugais sont de plus en plus désillusionnés. La plupart d’entre eux ne souhaitent pas partir, mais c’est la seule option viable s’ils veulent être capables de payer les factures. Ça montre l’incapacité de notre gouvernement à retenir sa population.»
Re(si)ster
Certains travailleurs résistent pourtant, comme João Tojeira, 26 ans. À 150 kilomètres de Lisbonne, ce jeune professeur en gestion culturelle à l’institut polytechnique de Leiria continue d’espérer que de meilleures perspectives sont à venir: «Ma famille, mes amis et le désir de contribuer à l’amélioration de mon pays me font rester, mais l’idée de quitter le Portugal devient de plus en plus présente. Il est difficile de maintenir une bonne qualité de vie tout en travaillant ici. Les salaires ne suivent pas l’inflation (le salaire minimum est d’environ 800 € au Portugal, NDLR), les écoles s’effondrent, le système judiciaire est surchargé, comme le secteur des soins de santé, et toutes ces préoccupations pèsent sur notre capacité à nous projeter dans un avenir sécurisant.»
L’an dernier, et non sans efforts, João a décroché un poste d’enseignant à temps partiel. Un horaire plus que partiel et des contrats à (courte) durée déterminée l’obligent à cumuler d’autres petits boulots, souvent dans un cadre précaire. «Je ne dirais pas qu’il est compliqué de trouver du travail au Portugal, mais le défi est de conserver un job qui permet de payer ses factures. Je trouve ça dégradant de travailler à temps plein et de devoir encore dépendre de mes parents pour m’en sortir financièrement.» Et André Cardoso d’ajouter: «Les jeunes Portugais n’ont même pas assez en poche pour quitter le domicile familial.» En effet, selon Eurostat, les jeunes Portugais quittent le foyer parental à un âge moyen de 27,9 ans, alors que la moyenne dans l’Union est de 26,4 ans.
«Les jeunes Portugais sont de plus en plus désillusionnés. La plupart d’entre eux ne souhaitent pas partir, mais c’est la seule option viable s’ils veulent être capables de payer les factures. Ça montre l’incapacité de notre gouvernement à retenir sa population.»
André Cardoso, président du Conseil national de la jeunesse du Portugal
Pour le président du Conseil national de la jeunesse du Portugal, cet exode endommage aussi l’identité du pays et génère un sentiment de fragilité chez les jeunes qui ne se sentent plus particulièrement attachés à leur terre natale. Afin d’endiguer l’émigration et ses conséquences, le gouvernement portugais a annoncé début octobre vouloir mettre en place une réduction d’impôt sur le revenu pour les personnes de 35 ans et moins. Ceux qui gagnent jusqu’à 28.000 euros par an ne paieront aucun impôt durant la première année. La charge fiscale augmentera progressivement sur dix ans. Cette mesure s’appliquera aussi bien aux jeunes Portugais qu’aux étrangers qui affluent de plus en plus vers le Portugal. Selon la ministre de la Jeunesse, Margarida Balseiro Lopes (Partido Social Democrata), le coût financier de cette mesure est certes considérable, mais rester les bras croisés à observer la génération la plus qualifiée de l’histoire du pays fuir est incomparablement plus coûteux.
Le programme Regressar mis en place en 2019 avait lui aussi pour objectif d’inverser l’émigration en encourageant le retour des émigrants au pays. Il propose divers avantages fiscaux ainsi qu’une aide à la relocalisation. Mais selon André Cardoso, du Conseil national de la jeunesse, le sujet ne reçoit pas l’attention qu’il mérite. «La question des salaires reste primordiale. De nombreux jeunes diplômés ne gagnent guère plus que le salaire minimum au Portugal. Ensuite, il faudrait véritablement s’attacher à augmenter la part de logements publics.» Il conclut: «Ce n’est pas négatif d’encourager les jeunes à découvrir l’Europe et au-delà, mais il faut leur offrir les conditions nécessaires pour leur donner envie de revenir.»