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Regard critique · Justice sociale

Panpan Culture

«Stalingrad, avec ou sans nous ?» Un film pour interroger comment la ville se dessine (et se gomme)

Cinq habitants et riverains du quartier Stalingrad ont filmé le chantier de creusement d’un nouveau métro, qui éventre depuis un an l’avenue de Stalingrad.

Le documentaire Stalingrad, avec ou sans nous? nous fait découvrir les transformations de cette artère, située à Bruxelles entre la gare du Midi et la place Rouppe, et les craintes que ce chantier titanesque engendre, au fil des rencontres et des témoignages d’habitants et commerçants. À quelques jours de l’avant-première, on a rencontré Liévin Chemin, animateur aux Ateliers urbains qui a coréalisé ce film, et Nour Eddine Layachi, président de l’Association des commerçants du quartier StaLem – pour Stalingrad et Lemonnier – associée au CVB dès la genèse de ce film.

On y mange toujours du poisson, des dattes ou des donuts. On y entend moins les discussions animées aux terrasses, les klaxons des camionnettes de livraison, les vrombissements du train de la gare du Midi toute proche, étouffés depuis plusieurs mois par le bruit des grues et des pelleteuses. Bienvenue à Stalingrad, quartier de passage des touristes d’un jour et premier point de chute historique de nombreux voyageurs nord-africains, rambla commerçante et animée, patchwork aux couleurs quelque peu délavées aujourd’hui par les tonnes de poussière qui s’y déversent depuis qu’a débuté le chantier de la construction de la ligne de métro 3. Cet axe qui s’étendra sur 10,3 km et sera jalonné de 18 stations, reliera la station Bordet (Evere) à la station Albert (Forest) en passant par le centre-ville. Si les stations de l’actuel prémétro entre Nord et Albert sont transformées en stations de métro au cours de la première phrase, ce n’est pas le cas de Lemonnier. Une nouvelle station sera construite à quelques jets de pierre de là, sous l’avenue Stalingrad, entre le carrefour avec la Petite Ceinture et le palais du Midi. Elle portera le nom de «Toots Thielemans», en hommage au musicien des Marolles. Un chantier titanesque qui semble devoir durer trois ans sur terre plus quatre en sous-sol, sifflé par de nombreux acteurs de la ville et résidents.

Les réalisateurs et réalisatrices l’ont fait pour comprendre ce qui leur arrivait – «comme une thérapie», racontait une participante – mais aussi pour «prendre part» à la discussion ou pour alerter

Une équipe de réalisation bénévole composée d’habitants et habitantes bruxellois amoureux de ce quartier a filmé durant une année ce chantier, à partir des premiers coups de marteau-piqueur, en octobre 2020. «On a organisé voilà un an et demi une projection d’images d’archives du quartier et des travaux du pré-métro de 1975; images qui jalonnent aussi le documentaire, pour ouvrir la discussion avec des habitants. Et c’est sur base de l’émotion soulevée qu’on a formé l’équipe de réalisation», explique Liévin Chemin, animateur aux Ateliers urbains, ateliers documentaires au cours desquels les Bruxellois prennent caméra en main pour filmer leur vision de Bruxelles. Les réalisateurs et réalisatrices l’ont fait pour comprendre ce qui leur arrivait – «comme une thérapie», racontait une participante – mais aussi pour «prendre part» à la discussion ou pour alerter, à partir de ce cas précis, des façons de dessiner la ville qui pourraient balafrer d’autres quartiers commerçants et populaires de Bruxelles.

 

Désarroi et division des commerçants

Nul doute qu’un tel chantier vient profondément ébranler les enseignes de cette avenue, à grande majorité du secteur Horeca. Nuisances, poussières, manque de signalétique suffisante, manque de sécurité autour du chantier… Le film nous plonge dans le quotidien des commerçants, privés de leurs clients, mais aussi d’information et de parole.

«Avant le premier coup de pelle, certains commerçants n’étaient même pas au courant. Des réunions d’information organisées par la Région et la Ville ont été annulées», explique Nour Eddine Layachi, président de l’association des commerçants du quartier StaLem – Stalingrad et Lemonnier qui mène un travail de sensibilisation dans le quartier. Au manque d’information, s’ajoute la division des commerçants du quartier. «Tous les commerçants ne parlaient alors pas d’une même voix, car certains sont propriétaires privés, d’autres sont locataires à la régie foncière, d’autres paient de gros loyers à des privés…», poursuit notre interlocuteur. Une division «sur laquelle les autorités locales ont joué», de l’avis de plusieurs protagonistes, qui déplorent une opacité constante depuis le début du projet.

«Il faut reconnaître les ghettos pour pouvoir déghettoïser» Pascal Smet, interrogé dans le documentaire

L’équipe de réalisation ne tend pas uniquement le micro à ceux qui font battre le cœur de ce bout de ville. Elle va aussi demander des explications à ceux qui le dessinent, responsables de la STIB, chefs de chantier ou politiciens. Pascal Smet, ancien ministre de la Mobilité, défend un projet absolument nécessaire pour «rendre les gens heureux» dans ce quartier «méconnu au grand potentiel». «Il faut reconnaître les ghettos pour pouvoir déghettoïser», glisse-t-il aussi, voulant renforcer «la diversité et la mixité de genre.» On y croise aussi le Bourgmestre Philippe Close confiant acheter ses maillots de foot dans une boutique relocalisée dans le «Stalingrad Village», complexe provisoire de conteneurs commerciaux mis sur pied dans le cadre du «Pacte Toots Thielemans». Cet accord signé avec le Gouvernement bruxellois, Bruxelles Mobilité, hub.brussels et la Ville de Bruxelles, qui contient toute une série de mesures humaines et financières (17 millions d’euros) qui seront prises pour accompagner les commerçants, n’a pas suffi à les rassurer. «Cela illustre encore un problème de gouvernance. Cela est très très opaque. On n’a pas pu obtenir du cabinet du bourgmestre comment serait ventilé le budget. Les moyens d’accompagnement reviennent aux opérateurs pour faire ce qu’ils estiment être bon pour la réputation du chantier», détaille Liévin Chemin.

«Faire tabula rasa»

En plus du «pourquoi» une nouvelle station à tel endroit, le film pose aussi la question «Avec ou sans nous?» choisie pour titre. Elle traduit un constat des habitants et des commerçants de Stalingrad – celui d’être mis de côté des décisions depuis les débuts du projet – et une crainte, celle de se voir «dépossédés» de leur quartier, d’en être repoussés à la suite des travaux du métro.

Stalingrad s’est définie au cours de son histoire comme une porte d’entrée de la ville, tant pour les touristes à valises à roulettes que des générations de migrants. Animé comme un port, le quartier fait aussi office de halte conviviale aux confins d’un centre qui n’a pas échappé à la standardisation ces dernières années. Est-ce ce même destin qui l’attend?

«Stalingrad est une machine économique locale qui roule, et on lui met des bâtons dans les roues» Nour Eddine Layachi (président de l’Association des commerçants du quartier StaLem)

«On sent une volonté de faire tabula rasa de ce quartier qui a développé une économie redistributive pour refaire un développement économique qui serait « meilleur », même si cette stigmatisation du commerce des anciens immigrés n’est jamais exprimée comme telle par les politiques. Elle est ressentie ici comme une volonté de remplacement», explique Liévin Chemin. «Stalingrad est une machine économique locale qui roule, et on lui met des bâtons dans les roues», abonde Nour Eddine Layachi, soucieux d’associer défense d’une citoyenneté urbaine et celle de l’entrepreneuriat local.

«On le prend comme une gentrification.» Le mot est lâché dans le film par plusieurs personnes, comme cet homme à la tête d’un hôtel familial. «Ça passe par la réduction d’une bande de voitures, l’installation d’une piste cyclable ou autres questions de mobilité. […] On lance des chantiers, on modifie les habitudes, on perturbe tout dans les quartiers populaires et à connotation étrangère. Résultat, vous avez des gens qui le quittent.» Au contraire de son père, triste de se sentir arraché à ses racines, il est plus impatient et curieux «de voir cette nouvelle dynamique…»

De la patience, il en faudra, à en croire Liévin Chemin: «Il est probable qu’on doive attendre des années pour voir une redéfinition complète de l’espace public. Dans la maîtrise d’ouvrage des grands chantiers, les pouvoirs publics perdent souvent  la jouissance de l’espace public pendant cinq ans en plus. On a vu ça sur d’autres grands chantiers, comme à Rogier, on réalise les ouvrages en bas, et on laisse une mare de béton au-dessus. Stalingrad court aussi ce risque.»

En attendant, les forces vives de Stalingrad – qui ont tenu jusqu’à présent – tenteront de ne pas fermer boutique; les habitants poursuivront leur lutte pour prendre part au récit de ce quartier-palimpseste «qui n’appartient à personne, mais à tout le monde», comme le résume Nour Eddine Layachi.

 

 

En savoir plus

Stalingrad avec ou sans nous?, un film de Liévin Chemin, Félicien Dufoor, Benjamin Delori, Samira Hammouchi, Chérine Layachi et Anas Ticot.

Le film sera projeté le dimanche 21 novembre à 11h au Cinéma Palace, en compagnie d’associations urbaines. Également le 20 novembre à l’Allée du Kaai et le vendredi 10/12 à 19h cinéma Aventure dans le cadre du  festival Cinémamed. 

Plus d’infos sur https://cvb.be/

 

 

Manon Legrand

Manon Legrand

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