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Regard critique · Justice sociale

Environnement/territoire

«Si ces commerces périphériques venaient à disparaître, le risque de se retrouver dans des déserts commerciaux serait alors assez important»

À l’échelle du pays, 2021 sera une année record avec bientôt 4.000 supermarchés, soit autant qu’aux Pays-Bas. Cette évolution touche toutes les chaînes, alors que le marché est saturé depuis des années. Un développement sans fin qui a des conséquences sur l’environnement, la mobilité et les conditions de travail. On fait le point avec Jacques Teller, professeur d’urbanisme et d’aménagement du territoire à l’Université de Liège.

28-03-2021

Alter Échos: 4.000 supermarchés en Belgique, un chiffre record. Comment peut-on expliquer selon vous cet essor sans fin des commerces alimentaires?

Jacques Teller: Le secteur du commerce poursuit sa restructuration en Belgique, avec une augmentation globale de la superficie commerciale et une diminution du nombre de points de vente. Cette tendance s’est poursuivie ces dix dernières années, même si la progression de la superficie totale des points de vente tend quelque peu à s’essouffler au cours de ces dernières années. Cette restructuration s’observe aussi bien dans le secteur de l’alimentation, que de l’équipement de la personne (vêtements, sport, chaussures) et de la maison avec, dans ces deux derniers cas, une diminution drastique du nombre, mais aussi de la superficie des points de vente indépendants.

AÉ: En outre, l’augmentation globale de la superficie commerciale n’est pas liée à une augmentation du pouvoir d’achat…

JT: Le chiffre d’affaires par habitant du secteur commercial ne cesse de diminuer depuis dix ans. Le maintien du chiffre d’affaires global ne tient qu’à l’évolution positive de la démographie. Dans la mesure où la superficie globale de vente augmente, le chiffre d’affaires par m2 est lui aussi en baisse. La croissance dans le secteur du commerce est un jeu à somme nulle. Elle se fait essentiellement au détriment du commerce indépendant et, plus spécifiquement, du commerce de proximité. Elle se traduit par la multiplication de cellules vides et la reconversion progressive d’une partie du parc de l’immobilier commercial vers d’autres fonctions, bien souvent du logement, mais trop souvent de manière précaire.

AÉ: Et tout cela dans un contexte où se développe le commerce en ligne…

JT: En effet. L’ensemble du secteur du commerce est aujourd’hui soumis à cette nouvelle restructuration, suite à l’émergence du commerce en ligne, mais aussi à l’évolution des comportements d’achat. Le commerce indépendant, face à une internationalisation croissante du secteur, éprouve de grosses difficultés à adapter son offre pour proposer des solutions hybrides, combinant vente physique et vente en ligne. Le commerce intégré résiste globalement mieux lorsqu’il n’est pas en concurrence avec des pure-players (comme dans le secteur de la musique ou du livre) et qu’il a réalisé les investissements requis pour proposer une offre hybride, ce qui est plus rentable à l’échelle d’un groupe que d’un commerçant individuel.

«La croissance dans le secteur du commerce est un jeu à somme nulle. Elle se fait essentiellement au détriment du commerce indépendant et, plus spécifiquement, du commerce de proximité. Elle se traduit par la multiplication de cellules vides et la reconversion progressive d’une partie du parc de l’immobilier commercial vers d’autres fonctions, bien souvent du logement, mais trop souvent de manière précaire.»

AÉ: Quelles sont les conséquences de ce développement commercial sur l’aménagement du territoire en Wallonie?

JT: Les constats que je viens de tracer ici sont valables pour les trois régions du pays, mais ils sont particulièrement prononcés en Wallonie, où la dynamique de substitution du commerce indépendant par de grandes enseignes est plus forte. Le nombre de cellules vides y est aussi plus important. Il est de 12,3% en Wallonie contre 10,8% pour l’ensemble de la Belgique. Autre différence importante entre situation wallonne et belge, la diminution de points de ventes y est particulièrement prononcée au sein des agglomérations.

AÉ: Ces différentes dynamiques contribuent donc à appauvrir les centres villes wallons?

JT: Tout à fait, et ce tant en termes de nombre que de diversité des points de vente. La ville perd ainsi un peu plus d’attractivité pour les jeunes ménages qui pourraient trouver une raison de rester en ville si celle-ci restait un lieu de vie riche et animé. Le phénomène de périurbanisation tend ainsi à se rétro-alimenter. Poussé par les migrations résidentielles, le commerce quitte progressivement la ville pour la banlieue, ce qui contribue à vider la ville de sa substance et à renforcer les migrations résidentielles. Et ainsi la boucle est bouclée.

AÉ: Dès lors, on risque de se retrouver avec des déserts commerciaux. En ville, mais aussi en périphérie?

JT: Un certain nombre de supermarchés sont aujourd’hui directement concurrencés par le commerce en ligne et une concurrence interne très forte dans le secteur. Cette concurrence devrait encore s’accentuer dans les années à venir, en particulier dans le secteur de l’alimentaire. Si ces commerces périphériques venaient à disparaître, comme on l’a vu dans certaines villes aux Etats-Unis, le risque de se retrouver dans des déserts commerciaux serait alors assez important. La défense du commerce indépendant doit aussi s’envisager dans une logique de résilience territoriale, voire d’innovation et de renouvellement de l’offre. Préserver plus de diversité commerciale, c’est aussi s’assurer d’une plus grande résistance par rapport à des chocs économiques quels qu’ils soient.

«Le phénomène de périurbanisation tend ainsi à se rétro-alimenter. Poussé par les migrations résidentielles, le commerce quitte progressivement la ville pour la banlieue, ce qui contribue à vider la ville de sa substance et à renforcer les migrations résidentielles.»

AÉ: Un tel développement renforce bétonisation, usage de la voiture, uniformisation du paysage et des usages (comme la maison quatre façades), raréfaction des terrains, risque de cellules vides en ville comme en périphérie… Bref, un modèle de développement que beaucoup jugent dépassé et qui pourtant se poursuit, malgré une volonté gouvernementale de limiter un tel modèle. Comment expliquez-vous ce paradoxe? Que faudrait-il faire, selon vous, pour limiter un tel modèle?

JT: Si l’on veut sortir de ce cercle vicieux, il convient d’imposer un moratoire sur la création de nouveaux supermarchés en périphérie et de développer un cadre plus propice à la diversité de l’offre commerciale. Ceci devrait passer par une intervention publique sur le secteur de l’immobilier commercial, de manière à permettre des restructurations internes du stock (intégration de plusieurs cellules vides) et à favoriser l’émergence d’une offre plus diversifiée, sur base de conditions de location avantageuses au cours des premières années. Malheureusement, une telle approche se heurte à la législation européenne et, plus particulièrement, sa directive «Services».
Il est par ailleurs important de poursuivre la reconversion de cellules vides vers du logement de qualité, des espaces de co-working ou de la micro-logistique, de manière à maintenir une activité et une attractivité urbaine suffisante dans les noyaux commerciaux existants. Ceci demande de mieux définir les zones prioritaires en matière de développement commercial, ce qui n’a pas été fait jusqu’ici, les politiques en matière de commerce et d’aménagement du territoire n’étant pas véritablement coordonnées.

«Si l’on veut sortir de ce cercle vicieux, il convient d’imposer un moratoire sur la création de nouveaux supermarchés en périphérie et de développer un cadre plus propice à la diversité de l’offre commerciale.»

Il convient, enfin, d’anticiper des reconversions dans le secteur du commerce organisé, qu’il s’agisse de supermarchés ou de centres commerciaux. La restructuration du commerce devrait en effet prendre un nouveau visage dans les années à venir et l’augmentation de la surface de vente n’est certainement pas la réponse à apporter aux défis à venir.

En savoir plus

Pour en savoir plus, lisez dans notre prochain numéro sur le point de sortir l’article consacré à ce sujet: «Au pays du grand bazar».

Pierre Jassogne

Pierre Jassogne

Journaliste (social, justice)

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