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Regard critique · Justice sociale
© Léo Potier

Bogota, Paris, Milan, Oakland… Autant de villes majeures qui ajoutent des voies cyclables, ferment des rues pour laisser les enfants y jouer, limitent la vitesse des voitures, enlèvent des places de parking afin de réduire la propagation du Covid-19. À Berlin, on se demande si ces aménagements temporaires ne pourraient pas perdurer. Petite remise au goût du jour des principes simples de l’urbanisme tactique.

Par Léo Potier, à Berlin

Kottbusser Tor. Un arrêt de métro et un nœud de transport à Kreuzberg. Un quartier généralement animé de Berlin même si le coronavirus calme depuis plusieurs semaines les envies de fêtes de la capitale allemande. De longues bandes jaunes mangent la place des voitures et élargissent ainsi les pistes cyclables existantes de chaque côté de la route. Les cyclistes gagnent un mètre de largeur. «En tant que cycliste, vous devez être protégé pendant cette pandémie. Ce qui justifie de doubler la largeur des pistes cyclables pour garantir la distance de 1,5 mètre d’écart.» Felix Weisbrich est à l’origine de cette mesure. L’homme d’une quarantaine d’années est chargé des transports et des espaces verts de Friedrichshain-Kreuzberg. Son initiative s’est retrouvée dans les médias locaux comme nationaux. Il a de quoi justifier sa décision: avec la pandémie, le trafic routier berlinois a fondu de 40 % dans une ville où quatre habitants sur dix ne possèdent pas de voiture. Applaudi chez les cyclistes et dénoncé par l’opposition politique, Felix Weisbrich fait le dos rond. Il répond qu’il ne fait qu’appliquer la politique fédérale de distanciation sociale et affirme en haussant les épaules: «Mon boulot, c’est protéger les gens, et c’est ce que je fais.»

«Petits budgets, délais courts»

Ailleurs en Allemagne, on trouve d’autres villes qui transforment leurs chaussées en paradis pédestre. Cologne a, par exemple, fermé durant les vacances de Pâques un pont à la circulation dans le but de «laisser plus de place pour les piétons et les vélos». Même situation à Stuttgart. Toutes ces villes s’en remettent aux recettes simples de l’urbanisme tactique. Le terme est relativement contemporain et a été théorisé dans le courant des années 2010 à la suite de la publication du livre Tactical Urbanism: Short-term Action for Long-term Change. Les caractéristiques de l’urbanisme tactique? «Petits budgets, délais courts, grand choix de matériaux, acceptation de l’échec, des professionnels comme de simples citoyens peuvent s’engager pour améliorer leur village ou ville. C’est une démarche militante pour montrer que l’on n’a pas besoin de passer des années à étudier des projets urbains pour les réaliser. Il suffit de mener des petites actions afin de laisser les grands projets s’en inspirer. C’est une méthode qui économise temps et argent», nous écrit Mike Lydon, le coauteur du livre. Le professeur d’urbanisme et d’aménagement du territoire de l’Université de Liège Jacques Teller, spécialiste de l’urbanisme tactique, ajoute: «Pour ce qui est de la lutte contre le coronavirus, l’idée est de récupérer provisoirement un espace sur la chaussée et de montrer par l’expérimentation que cela marche. Cette dimension expérimentale et démonstrative est au cœur de l’urbanisme tactique. Il s’agit de créer de nouveaux usages, plutôt que de nouvelles infrastructures.» Ce qui explique les pots de fleurs sur les parkings ou encore les sièges fabriqués avec des matériaux de récupération disposés sur les trottoirs. Mais, une fois le virus vaincu, les pistes cyclables disparaîtront et les voitures pourront de nouveau envahir nos rues. N’est-ce pas la limite du concept? Si l’urbanisme tactique pense d’abord au court terme, ses bénéfices sont à chercher ailleurs. «La ville d’Oakland, en Californie, s’est engagée à réduire le trafic routier sur plus de 120 kilomètres de routes bordées par des habitations. Mais plutôt que d’attendre d’année en année pour installer du nouveau mobilier urbain, la ville a simplement mis des cônes de signalisation, des panneaux ou des obstacles pour réduire le trafic. Cela a encouragé les piétons à sortir dans les rues et à utiliser ce nouvel espace. Ce sont désormais les rues qui invitent les voitures, et non l’inverse. Cela semble être un petit changement mais l’impact psychologique est énorme», s’enthousiasme Mike Lydon.

Pour des rues honnêtes

À Berlin, l’envie de conserver les gains est grande. D’autant plus que l’on trouve des collectifs qui sont sur les rangs pour faire évoluer leur ville vers un modèle en faveur des transports doux. L’association «Changing Cities» milite justement en ce sens. Au cours du mois d’avril, elle s’est lancée dans une pétition intitulée «Faire Straßen». Une pétition pour des rues «honnêtes». Plusieurs points sont mis en avant: le renforcement des pistes cyclables, la fermeture de certaines rues ou encore la baisse à 30 km/h dans le centre-ville de Berlin. Mais l’association invite ceux et celles qui s’intéressent à son projet à se poser les questions du long terme. L’association appelle cela «Freiraumwunder». Comprendre: le miracle d’avoir de la place. Car est-il raisonnable de posséder une voiture à Berlin quand son temps d’inutilisation est de 23 heures par jour en moyenne demande l’association? Preuve que la prise de conscience reste quand même difficile, la pétition ne rassemble depuis le début du mois d’avril que quelques milliers de signatures. C’est aussi le signe que passer du temporaire au durable reste difficile.

De son côté, Felix Weisbrich continue aussi à essayer de transformer les rues. Après les places de parkings liquidées pour laisser la place aux vélos, son idée est maintenant de fermer des rues à la circulation afin d’en faire un nouveau terrain de jeu aux enfants. C’est du moins l’appel qu’il formule sur son compte Twitter. Cela veut-il dire que l’Allemagne est en avance sur ses voisins européens? Jacques Teller n’y croit pas: «L’urbanisme tactique est d’abord une pratique métropolitaine, qui demande des compétences et des réseaux agiles, bien organisés, surtout dans sa dimension contestataire. Le développement d’un urbanisme tactique en dehors des métropoles est encore assez timide. On voit aussi des initiatives en Italie, Milan par exemple. Toujours des grandes villes, plus sûres de leur expertise et plus enclines à se lancer dans ce type d’expériences», conclut-il. L’urbanisme tactique doit encore descendre d’un niveau pour faire son chemin dans les plus petites villes d’Europe et du monde.

Et à Bruxelles?
La ministre bruxelloise chargée de la mobilité Elke Van den Brandt a mis en place, déconfinement oblige, un réseau intégrant tous les grands axes structurants de la capitale de 40 km de pistes cyclables. L’une des bandes de la rue de la Loi, par exemple, sera ainsi transformée en piste cyclable jusqu’à la fin de l’année.
Entre autres aménagements: le Pentagone passera en zone de rencontre pour piétons et cyclistes qui auront la priorité sur les voitures. La limite sera de 20 km/h sur toute la zone. Même situation autour des étangs d’Ixelles. Les communes d’Anderlecht et de Forest vont instaurer des zones de rencontre (woonerf, «zone résidentielle»). À Saint-Gilles, huit rues cyclables doivent être créées et douze rues ont été mises en zones partagées. Concrètement, dans ces zones, les voitures ne pourront rouler qu’à 20 km/h et les piétons et cyclistes, prioritaires, pourront marcher sur l’ensemble de la voirie. Schaerbeek prévoit une «promenade verte» aux abords du parc.
Dans le parc de la Woluwe, tout comme dans le bois de la Cambre, la circulation des voitures est interdite jusqu’à nouvel ordre.
Léo Potier

Léo Potier

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