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Regard critique · Justice sociale

Enquête

Dépénalisation du travail sexuel: de la tolérance à la reconnaissance

La Belgique a décriminalisé la prostitution en mars 2022. Un choix politique fort qui permettra aux travailleuses du sexe[1] d’accéder au droit du travail et donc aux droits sociaux : mutuelle, chômage, congé de maternité, pension. Un an après la loi, le quotidien des prostituées a-t-il vraiment changé?

(c) Kschay

Le soleil tape fort ce lundi matin dans la rue Marnix à Seraing. Il n’est que 10 h 30 et les voitures sont déjà nombreuses à défiler dans ce cul-de-sac. Les petites maisons ouvrières alignent pourtant quelques vitrines vides ou à louer. Dans les autres, des prostituées commencent leur journée de travail. La plupart refusent de répondre à mes questions. Beaucoup ne parlent pas bien français et me congédient d’un simple regard qui dit «oui, mais non merci». Une travailleuse accepte d’échanger quelques mots sur le pas de la porte, le regard à l’affût d’un contact visuel avec un potentiel conducteur. «Je ne travaille que pour moi, je n’ai pas de patron. Comme la plupart des filles dans cette rue, je suis déclarée comme indépendante et je paye un loyer pour occuper la vitrine. Je paye mes impôts, j’ai une mutuelle.» L’un des objectifs de la dépénalisation du travail sexuel est de le reconnaître comme un véritable métier pour que les travailleuses aient accès à des droits sociaux. Or, dans les faits, certaines en bénéficient déjà en travaillant avec un statut d’indépendant ou en tant qu’employées sous des fonctions déguisées de «serveuse» ou de «masseuse». Des statuts qui permettaient de bénéficier dans une certaine mesure d’une couverture sociale, mais qui n’étaient jamais adaptés à la réalité du métier.

Décriminalisation des tiers

La rue d’Aerschot à Bruxelles, la rue Marnix à Seraing, la chaussée de l’Amour à Saint-Trond… la prostitution ne se cache pas en Belgique. Alors, lorsqu’elle a été dépénalisée le 18 mars 2022, on se demande ce que la réforme va réellement changer. Le travail du sexe était-il donc criminalisé avant sa décriminalisation? La législation en Belgique était jusqu’à présent un mélange d’abolitionnisme[2] et de réglementarisme. Les tiers, c’est-à-dire tous ceux qui rendent possible la prostitution (propriétaires de vitrines, de bars, comptables, chauffeurs, etc.), risquaient d’être criminalisés, mais pas les prostituées. Une liberté est toutefois concédée aux communes pour définir leurs propres réglementations, d’où l’émergence de quartiers chauds à Gand, Anvers, Liège, Bruxelles, Saint-Josse et Schaerbeek. Une situation confuse qui a entretenu le flou autour de la prostitution en Belgique et que la dépénalisation vise à clarifier en mettant fin à une certaine hypocrisie. Désormais, mettre un lieu de travail à la disposition d’un travailleur du sexe, exécuter sa comptabilité, le véhiculer, lui permettre d’ouvrir un compte bancaire ne seront plus considérés comme du proxénétisme…

«Certaines sont déjà employées, mais avec des contrats qui ne correspondent pas à la réalité de leur travail. Elles font un travail du sexe, pas de serveuses, ce qui les dissuade d’aller en justice en cas de problème.»

Julie Bechet, Espace P Liège

Tant qu’il n’y a pas de profits anormaux ou déraisonnables réalisés – notion essentielle qui doit encore être définie par la jurisprudence. Ce n’est donc pas tant le travail sexuel que la réforme du code pénal sexuel dépénalise, c’est surtout les tiers. Si les détracteurs de la loi diront qu’elle décriminalise le proxénétisme, sur le terrain on la perçoit comme un moyen de faciliter le travail des prostituées en apaisant le climat avec les tiers, dont elles sont souvent dépendantes pour exercer leur métier. «Comme les propriétaires de vitrines risquaient avant d’être accusés de proxénétisme, ils pouvaient exercer un ascendant sur les prostituées. Ils répercutaient les risques encourus en faisant payer aux filles des loyers excessifs par exemple», explique Adrien Pierantonio, assistant social depuis 26 ans à l’Espace P à Liège qui propose un accompagnement médico-social aux TDS.

Bonnes mœurs et consentement

Sur le chemin vers la rue Marnix à Seraing où subsistent quelques vitrines, Adrien me détaille le paysage: dans cette région, la prostitution se répartit entre les vitrines et «les salons privés» dans lesquels les TDS sont obligées d’être déclarées comme indépendantes[3], et les bars à champagne, où elles sont généralement employées comme «serveuses» par le secteur Horeca. «Certaines sont donc déjà employées, mais avec des contrats qui ne correspondent pas à la réalité de leur travail. Elles font un travail du sexe, pas de serveuses, ce qui les dissuade d’aller en justice en cas de problème», ajoute Julie Bechet, sa collègue. En effet, avant la refonte du code pénal sexuel, le contrat de travail d’une prostituée pouvait être considéré comme nul et non avenu pour cause d’atteinte aux bonnes mœurs, les privant ainsi de tout droit. Cette notion désuète étymologiquement reliée à la morale a été supprimée des textes de loi. Non seulement les patrons qui ne risqueront plus d’être accusés de proxénétisme pourront engager légalement des TDS, mais, en plus, ces dernières qui ne sont plus accusées d’inciter à la débauche auront alors la possibilité de faire valoir leurs droits grâce à un contrat valable. Le nouveau code pénal sexuel a aussi donné une place centrale à la notion de consentement en la dotant d’une définition légale, ce qui permettra de mieux prendre en compte les différentes situations d’abus auxquelles les TDS sont particulièrement exposées. Un rapport sexuel consenti dans le cadre d’un échange tarifé peut maintenant potentiellement être considéré comme un viol si le client ne paye pas.

La législation en Belgique était jusqu’à présent un mélange d’abolitionnisme et de réglementarisme.

En avril dernier, le tribunal du Hainaut a ainsi condamné d’une peine de six mois avec sursis un client qui avait fait croire à une prostituée à un paiement via l’application de son téléphone, virement en réalité différé qu’il avait ensuite annulé. Un premier cas qui illustre comment la nouvelle loi peut être mobilisée pour défendre les droits des TDS, même si la plupart des antennes de l’Espace P n’observent pas pour autant plus de plaintes de la part des travailleuses depuis la réforme. L’asbl l’admet, peu de TDS sont au courant de la nouvelle loi et celles qui le sont peinent à y voir clair dans ce qu’elle permettra de changer, tant leurs réalités de vie sont multiples et complexes.

Lumière rouge sur zone grise

Pour B., qui exerce depuis quelques décennies sous le statut d’indépendant, elle considère que la dépénalisation du travail sexuel n’a rien changé. Elle paye ses impôts, bénéficie d’une mutuelle et a obtenu un prêt. Elle a choisi son métier et n’a jamais eu envie d’en sortir. Surtout, elle souligne une contradiction: si la Belgique affirme vouloir améliorer les conditions de travail des TDS en reconnaissant la prostitution comme un métier, certaines villes tentent de faire disparaître son exposition trop ostensible qui ternirait leurs images. C’est le cas par exemple à Crisnée, que traverse cet axe routier connu pour ses bars à hôtesses, où le conseil communal a décidé en juillet dernier d’interdire l’exhibition des filles en vitrine. «Je regrette l’époque des maquereaux, des bars, où on était plus entourées, tout le monde savait ce qu’il se passait. Maintenant certaines communes encouragent à fermer les bars, les hôtels, les vitrines… Mais les filles n’ont pas arrêté de se prostituer. C’est le site Internet Quartier-Rouge qui récupère toute la mise et, là, elles ne sont pas déclarées, il n’y a aucun contrôle.» Avec sa longue carrière, cette travailleuse du sexe pointe aussi les évolutions des pratiques. «Vous regardez un film porno d’aujourd’hui et un d’il y a vingt ans, ça n’a plus rien à voir. C’est beaucoup plus hard maintenant et les gens s’imaginent qu’on fait pareil. Le travail du sexe est devenu globalement plus difficile.»

La décriminalisation se distingue ainsi de la légalisation en offrant la possibilité aux TDS de bénéficier d’un statut professionnel reconnu sans pour autant les contraindre à le faire.

Non, le statut juridique et social que promet la réforme du code pénal sexuel ne réglera pas tous les problèmes des travailleuses du sexe, tant le secteur recouvre des profils et des réalités hétérogènes. Il y a celles qui préfèrent la visibilité sécurisante des vitrines en voie de disparition. Il y a les étudiantes qui se prostituent pour payer leurs études. Il y a les migrantes qui se retrouvent prisonnières de réseaux de prostitution en voulant quitter leur pays. Il y a celles en situation irrégulière qui faute de visas tournent de ville en ville et envoient de l’argent à leurs familles. Il y a les toxicomanes qui font le trottoir pour se payer leur dose. Il y a les occasionnelles qui ont déjà un travail et qui trouvent dans la prostitution un moyen de surmonter un coup dur financier ou de boucler des fins de mois difficiles. Il y a toute la prostitution invisible qui se déploie de manière sauvage sur Internet. Entre celles qui gèrent leur activité indépendante et celles qui n’ont pas nécessairement envie d’accéder à un statut professionnel pour diverses raisons, la décriminalisation du travail sexuel ne changera pas la donne pour toutes les TDS, c’est certain. Mais elle a le mérite de proposer un modèle assez unique au monde.

Dépénalisation versus légalisation

La décriminalisation du travail sexuel a valu à la Belgique d’être citée comme le deuxième pays au monde après la Nouvelle-Zélande et le premier en Europe à avoir adopté une telle réforme. Pourtant les bordels existent bien en Allemagne, il y a bien le quartier rouge à Amsterdam et des drive-in du sexe en Suisse. Quelle est donc la spécificité de cette reconnaissance belge du travail sexuel? En Allemagne, comme aux Pays-Bas, le travail sexuel est légalisé, ce qui représente un tout autre modèle encore. Pour Daan Bauwens, ancien journaliste et aujourd’hui directeur d’Utsopi, la première association en Belgique créée par des TDS et autogérée, «la légalisation permet de faire du travail du sexe à certaines conditions, sous peine d’être hors la loi. Cela revient à dire que c’est interdit partout, sauf dans les endroits où c’est autorisé. En Allemagne, les TDS doivent confier des données possiblement stigmatisantes sur leur vie personnelle, privée, sexuelle au gouvernement. Il est aussi interdit d’exercer chez soi, le travail du sexe n’est autorisé que dans des lieux spécifiques. Ce réglementarisme finit par recréer de la criminalité parce que la plupart des personnes ne veulent pas se déclarer pour préserver leur anonymat ou ne peuvent pas se déclarer parce qu’elles n’ont pas de papiers».

«Sur un chantier par exemple, il faut porter un casque et des chaussures de sécurité pour se protéger des dangers liés aux risques du métier dans le bâtiment. Ces protections n’existent pas encore pour le secteur du travail sexuel.»

Daan Bauwens, Utsopi

En d’autres termes, la légalisation de la prostitution consiste à créer une législation spécifique à ce travail et impose des conditions strictes qui ne sont pas toujours adaptées à la diversité des profils des travailleuses. La décriminalisation se distingue ainsi de la légalisation en offrant la possibilité aux TDS de bénéficier d’un statut professionnel reconnu sans pour autant les contraindre à le faire. D’ailleurs, A., 30 ans, qui se prostitue sans aucun contrat depuis quatre ans sur la plateforme en ligne Quartier-Rouge, reste très partagée sur le fait de régulariser sa situation après cette réforme. Elle se retrouve piégée entre la nécessité de faire valoir un statut professionnel pour réaliser des démarches administratives et le risque d’être discriminée si elle le fait. «Actuellement, si je veux déménager ailleurs, je ne peux pas prouver mes revenus au proprio. Mais si je me déclare comme indépendante et que le proprio me demande ‘vous faites quoi dans la vie?’, ou je mens pour ne pas niquer mes chances, ou je dis la vérité et je sais que je vais m’amputer d’une chance de plus pour avoir le logement.» Car vendre son corps reste une activité stigmatisée. Et c’est ici que réside l’autre enjeu de la réforme: changer le regard porté par la société sur les travailleuses du sexe, pour qu’elles ne soient plus contraintes à exercer ni dans l’ombre ni dans la honte.

Travail du sexe, un travail comme un autre?

Gaëtan Absil, enseignant-chercheur à la Haute École HELMo, rend compte du poids de la stigmatisation sociale à travers les discours des TDS récoltés dans le cadre d’une enquête de terrain sur les phénomènes d’emprises dans la prostitution[4]. «Comment mon enfant va-t-il se socialiser si je dois tout le temps cacher mon activité, qu’est-ce que je dis au propriétaire qui me demande ma profession, qu’est-ce que je vais mettre dans mon CV si je dois chercher un autre travail… Voilà le genre d’inquiétudes que les TDS ont aussi partagées. Elles sont fort fragilisées par une stigmatisation sociale, qui s’appuie en partie sur le fait que cette activité est perçue comme illégale et qu’elles baignent dans un vide juridique qui les empêche de valoriser leurs droits.» L’accès à certains droits, pas uniquement sociaux, le droit à la famille, au couple, la possibilité de se reconvertir, n’est pas uniquement conditionné par un statut juridique et social, il l’est aussi par le jugement moral posé par la société. La dépénalisation de la prostitution envoie ainsi un message sociétal fort: un travailleur du sexe est un travailleur comme un autre.

«Ce qui pousse une majorité de gens à se prostituer, c’est la précarité. C’est l’impossibilité de migrer de manière correcte avec l’Europe qui ferme ses frontières par exemple.»

Cécile Chéront, Espace P Charleroi

Mais Isabelle Jaramillo, co-coordinatrice générale d’Espace P et forte de 24 ans d’expérience sur le terrain auprès des TDS, l’affirme: si le travail du sexe est en train d’être reconnu comme un travail à part entière avec sa dépénalisation, ce n’est pas pour autant un métier comme un autre. «Évidemment, aucun métier n’est comme un autre, rappelle-t-elle. Mais le Forem et Actiris ne feront jamais la promotion du travail sexuel auprès des chercheurs d’emploi. C’est là où la limite se trouve. C’est un métier difficile et complexe pour lequel il faut entre autres être capable de faire la distinction entre l’acte sexuel et ses représentations affectives. Tout le monde n’est pas capable de ça.» Sans parler des risques inhérents au métier: maladies, violences physiques, verbales, psychologiques, isolement, discriminations… «Il n’y a pas que des problèmes de statuts et de droits sociaux. Travailler dans le sexe pose des défis relationnels, comme gérer une vie de famille, de couple. Cela touche à l’intimité la plus profonde, cela impacte la façon dont on vit son propre corps, l’image qu’on se fait des hommes aussi, il peut y avoir du dégoût… Il faut le dire, c’est un travail qui ne montre pas forcément le meilleur côté des hommes, de la vie, de l’humanité…», estime Cécile Chéront, depuis le bureau de l’Espace P situé en plein cœur du quartier chaud de Charleroi. Pour Daan Bauwens, d’Utsopi, c’est justement le propre de tout métier d’avoir des particularités. «Sur un chantier par exemple, il faut porter un casque et des chaussures de sécurité pour se protéger des dangers liés aux risques du métier dans le bâtiment. Ces protections n’existent pas encore pour le secteur du travail sexuel, qui est très vulnérable et où il y a beaucoup d’abus contre lesquels il faut pouvoir lutter.» C’est ce que devrait permettre le cadre de travail du travail sexuel qui est actuellement en train d’être discuté par le Conseil des ministres.

Lumière rouge sur activité «au black»

Chez Icar, une autre association qui vient aussi en aide aux TDS, Dominique Silvestre reste très sceptique sur les avancées promises par la réforme sur la prostitution. L’intervenante sociale, qui connaît bien la situation à Seraing, ne valide d’ailleurs pas l’expression «travailleur du sexe» dans laquelle elle voit un effet de mode qui tendrait à glamouriser la prostitution. «C’est un choix qu’une personne fait à un moment de sa vie, mais la première raison est financière. On ne se prostitue pas par plaisir ou parce qu’on aime le sexe. Aussi, il faut penser à toutes celles qui travaillent au black, de manière clandestine, occasionnelle et qui n’ont pas du tout envie qu’on mette une lumière rouge sur leur activité parce qu’elles sont déjà dans des situations compliquées. Et Dieu sait s’il y en a encore plus avec la conjoncture économique. Qui va engager ces personnes-là? Ça risque d’ouvrir une porte qui renforcera encore plus cette prostitution clandestine et invisible. Avec toutes les dérives que ça peut avoir.» C’est le discours de certains abolitionnistes comme ceux de l’association française du Mouvement du Nid qui dénoncent les dérives du modèle de légalisation allemand, qui, rappelons-le, n’est pas celui adopté par la Belgique. La légalisation depuis 2008 en Allemagne aurait occasionné une augmentation de la prostitution[5] et une étude réalisée en 2012 sur 150 pays conclut que la légalisation a un effet négatif sur la traite des êtres humains[6]. Même si elle se distingue de la légalisation de la prostitution, peut-on craindre que la décriminalisation en Belgique augmente aussi les situations d’exploitation? Patricia Le Cocq, directrice adjointe du centre fédéral Myria chargé d’évaluer les politiques de lutte contre la traite des êtres humains, s’interroge. «La réforme permettra probablement de sortir de la clandestinité les travailleuses du sexe qui souhaiteraient être reconnues comme telles. Mais on s’inquiète toutefois du sort et de la protection des personnes actives dans ce secteur qui ne souhaiteraient pas ou ne pourraient pas, eu égard à leur statut précaire ou en situation de séjour irrégulier, s’inscrire dans ce modèle. Ne seront-elles pas davantage poussées dans la clandestinité risquant dès lors d’être encore plus à la merci des trafiquants d’êtres humains et davantage exploitées? Dans tous les cas, il faudra renforcer les services sociaux de première ligne pour détecter toute forme d’abus et donner plus de moyens pour lutter contre les réseaux de traite.» Quant au risque d’un «appel d’air» en Belgique, les travailleurs sociaux recentrent la problématique.

 

«Le phénomène de la prostitution est tellement protéiforme et on est tellement toujours un peu en retard par rapport aux nouvelles formes qui émergent qu’il est plus prudent d’avoir des dispositifs légaux suffisamment adaptables.»

Gaëtan Absil, enseignant-chercheur à HELMo

Cécile Chéront, de l’Espace P à Charleroi, observe une augmentation de TDS en provenance d’Amérique latine (groupe le plus présent à Bruxelles avec 31% des contacts, deuxième groupe en Wallonie), d’Afrique subsaharienne (23% des contacts bruxellois), devant les Européennes de l’Est (17% des contacts bruxellois). «Ce n’est pas parce qu’on améliore l’accès aux droits d’un secteur que les femmes qui n’ont pas besoin de se prostituer vont maintenant le faire. Ce qui pousse une majorité de gens à se prostituer, c’est la précarité. C’est l’impossibilité de migrer de manière correcte avec l’Europe qui ferme ses frontières par exemple.» Isabelle Jaramillo prend le problème dans l’autre sens. «L’exploitation existe aussi dans le secteur du bâtiment, des domestiques, de l’onglerie, de l’Horeca… Ce sont pourtant bien des métiers reconnus, on ne va pas les criminaliser parce qu’il y a de l’exploitation. Au contraire, plus on met un cadre, plus on permet aux potentielles victimes de faire valoir leurs droits. Le fait de décriminaliser va permettre d’apaiser le secteur et de créer des lieux plus sécurisés et adaptés à l’activité. C’est plus facile de maintenir – avec une certaine flexibilité – des lieux visibles avec lesquels la police peut créer un lien de confiance afin de démanteler d’éventuels réseaux ou d’identifier d’éventuelles victimes potentielles que de devoir travailler à l’aveugle dans des lieux complètement clandestins.»

Avoir le choix

Si les défenseurs de la décriminalisation distinguent la prostitution de l’exploitation sexuelle, les témoignages récoltés par les chercheurs Patrick Govers et Gaëtan Absil dans le cadre de leur enquête rendent compte de la porosité de cette frontière. «Il y a des personnes qui commencent la prostitution, puis vont avoir un épisode de traite et finissent par s’en sortir. D’autres viennent de la traite et puis exercent plus librement la prostitution. L’enjeu de la réforme sera pour les services sociaux et de police de ne pas oublier la porosité entre ces deux mondes et d’assurer un suivi en termes de prévention et de contrôles», estime Gaëtan Absil. Les parcours étant aussi variés que les profils, le chercheur pense qu’il est important de maintenir une certaine flexibilité dans la législation de la prostitution. «Le phénomène de la prostitution est tellement protéiforme et on est tellement toujours un peu en retard par rapport aux nouvelles formes qui émergent qu’il est plus prudent d’avoir des dispositifs légaux suffisamment adaptables pour répondre à cette diversité et mieux soutenir celles qui souhaiteraient en sortir. Parce qu’il est là l’enjeu: donner des outils pour offrir le choix d’exercer le travail du sexe dans de bonnes conditions, ou de pouvoir en sortir.» Car si le quotidien de la prostitution peut être difficile, les TDS ne sont pas sans ressources et certaines s’organisent pour surmonter les différents obstacles, moraux ou administratifs. Et c’est cette autonomie, cet «empowerment» que la décriminalisation à la belge veut faciliter et pour laquelle milite Utsopi. «La réforme prévoit notamment la possibilité de se mettre en coopérative. Certaines TDS réfléchissent à créer des sites d’annonces, des services communautaires, des espaces de travail collectif autogérés qui permettraient de contrer plus facilement l’exploitation… Cela ouvre la voie pour que les TDS récupèrent la gestion de leurs outils de travail. Pour avoir plus d’autonomie et de choix. Avant la décrim’, il n’y avait pas de choix», conclut Marianne Chargois.

A., qui finalement réfléchit à se déclarer comme indépendante pour envisager son futur sur une perspective plus longue que le lendemain, caresse un rêve entrepreneurial. «Mon kiff, ça serait d’ouvrir une maison close avec un shop de sex-toys pour assurer assez de revenus pour me déclarer comme indépendante, mais aussi pour diversifier les pratiques. Beaucoup d’hommes aiment être pris en gode ceinture, mais n’osent pas demander à leur femme. Et puis s’il y a une vitrine, alors là, c’est pépite! J’adore l’idée de me pavaner dans des tenues affriolantes.» Bien évidemment, ce genre de témoignage isolé ne reflète pas toutes les réalités du travail du sexe qui peuvent être dramatiques, sordides ou simplement difficiles. Mais il est la preuve qu’il peut susciter des idées, de la créativité, des projets, des envies de s’organiser, des rêves d’entreprise… comme dans un autre métier.

 

[1] NDLR: Une grande majorité des TDS sont des femmes. Il est difficile d’avoir des données représentatives, mais, d’après les chiffres de l’Espace P basés sur leur travail de terrain à Bruxelles et en Wallonie, 92,5% de leur public sont des femmes, 5,4% des transgenres et 2,1% des hommes.

[2] Mouvement visant à l’abolition de la prostitution, notamment par la criminalisation des clients ou des tiers.

[3] Réglementation spécifique à Liège.

[4] «Emprises dans les prostitutions – Ethnographie des combats quotidiens pour une vie ordinaire», Patrick Govers et Gaëtan Absil, 2019.

[5] https://www.lepoint.fr/societe/l-allemagne-plus-grand-bordel-d-europe-02-04-2019-2305174_23.php#11

[6] «Does Legalized Prostitution Increase Human Trafficking?», https://papers.ssrn.com/sol3/papers.cfm?abstract_id=1986065

Émilie Pommereau

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