Ils sont actuellement 28 millions dans l’Union européenne (UE) et devraient être quelque 43 millions d’ici à 2025, selon la Commission européenne. Mais pour ces nombreux «travailleurs des plateformes» (livreurs de Deliveroo, chauffeurs chez Uber, etc.), le quotidien est loin d’être de tout repos et, dans de trop nombreux cas, leurs droits sociaux sont bafoués. La Commission européenne a donc décidé de prendre le taureau par les cornes et de proposer une directive visant à améliorer les conditions de travail de tous ceux qui travaillent par le biais d’une plateforme en ligne. L’enjeu est de taille, car la «gig economy» (ou «économie des petits boulots») pèse de plus en plus lourd: entre 2016 et 2020, les recettes de l’économie des plateformes ont presque été multipliées par cinq, passant de 3 milliards d’euros estimés à environ 14 milliards d’euros, à en croire la Commission européenne.
L’un des problèmes principaux pour ces travailleurs des plateformes a trait à leur statut. Selon la Commission européenne, sur ces 28 millions de travailleurs, 5,5 millions sont «erronément qualifiés de travailleurs indépendants». En clair, leur relation de subordination à la plateforme pour laquelle ils œuvrent est telle qu’ils devraient pouvoir être qualifiés de salariés, et non d’indépendants. Être salarié va en effet de pair avec un certain nombre de droits sociaux qui découlent de ce statut, et qui ne s’appliquent pas aux travailleurs indépendants. Ainsi, un salarié a par exemple le droit à un salaire minimum (dans les États où il existe), à la négociation collective, à des garanties en matière de temps de travail et de couverture santé. Il bénéficie aussi de congés payés, de prestations de chômage et cotise en vue de la retraite.
Ils sont actuellement 28 millions dans l’Union européenne (UE) et devraient être quelque 43 millions d’ici à 2025, selon la Commission européenne.
Assurer la bonne «catégorisation» du travailleur
Pour savoir si les travailleurs des plateformes sont des indépendants ou des salariés, la Commission a proposé cinq critères distincts. Ainsi, dans chaque cas, il faut s’interroger: la plateforme détermine-t-elle le niveau de rémunération du travailleur ou fixe-t-elle des plafonds? Supervise-t-elle l’exécution du travail par voie électronique? Limite-t-elle la liberté de choisir son horaire de travail ou ses absences, d’accepter ou de refuser des tâches, ou de faire appel à des sous-traitants ou à des remplaçants? Fixe-t-elle des règles impératives spécifiques en matière d’apparence, de conduite à l’égard du destinataire du service ou d’exécution du travail? Limite-t-elle la possibilité de la personne exécutant un travail via une plateforme de se constituer une clientèle ou d’exécuter un travail pour un tiers?
Si la réponse à deux de ces cinq questions est «oui», alors la plateforme sera qualifiée «d’employeur» et le travailleur «d’employé», et ce, en vue de s’assurer de la bonne «catégorisation» du travailleur (c’est-à-dire indépendant ou salarié) – selon les liens qui l’unissent à la plateforme pour laquelle il effectue des missions. Alors que les affaires en justice qui impliquent des travailleurs voulant être qualifiés de salariés se multiplient, la Commission n’y va donc pas par quatre chemins et crée une «présomption juridique de relation d’emploi» entre le travailleur et la plateforme. Si la nouvelle directive entre en vigueur en Europe, les travailleurs des plateformes devraient automatiquement être considérés comme des salariés dans les États membres de l’UE, et, si cette qualification ne convient pas à une plateforme, elle devrait alors se tourner vers la justice pour prouver que les travailleurs qu’elle emploie sont bel et bien indépendants.
Protéger le modèle social européen
Cette proposition de la Commission intervient alors qu’en Belgique, deux décisions récentes ont mis un coup de projecteur sur ce secteur sensible de l’«économie à la tâche». La cour d’appel de Bruxelles a jugé fin novembre que la réglementation en vigueur devait interdire d’exercice les quelque 2.000 chauffeurs LVC (location de voiture avec chauffeur, qui sont essentiellement des chauffeurs Uber) de la capitale belge, avant qu’une solution temporaire soit trouvée permettant aux chauffeurs de reprendre le volant. Quelques jours plus tard, le tribunal du travail a débouté plusieurs dizaines de coursiers de la plateforme de livraison de repas Deliveroo qui souhaitaient être reconnus comme salariés.
«Je ne dirais pas qu’un tel jugement est tout à fait contraire à ce que l’on veut faire», a réagi Nicolas Schmit, commissaire européen responsable de l’Emploi. Il est l’un des architectes de la nouvelle proposition de directive. Il rappelle que, «dans ce texte, nous n’avons jamais exclu la possibilité que quelqu’un qui travaille pour une plateforme soit un indépendant. Nous introduisons une présomption salariale, mas cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas d’indépendants». Le Luxembourgeois en est persuadé: le verdict du tribunal du travail «ne remet pas en question l’approche de la Commission dans sa proposition de directive».
«Nous voulons garantir la protection du modèle social européen et faire en sorte que ce dernier s’applique aussi à ceux qui travaillent pour l’économie des plateformes.» Valdis Dombrovskis, vice-président exécutif de la Commission européenne
En Espagne par exemple, le gouvernement a modifié en mars dernier la loi en vigueur afin que les coursiers utilisant des applications de livraison soient considérés comme des salariés, et non plus comme des auto-entrepreneurs. Résultat: Deliveroo a stoppé ses activités en Espagne à la fin du mois de novembre. Mais d’autres plateformes ont préféré tenter de s’adapter aux nouvelles règles. En France, la Cour de cassation a reconnu en mars 2020 l’existence d’un lien de subordination entre Uber et l’un de ses chauffeurs, jugeant que le statut d’indépendant était «fictif» et qu’il devait être considéré comme salarié. En mars 2022, ce sera au tour du tribunal correctionnel de Paris de trancher: l’entreprise Deliveroo est attaquée pour «travail dissimulé», toujours pour avoir employé des livreurs sous le statut d’indépendants. Un tribunal néerlandais a par ailleurs jugé en septembre que les chauffeurs Uber étaient sous contrat de travail, et non pas des travailleurs indépendants. Le géant américain a fait appel. Ainsi, dans de nombreux États européens, mais aussi outre-Atlantique, ce statut de travailleur indépendant sur lequel bon nombre de plateformes fondent leur modèle est remis en cause, suscitant des décisions de justice en ordre dispersé.
«Souvent, ce statut d’indépendant est un statut de faux indépendant», martèle encore Nicolas Schmit, qui estime que ces «centaines de décisions de justice montrent précisément que c’est une question à laquelle nous devons nous atteler». Mais côté Commission européenne, le vice-président exécutif de l’institution «pour une économie au service des personnes» Valdis Dombrovskis l’assure: il n’est pas question de «casser» le modèle économique des plateformes du numérique. «Nous reconnaissons bien le rôle de ces plateformes dans nos économies, elles offrent de nouveaux et meilleurs services aux consommateurs et jouent un rôle non négligeable pour l’emploi. Mais nous voulons garantir la protection du modèle social européen et faire en sorte que ce dernier s’applique aussi à ceux qui travaillent pour l’économie des plateformes», explique cet autre artisan de la nouvelle directive. Quant à Nicolas Schmit, il rappelle que, lorsque les plateformes font appel à des indépendants, cela leur «permet d’économiser un certain nombre de charges et de cotisations sociales». «C’est cela qu’on veut corriger», ne cache pas le commissaire européen, qui y voit une «question de concurrence loyale».
Prise de conscience
En ce début d’année, cette proposition de directive va maintenant être examinée d’une part par les États membres, au sein du Conseil de l’UE, et d’autre part par le Parlement, qui réclame depuis longtemps à l’exécutif européen qu’il légifère en vue d’améliorer les conditions de tous ceux qui travaillent via une plateforme. Dans une résolution votée en septembre 2021 et préparée par l’eurodéputée française Sylvie Brunet (Renew Europe), le Parlement européen déplorait en effet le fait que «les instruments juridiques de l’Union ne soient souvent pas appliqués à de nombreux travailleurs de plateformes, du fait de la classification erronée de ces derniers, et ne tiennent pas suffisamment compte des nouvelles réalités du monde du travail». Déjà, l’eurodéputé écologiste Mounir Satouri se réjouit: «La proposition de la Commission nous rapproche de l’abolition du faux travail indépendant. Grâce à cette mesure, il ne faudra plus des années et de lourdes procédures judiciaires pour que les travailleurs des plateformes reçoivent ce à quoi ils ont droit.»
Les deux institutions (Parlement européen et Conseil de l’UE) vont d’abord dégager leur position respective avant de tenter d’accorder leurs violons durant une phase de «trilogues» (qui implique aussi la Commission). «Je pense qu’au Conseil de l’UE, il y a une prise de conscience autour du fait que l’on a besoin d’une plus grande sécurité juridique pour les travailleurs des plateformes», a souligné Nicolas Schmit, visiblement optimiste. Fin novembre, l’Allemagne, l’Espagne, l’Italie, la Belgique et le Portugal avaient adressé une lettre à la Commission dans laquelle ces cinq pays réclamaient à l’institution de faire preuve d’ambition en matière de protection des travailleurs des plateformes en ligne. Mais afin de transformer le soutien de cinq pays en celui de 27 pays, les négociateurs devront manœuvrer habilement.
En savoir plus
«Deliveroo: fin de la course?», Alter Échos n° 481, février 2020, Cédric Vallet.
«De PNL à Piketty, il n’y a qu’un pas», Alter Échos n° 481, février 2020, Marinette Mormont.
«À l’heure de l’ubérisation, l’UE veut mieux protéger les travailleurs des plateformes», Alter Échos n° 479, décembre 2019, Céline Schoen.
«Lecture: Les poinçonneurs de l’IA», Alter Échos n° 471, février 2019, Manon Legrand.