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Technologies partout, démocratie nulle part

En Belgique et ailleurs dans le monde, le progrès technologique ne fait plus l’unanimité, et l’intense débat sur la 5G est venu confirmer cette tendance. Dans leur ouvrage Technologies partout, démocratie nulle part, Irénée Régnauld et Yaël Benayoun dénoncent le fait que les choix technologiques soient exclus du débat démocratique et appellent à plus de participation citoyenne dans les prises de décision.

Diplômé en sciences politiques et en affaires internationales, Irénée Régnauld est aujourd’hui consultant en innovation et transformation numérique. Très intéressé par les relations entre technologie et société, il décide en 2014 d’ouvrir le blog «Mais où va le web?». Dans celui-ci, il aborde les différents débats qui concernent les nouvelles technologies et le numérique en particulier. Yaël Benayoun a étudié la philosophie politique et les sciences sociales. Aujourd’hui conseillère en sociologie, elle utilise la recherche pour aider des organisations à comprendre les réalités sociales. Au cours de ses études, elle rencontre Irénée avec qui elle décide de créer l’association Le Mouton Numérique. Une association dans laquelle ils essayent de mettre en lumière les enjeux sociaux, politiques et environnementaux du numérique et des nouvelles technologies.

Alter Échos: Quel a été le point de départ de ce livre?

Irénée Régnauld: À travers nos différentes activités professionnelles et au sein de l’association Le Mouton numérique, nous nous sommes rendu compte que ce sujet du rapport entre technologie et démocratie montait peu à peu dans toutes les sphères de la société. Ce livre est l’aboutissement d’une réflexion collective et s’inspire de toutes ces discussions que nous avons pu avoir.

Yaël Benayoun: Il y avait aussi l’envie de clarifier notre pensée. Très vite, cette formule «la technologie est politique, il faut en parler de manière démocratique» a été reprise par de nombreux acteurs, politiques ou autres. Le problème, c’est que beaucoup d’entre eux l’ont employée pour dire des choses très différentes, et sans forcément aller beaucoup plus loin que ce simple constat. Le but de ce livre était aussi de nous projeter plus loin dans cette question: si la technologie est une affaire politique, alors comment en discuter démocratiquement?

«L’un des raccourcis les plus courants est de dire que la technologie serait neutre, c’est-à-dire ni bonne ni mauvaise, que tout dépendrait de l’usage que l’on en fait.» Irénée Régnauld

AÉ: Pourquoi le progrès technologique est-il politique?

YB: Tout d’abord parce qu’il implique un choix. Aucune technologie ne tombe du ciel. Il n’y a pas de main invisible qui nous montrerait la voie vers une fin plus heureuse. Les technologies sont pensées, conçues et déployées dans un but précis.

IR: La technologie implique des changements profonds de société. L’un des raccourcis les plus courants est de dire que la technologie serait neutre, c’est-à-dire ni bonne ni mauvaise, que tout dépendrait de l’usage que l’on en fait. Dire cela, c’est nier que les objets techniques et technologiques modifient considérablement notre espace social puisqu’ils en font partie et le structurent.

AÉ: En quoi la technologie change-t-elle notre société?

IR: La technologie est un «fait social total», pour reprendre un concept du sociologue et anthropologue français Marcel Mauss. Le numérique soulève des questions sur nos relations sociales, sur l’emploi – sa quantité autant que sa qualité. Finalement, lorsque l’on met en place une nouvelle technologie, on décide de changer la société, et ces changements ont des conséquences importantes sur la vie des citoyens, habitants ou travailleurs.

YB: La technologie pose également des questions écologiques. Tout au long de sa vie, une technologie aura des impacts sur l’environnement, depuis sa conception, en passant par sa fabrication, son utilisation jusqu’à la gestion de sa fin de vie (recyclage).

AÉ: Les choix technologiques échappent-ils à la démocratie?

IR: Oui, tout simplement parce qu’on croit encore que le progrès technique est inéluctable, voire autonome. Les citoyens ne sont donc pas sollicités pour lui donner telle ou telle direction. Aujourd’hui, seul un petit nombre d’entreprises sont donc capables d’investir et de se positionner dans le secteur du numérique. Fortement encouragées et soutenues par le monde politique, ces multinationales se trouvent en position dominante pour aligner le développement technologique à leurs propres intérêts et imposer leur vision de ce que doit être le futur technologique aux citoyens. Nous sommes assez loin d’une technologie qui prendrait en compte le vécu des citoyens, le rapport qu’ils entretiennent à leur territoire, à leurs administrations, etc. De surcroît, certaines technologies peuvent mettre à mal la démocratie. C’est notamment le cas de la reconnaissance faciale, de la société du tout-contrôle. Ces choix technologiques sont, à leur manière, «anti-démocratiques», puisqu’ils détruisent la capacité des citoyens à se saisir de l’espace public pour revendiquer, à rester anonymes, etc.

«Concrètement, avec la 5G, on se dirige toujours un peu plus vers une explosion des équipements numériques et une ultra-numérisation de la société. Au-delà des problèmes environnementaux et d’exclusion sociale qu’engendre ce type de technologies, c’est aussi une question politique qui doit être posée: doit-on continuer dans ce sens?» Yaël Benayoun

YB: La démocratie est censée permettre la pluralité des idéologies et l’organisation du dialogue. Aujourd’hui, dès que l’on critique les technologies, on est traité de «rétrogrades», «anti-progrès», voire de «complotistes». Un débat sain demande avant tout d’abandonner toute forme de mépris et d’amalgames, et d’accepter la conflictualité.

AÉ: Le déploiement de la 5G est-il révélateur de ce manque de démocratie?

IR: Complètement. La 5G est une réponse à une question qui n’a pas été formulée. Si on avait voulu la poser, on l’aurait posée il y a dix ans, au moment où l’Union internationale des télécoms (organisation de l’ONU) commençait ses travaux sur les spécifications techniques de la 5G. Cette technologie nous est présentée au moment de sa mise en place. Aujourd’hui, évidemment que la majorité des pays vont y aller. Les investissements publics et privés engagés sont colossaux, il est presque impossible de reculer. C’est gênant, car il aurait fallu que cette question soit commune (à quoi doit ressembler un réseau mobile «du futur»?).

YB: Ce qui est intéressant avec la 5G ou les villes intelligentes (smart cities), c’est qu’on parle d’infrastructures. Ce sont des technologies qui vont structurer la société. Concrètement, avec la 5G, on se dirige toujours un peu plus vers une explosion des équipements numériques et une ultra-numérisation de la société. Au-delà des problèmes environnementaux et d’exclusion sociale qu’engendre ce type de technologies, c’est aussi une question politique qui doit être posée: doit-on continuer dans ce sens?

«Aujourd’hui on croit encore que le progrès technique est inéluctable, voire autonome. Les citoyens ne sont donc pas sollicités pour lui donner telle ou telle direction. Nous sommes donc assez loin d’une technologie qui prendrait en compte le vécu de ces citoyens, le rapport qu’ils entretiennent à leur territoire, à leurs administrations, etc.» Irénée Régnauld

AÉ: Vous êtes très critiques vis-à-vis des nouvelles technologies. Pensez-vous que toute nouvelle technologie soit mauvaise?

IR: Non. Bien sûr, nous critiquons certaines technologies liberticides, mauvaises pour l’environnement ou qui contribuent au mal-être au travail. Ce que nous dénonçons, ce ne sont pas les technologies en soi, mais les modalités de prises de décision. On critique les acteurs dominants qui s’organisent dans un contexte économique qui favorise la libre innovation sans demander l’avis des citoyens, des habitants ou des travailleurs.

YB: Ce que nous voulons montrer, c’est que rien n’est inéluctable. Toute technologie est prise dans un réseau complexe d’acteurs aux stratégies multiples. Alors oui, certaines technologies sont importantes pour la santé ou le bien-être social, d’autres ne le sont pas. La vraie question est: comment faire en sorte de rééquilibrer le rapport de force pour que les technologies produites correspondent aux besoins réels des premiers concernés. Aujourd’hui, le premier but d’un moteur de recherche n’est pas de faire une recherche en ligne, mais bien de vendre de la publicité. Ce que nous prônons, c’est une technologie dont les valeurs et la finalité auraient été choisies démocratiquement plutôt qu’imposées par les lois du marché.

AÉ: Quelles sont les solutions?

IR: L’objectif serait de rendre la technologie plus éthique et surtout plus démocratique. Mais nous ne pouvons pas nous arrêter à ces postures. Des solutions, il y en a plein et nous donnons de nombreux exemples d’initiatives dans le livre. Mais ce qui nous semble primordial, c’est de renforcer l’implication des citoyens. Par exemple, nous sommes favorables aux débats publics et aux conventions citoyennes. En France, la Convention citoyenne pour le climat constituée de 150 citoyens tirés au sort a été un réel succès et les recommandations faites ont été d’un très bon niveau. Pourquoi? Parce que les citoyens, mis dans les bonnes conditions et correctement informés, savent prendre leurs responsabilités. Ils rencontrent des experts, des scientifiques, puis produisent des recommandations de bonne qualité en toute indépendance.

YB: Il y a bien sûr des choses à améliorer concernant ces conventions. Le tirage au sort, la proportionnalité et surtout le poids politique. Actuellement, les recommandations de la Convention citoyenne pour le climat sont peu respectées par le gouvernement français. Pour y remédier, nous pourrions mettre en place des assemblées citoyennes ayant un vrai poids politique, c’est-à-dire qui soient réellement rattachées aux instances de pouvoir et de décision. Cela peut prendre la forme d’une «assemblée du futur», telle que promue notamment par le philosophe Dominique Bourg.

«Nous pourrions mettre en place des assemblées citoyennes ayant un vrai poids politique, c’est-à-dire qui soient réellement rattachées aux instances de pouvoir et de décision.» Yaël Benayoun

AÉ: Quels devraient être les autres espaces de décision concernant ces questions?

YB: Il y a aussi des décisions qui peuvent être prises localement au niveau des villes. Et puis il ne faut pas oublier les entreprises. Nous pourrions décider de mettre à la disposition des entreprises des grilles d’évaluation pour juger de l’impact social et environnemental de leur technologie, mais aussi de leurs enjeux politiques et idéologiques. L’idée étant de répondre à la question: tel choix technologique est-il de nature ou non, à renforcer les pratiques démocratiques? Il faudrait d’ailleurs aussi renforcer la démocratie au sein des entreprises, pour que les choix technologiques soient pris en concertation entre les différentes parties prenantes, salariés compris. Car bon nombre d’entre eux perdent le sens de leur travail pendant que d’autres voient leurs conditions de travail se dégrader de plus en plus.

AÉ: Que se passerait-il en termes d’emploi et de concurrence internationale si un pays comme la Belgique décidait de freiner le progrès technologique?

IR: On n’en sait rien, car cette question n’a jamais été posée. Et puis il n’est pas question de freiner la technologie, mais d’en imaginer d’autres. Dans les années qui viennent, nous savons que nous allons devoir limiter certains secteurs, comme l’aviation ou la fast-fashion. Pour des raisons physiques, de limites planétaires. Des emplois vont être perdus, mais cela ne doit pas être une raison pour céder au chantage à l’emploi. Il faudra trouver des solutions pour accompagner et former ces salariés à d’autres métiers, ainsi que de nouveaux mécanismes de solidarité et de compensation pour que chacun puisse continuer à vivre dignement.

YB: Concernant la concurrence internationale, on nous ressasse sans arrêt que «l’Europe est en retard et ne crée pas assez de nouvelles technologies». Ce que l’on dit moins, c’est que prendre son temps, se poser les bonnes questions et faire des choix plus respectueux pour les humains et l’environnement permet aussi d’innover. Il faut se poser une question: doit-on continuer à suivre cette course? Les pays européens pourraient aussi décider de faire un pas de côté, pas qui a déjà été amorcé avec le Règlement général sur la protection des données, règlement qui commence à s’exporter hors d’Europe alors que beaucoup y voyaient un risque d’entrave à la liberté d’entreprendre…

Technologies partout, démocratie nulle part. Plaidoyer pour que les choix technologiques deviennent l’affaire de tous, Fyp Éditions (Coll. Essais critiques), par Irénée Régnauld, Yaël Benayoun, octobre 2020.

 

 

 

 

En savoir plus

«Entre pétitions supprimées et consultation publique biaisée : pendant le confinement, le déploiement de la 5G s’accélère…»Alter Échos n° 483, avril 2020, Gwenaël Breës.

«Change.org supprime 105.000 signatures contre la 5G», Alter Échos web, 10 avril 2020, Gwenaël Breës.

«Quatrième révolution industrielle: l’humain bientôt obsolète?», Alter Échos, octobre 2018, à lire sur le web.

«L’open data et ses promesses», Alter Échos n°443, avril 2017, Laurence Dierickx.

«Big data, bug brother?» (dossier), Alter Échos n° 433, novembre 2016.

 

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