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Regard critique · Justice sociale

Emploi/formation

L’emploi toujours plus au rabais des travailleurs sans papiers

La crise sanitaire n’a pas épargné des travailleurs sans papiers déjà précaires. Ils ont été obligés d’arrêter de travailler ou d’accepter des emplois dans des conditions qui se sont dégradées, au risque de subir des situations d’exploitation plus sévères qu’auparavant.

© Morgane Somville

S’il y a bien une catégorie de la population qui a dégusté depuis le début de la crise, ce sont les personnes sans papiers. Estimées entre 100.000 et 150.000 en Belgique, elles ont cette année subi plus que jamais la peur du contrôle dans l’espace public, des problèmes d’accès aux soins, mais aussi des pertes de revenus, voire de logement.

La mise sur pause de certains secteurs d’activités, dont l’Horeca – où les personnes en situation irrégulière sont nombreuses à travailler –, a conduit à des pertes d’emplois et à des difficultés pour couvrir leurs besoins primaires. «Des personnes ont en conséquence été mises hors de leur logement, malgré le moratoire contre les expulsions, et se trouvent aujourd’hui dans des occupations», s’inquiète Jan Knockaert, coordinateur de Fairwork Belgium (association de soutien des travailleurs sans séjour légal ou en séjour précaire). Dans les secteurs où l’activité a repris plus rapidement – la construction, le nettoyage ou encore l’aide à domicile –, les conditions de travail se sont détériorées. «J’ai le sentiment qu’aujourd’hui, ces personnes acceptent une exploitation beaucoup plus grave, avec des salaires beaucoup moins importants ou des travaux qu’ils n’auraient jamais faits avant parce qu’elles ont moins de solutions de travail et de revenus, poursuit Jan Knockaert. Il y a plus de gens qui sont arrivés chez nous pour porter plainte, mais aussi beaucoup qui retirent leur plainte par peur des conséquences que cela pourrait avoir pour eux en termes de perte de revenus.»

L’exploitation des travailleurs migrants depuis le début de la crise inquiète les acteurs de terrain. Elle a aussi retenu l’attention du Centre fédéral migrations, Myria, qui y a consacré un chapitre dans son dernier rapport annuel «Traite et trafic des êtres humains 2020: derrière des portes closes», publié en décembre dernier. Charles-Eric Clesse, auditeur du travail du Hainaut et chargé de cours à l’ULB, y relève que le ralentissement de l’activité économique pendant les premiers mois «n’a pas mis fin à celle, souterraine, du travail au noir et dans certains cas à la traite des êtres humains», mais que ces faits ont par contre été moins visibles. Le nombre de faits d’exploitation découverts a en effet été largement inférieur à la moyenne de l’année précédente – 1,36 fait par semaine entre le 1er janvier au 12 mars et 0,55 fait par semaine entre le 13 mars et le 18 mai contre 3,15 faits découverts par semaine en moyenne en 2019 –, une baisse imputable à la réduction des contrôles pendant les premiers mois de l’année 2020. Un constat que confirment Peter Van Hauwermeiren et Stéphanie Schulze, de la direction générale des services de l’inspection de l’ONSS: les inspections ont été moins nombreuses pendant la première vague – à cause de la fermeture d’entreprises, du manque de matériel de protection (masques, gel, gants) – et les collaborations moins étroites avec les services de police, l’attention de ces derniers ayant été détournée au profit du respect des mesures de confinement et de distanciation. Plusieurs services d’inspection sociale ont aussi été amenés à contrôler ces mesures sanitaires sur les lieux de travail en plus de leurs tâches prioritaires habituelles.

«J’ai le sentiment qu’aujourd’hui, ces personnes acceptent une exploitation beaucoup plus grave, avec des salaires beaucoup moins importants ou des travaux qu’ils n’auraient jamais fait avant parce qu’elles ont moins de solutions de travail et de revenus.» Jan Knockaert, Fairwork Belgium

Aujourd’hui, si les contrôles ont progressivement repris leur cours habituel, «il faut s’attendre que les personnes vulnérables (avec ou sans papiers, NDLR) soient plus exposées au risque d’exploitation et que cette crise représente une ‘opportunité’ pour les employeurs véreux», craignent Peter Van Hauwermeiren et Stéphanie Schulze dans le rapport de Myria. Les difficultés économiques auxquelles les entreprises risquent d’être confrontées après la crise pourraient conduire les employeurs à «la tentation d’économiser sur les salaires et les cotisations sociales».

Où sont les femmes?

Travail domestique, aide à domicile ou encore prostitution: s’il y a bien un point commun dans le travail féminin des sans-papiers, c’est son invisibilité, propice aux situations d’exploitation, puisqu’il se déroule très souvent dans des lieux «où tout se passe à huis clos, où il y a énormément de violences psychologiques, mais aussi physiques et sexuelles», relève Natalia Hirtz, chercheuse au Gresea (Groupe de recherche pour une stratégie économique alternative). Une invisibilité qui s’est intensifiée depuis le début de la crise. La chercheuse évoque la situation, interpellante, de jeunes filles au pair – pas nécessairement sans papiers, mais pour lesquelles ce boulot est parfois l’unique voie pour arriver en Europe – pendant le confinement. «Elles se sont retrouvées enfermées dans ces maisons, sans vie sociale, sans accès à des cours et avec plus de travail, puisque les écoles étaient fermées.» D’autres ont aussi été mises à la porte en pleine pandémie avec, tout au plus, de quoi se payer quelques nuits d’hôtel, mentionne aussi Jan Knockaert.

Même son de cloche pour ce qui touche aux situations d’exploitation dans le travail domestique, mais aussi du côté de la prostitution. Outre le fait que les femmes – de même que les hommes – se sont vu interdire de gagner leur croûte durant plusieurs mois, les problématiques d’exploitation ont été passées sous silence. Dès le printemps 2020, Utsopi (Union des travailleur.se.s du sexe organisé.e.s pour l’indépendance) tirait la sonnette d’alarme, s’inquiétant du sort de 180 femmes prostituées nigérianes du quartier des carrées, qui, en temps de confinement, pourraient avoir été envoyées vers d’autres pays (voire renvoyées en Afrique) ou être cachées par leurs proxénètes. Une disparition qui a semblé n’inquiéter «ni les autorités politiques ni les médias. Il n’y a eu aucune déclaration publique des forces de la police, des instances fédérales ou communales concernant les mesures développées en temps de confinement pour les personnes exerçant la prostitution», selon Natalia Hirtz dans un article relatif à l’impact du Covid sur la prostitution1. Et la chercheuse d’expliquer: «Ces femmes ne restent pas longtemps, on les fait tourner d’un pays à l’autre pour qu’elles ne puissent pas se faire aider ni aller dénoncer ceux qui les exploitent.»

C’est aussi en termes d’emploi que les femmes ont fait les frais de cette période de crise. Exemple avec le travail domestique, qui a subi des phases d’arrêt complet. L’Organisation internationale du travail estime ainsi que 49,3% des travailleurs domestiques dans le monde ont été touchés par des réductions d’heures de travail ou des pertes d’emploi dans les premiers stades de la pandémie. Ce chiffre a culminé à 73,7 % le 15 mai, avant de retomber à 72,3 % le 4 juin2. «Avec le premier confinement, certaines travailleuses domestiques sans papiers ont perdu leur boulot», confirme Eva Maria Jimenez Lamas, responsable syndicale à la CSC-Bruxelles, qui relève aussi que, pour d’autres, «ce sont les dernières à avoir été confinées et les premières à avoir été déconfinées, alors qu’elles travaillent dans des métiers de proximité ou de contact et qu’elles ont par ailleurs un accès moindre aux soins de santé».

Reconnaître la «crise du care» pour régulariser?

M. Marouf, arrivé en Belgique en 2013, détient un brevet d’infirmier hospitalier. Il avait décroché une promesse d’embauche à durée indéterminée dans le service de cardiologie du CHU de Liège, mais n’a pas pu entrer en fonction à la suite du refus de la Région wallonne de lui accorder le permis de séjour. La raison? La fonction d’infirmier n’est pas reprise parmi la liste des métiers en pénurie du gouvernement wallon et la demande doit être introduite depuis son pays d’origine. Son histoire, une histoire parmi tant d’autres, a été relayée en novembre dernier par un collectif d’associations travaillant avec un public de migrants. «Des centaines de travailleurs de métiers dits essentiels n’ont pas de titre de séjour, ou s’ils en disposent, leurs diplômes, obtenus à l’étranger, ne sont pas reconnus en Belgique. Ces travailleurs sont autant de personnes maintenues dans des conditions de précarité, accentuées durant la crise du Covid-19», déploraient les signataires d’une carte blanche intitulée «Refuser les travailleurs sans papiers est un non-sens» (Le Vif, 20/11/2020)3.

«Aujourd’hui il y a des pénuries, notamment dans l’accompagnement à domicile. Le gouvernement ferme les yeux et ce sont les femmes migrantes qui pallient cette pénurie structurelle.» Eva Maria Jimenez Lamas, CSC

«Cette crise a pourtant mis en lumière l’importance des métiers du ‘care’, dont le travail domestique, où on retrouve une grande part de relationnel, remarque Eva Maria Jimenez Lamas. Ce sont des fonctions qui n’avaient jamais été valorisées jusqu’à présent.» Des fonctions pourtant souvent exercées par des travailleurs immigrés. C’est ce que montre une récente étude européenne: dans toute l’Europe, environ 39% des immigrés exercent une profession jugée «essentielle» pour la réponse à la pandémie contre 33% des natifs3. Eva Maria Jimenez Lamas d’enchaîner: «On pourrait déclarer le pays en ‘état d’urgence du ‘care’ et ouvrir ces secteurs aux travailleurs migrants. Aujourd’hui il y a des pénuries, notamment dans l’accompagnement à domicile. Le gouvernement ferme les yeux et ce sont les femmes migrantes qui pallient cette pénurie structurelle.»

En avril 2020, l’obtention d’un titre de séjour provisoire pour les personnes sans papiers avait déjà été l’objet d’une mobilisation d’un front syndical FGTB/ABVV, ACV, CSC et MOC – auquel il faut ajouter les associations et collectifs de défense des sans-papiers – «pour circonstances exceptionnelles liées à la crise du coronavirus» (lire «Sans-papiers au temps du coronavirus: vers une régularisation exceptionnelle?», 484, mai 2020). Les syndicats mettaient alors en avant l’enjeu de santé publique pour un public marginalisé par la crise, tout en articulant celui-ci à des revendications plus anciennes: «Sortir les travailleurs et travailleuses sans papiers de la clandestinité, leur permettre de travailler légalement, de contribuer à la sécurité sociale, et lutter contre le ‘dumping social’.»

Au cœur du discours syndical, la nécessité de reconnaître cette participation aujourd’hui au rabais des personnes sans papiers à notre économie. La CSC a calculé qu’une régularisation de 100.000 sans papiers ferait aboutir, chaque mois, 65 millions d’euros net dans les caisses de l’État. Un modèle théorique élaboré pour la Banque nationale montre aussi que, sur les cinq dernières années, les flux migratoires ont exercé une incidence positive sur le PIB, le faisant grimper de 3,5%, sans effet négatif sur les salaires et revenus des personnes natives4.

«Je préfère être dur et clair, mais ne pas donner de faux espoirs à certaines personnes. La régularisation en soi, c’est une procédure exceptionnelle […]. On a des règles de migration qui sont assez claires», a réaffirmé de son côté le secrétaire d’État Sammy Mahdi (CD&V) ce mois de février, tout en précisant que «les raisons humanitaires de régularisation devaient être examinées au cas par cas» (RTBF, 12/02/2021).

 

En savoir plus

«L’accès à la formation s’ouvre pour les sans-papiers à Bruxelles», Alter Échos n° 475, juillet 2019, Clara Van Reeth.

«Eva Maria Jimenez Lamas mobilise les invisibles», Alter Échos n° 471, février 2019, Marinette Mormont.

«Travailleurs sans papiers : droit social hors de portée?», Alter Échos n° 440, mars 2017, Marinette Mormont.

Marinette Mormont

Marinette Mormont

Journaliste (social, santé, logement)

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