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Migrations

L’accès à la formation s’ouvre pour les sans-papiers à Bruxelles

Fin janvier, le comité de gestion d’Actiris a approuvé une proposition qui a fait beaucoup parler d’elle: permettre l’accès de travailleurs sans papiers à des formations aux métiers en pénurie dans la capitale. L’idée séduit tous les partenaires sociaux. Mais ce n’est pas encore gagné: la Région devra négocier avec le fédéral pour tenter de lever les freins réglementaires.

© Flickrcc Miguel Discart

Fin janvier, le comité de gestion d’Actiris a approuvé une proposition qui a fait beaucoup parler d’elle: permettre l’accès de travailleurs sans papiers à des formations aux métiers en pénurie dans la capitale. L’idée séduit tous les partenaires sociaux. Mais ce n’est pas encore gagné: la Région devra négocier avec le fédéral pour tenter de lever les freins réglementaires.

C’est à intervalles réguliers que les sans-papiers manifestent depuis des années à Bruxelles pour leur régularisation. Le 18 février dernier, lors de leur dernier rassemblement, on pouvait lire sur les tee-shirts portés par un collectif de travailleuses domestiques: «Vos toilettes propres, nos propres papiers!»

Quinze jours plus tôt, une proposition innovante d’Actiris, qui pourrait ouvrir la voie à une reconnaissance des travailleurs sans papiers, fuitait dans la presse. Son objectif: accorder le droit aux sans-papiers de s’inscrire comme demandeurs d’emploi, leur ouvrant ainsi l’accès à une formation professionnelle, voire éventuellement à un permis de travail.

C’est assez rare pour le souligner: l’idée a le mérite de mettre tout le monde d’accord. Approuvée à l’unanimité par le comité de gestion d’Actiris fin janvier 2019, la proposition s’appuie essentiellement sur les observations de terrain et besoins émis tant par les syndicats que la Fédération des entreprises de Belgique (FEB) et le Conseil économique et social en Région bruxelloise. Mais aussi par la fédération des entreprises de l’industrie technologique, Agoria, et le CIRE (Coordination et initiatives pour réfugiés et étrangers).

C’est assez rare pour le souligner: l’idée a le mérite de mettre tout le monde d’accord.

Une fraude «fiscale et sociale»

Les arguments de ces acteurs sont avant tout pragmatiques: les femmes et hommes sans papiers participent déjà de facto à notre économie. D’après les estimations de l’Observatoire de la santé et du social à Bruxelles, il y aurait entre 100.000 et 150.000 travailleurs sans papiers en Belgique, presque exclusivement concentrés sur le territoire bruxellois. «L’équivalent d’une vingtième commune, illustre Khadija Senhadji, conseillère à la direction générale d’Actiris et chargée du suivi de ce projet. Le problème, c’est que, dans la situation actuelle, ils n’ont pas de protection sociale et sont à la merci d’éventuels employeurs abusifs, sans aucune possibilité de recours.»

Non déclaré et sous-payé, le travail au noir des sans-papiers constitue en outre une fraude à la sécurité sociale. Pour Eva Maria Jiménez Lamas, responsable syndicale à Bruxelles et représentante du Comité des travailleur(se)s migrant(e)s avec et sans papiers de la CSC, l’intérêt de cette proposition est donc de «reconnaître le fait que ces personnes travaillent déjà – en étant souvent exploitées – mais aussi que leur occupation sur le marché de l’emploi va de pair avec une fraude fiscale et sociale».

Le CIRE, l’Ordre des barreaux francophones et germanophone ainsi que la Ligue des droits humains ont quant à eux sensibilisé Actiris aux difficultés rencontrées sur le terrain par les employeurs honnêtes, ceux qui souhaitent engager un travailleur sans papiers répondant à leurs besoins. Mais dont «les demandes ne parviennent pas à aboutir en raison de la complexité des procédures», souligne Sotieta Ngo, la directrice du CIRE.

Ne pas former pour former

La raison d’être de la proposition d’Actiris est aussi économique. La formation de sans-papiers à des métiers en pénurie pourrait répondre au besoin criant de main-d’œuvre dans certains secteurs, régulièrement soulevé par la FEB et les fédérations professionnelles. La migration économique n’est d’ailleurs pas un sujet tabou pour la fédération patronale. «Déjà en 2015, au début de la crise des réfugiés, la FEB avait mis au point une task force spécifique qui pointait la nécessité d’identifier les qualifications et compétences des migrants, afin de pouvoir les occuper à des postes vacants», se souvient Khadija Senhadji.

«L’enjeu est désormais de définir la mise en œuvre de cet accès à la formation, mais aussi à l’emploi.» Khadija Senhadji, Actiris

Pour s’assurer de faire correspondre l’offre et la demande le plus adéquatement possible, seuls seraient concernés les métiers en pénurie moyennement ou peu qualifiés; essentiellement dans le secteur de la construction, de l’aide à domicile et du nettoyage.

En théorie, tout semble réglé comme du papier à musique. Mais pour se concrétiser, la proposition d’Actiris devra parcourir un long chemin potentiellement pavé d’embûches. Mandaté par son comité de gestion, l’Office bruxellois de l’emploi doit préparer dans les prochaines semaines une proposition de mise en œuvre opérationnelle du projet. La machine des négociations intrabruxelloises est déjà lancée: «Nous avons eu des discussions avec le cabinet du ministre de l’Économie et de l’Emploi sortant, Didier Gosuin. Sous son égide, un groupe de travail a été mis en place réunissant Actiris, Bruxelles Économie Emploi (l’administration régionale qui gère la matière des permis de travail, NDLR) et Bruxelles Formation. L’enjeu est désormais de définir la mise en œuvre de cet accès à la formation, mais aussi à l’emploi», détaille la conseillère à la direction générale d’Actiris.

Car l’objectif n’est pas de former pour former, mais bien de «répondre à un besoin sur le marché de l’emploi».

«Le serpent qui se mord la queue»

Mais c’est à cette étape cruciale – celle de l’accès à un emploi déclaré – que les choses risquent de se corser. L’arrêté royal du 9 juin 1999, qui fixe les conditions d’accès des travailleurs étrangers au marché de l’emploi, impose qu’une demande de permis de travail soit émise depuis le pays d’origine ou qu’elle soit assortie d’un titre de séjour en Belgique. Une impasse pour les travailleurs sans papiers; «c’est le serpent qui se mord la queue», déplore Sotieta Ngo.

Autre frein: l’examen du marché du travail, qui impose que lorsqu’un employeur souhaite engager un travailleur étranger, Actiris doive d’abord vérifier la disponibilité sur le marché de travailleurs belges compétents pour le poste. Une procédure est également fixée par arrêté royal.

De quoi tempérer l’enthousiasme du CIRE. «On se réjouit de la proposition d’Actiris mais l’accès à la formation ne suffira pas à apporter une solution aux sans-papiers qui travaillent déjà à Bruxelles», assure Sotieta Ngo. La faute, selon elle, à cette «procédure à deux têtes»: «Il y a la compétence emploi, qui est régionale, et la compétence séjour, qui dépend du fédéral (l’Office des étrangers). Malgré l’entrée en vigueur du permis unique cette année, ces deux niveaux de compétence restent clairement séparés au niveau des procédures.»

Faire preuve d’ingéniosité

Tous ces obstacles législatifs et opérationnels ont fait l’objet d’un inventaire ces derniers mois par Actiris, qui reste néanmoins optimiste. «La Région bruxelloise a une vraie marge de manœuvre à sa disposition: la réglementation sur les permis de travail dépend de son niveau de pouvoir, elle peut prendre l’initiative de la changer. En assouplissant, par exemple, la condition préalable de disposer d’un séjour légal pour les sans-papiers qui auraient suivi une formation professionnelle via Actiris», détaille Khadija Senhadji.

«Il faudra exercer une forte pression sur le fédéral dans ce dossier. La bonne volonté de la Région bruxelloise ne suffira malheureusement pas.» Sotieta Ngo, Cire

Selon Eva Maria Jiménez Lamas de la CSC, on pourrait même envisager l’octroi automatique d’un permis de travail d’un an aux sans-papiers ayant suivi une formation à un métier en pénurie. Le CIRE estime quant à lui que la Région pourrait, dans certains cas, se soustraire à l’obligation d’examen du marché du travail domestique, afin de faciliter l’engagement de travailleurs étrangers. Khadija Senhadji (Actiris) précise d’ailleurs que la Flandre a récemment réformé l’arrêté royal organisant cette obligation afin de la contourner. Bruxelles pourrait s’inspirer et en faire de même.

Au lendemain des élections, le projet d’Actiris reste pour l’instant en suspens, d’ici à la formation du nouveau gouvernement bruxellois. «Il est clair que le processus ne pourra aboutir qu’avec une modification de la réglementation en vigueur; le soutien politique du prochain ministre de tutelle sera donc indispensable», poursuit Khadija Senhadji.

Le projet fait d’ailleurs partie des trois priorités que le CIRE transmettra aux négociateurs du futur gouvernement bruxellois. «Il faudra exercer une forte pression sur le fédéral dans ce dossier. La bonne volonté de la Région bruxelloise ne suffira malheureusement pas, et un blocage au niveau fédéral n’est pas à exclure», prévient Sotieta Ngo.

L’ingéniosité et la créativité seront de mise pour parvenir à contourner les entraves législatives.

L’exemple allemand

La proposition d’Actiris ne relève toutefois pas de l’utopie. Elle s’inspire notamment de ce qui se fait déjà de l’autre côté de la frontière, en Allemagne. Après avoir accueilli plus d’un million de réfugiés, l’État allemand a mis au point un accord prévoyant l’octroi d’un titre de séjour temporaire aux réfugiés qui ont entrepris une formation pour leur permettre de chercher un emploi. «Cette initiative répondait à la demande des employeurs qui ne voulaient pas prendre le risque de former des travailleurs susceptibles d’être expulsés pendant leur formation», précise la conseillère à la direction générale d’Actiris. Ce n’est pas tout: les employeurs allemands sont désormais exemptés de l’obligation de vérifier la disponibilité en main-d’œuvre locale pour pouvoir recruter un réfugié.

«En Italie également, un dispositif a été mis en place en 2003, qui a à l’époque permis de régulariser toutes les travailleuses sans papiers qui s’occupaient des personnes âgées. Cela prouve qu’avec un peu de volonté politique, tout est possible», tranche Eva Maria Jiménez Lamas.

Quid au nord et au sud de Bruxelles? L’initiative d’Actiris pourrait bien inspirer ses homologues wallons et flamands, le Forem et le VDAB. Ces derniers mois, le service bruxellois de l’emploi a partagé ses intentions avec ces partenaires interrégionaux; le Forem s’est montré intéressé et curieux de suivre l’avancement d’Actiris dans ce dossier. Côté flamand, en revanche, l’intérêt est plus mitigé. C’est que, contrairement à la réglementation bruxelloise et wallonne, un demandeur d’emploi en Flandre doit obligatoirement répondre aux conditions d’accès au marché de l’emploi… Donc, jouir d’un permis de travail et d’un titre de séjour.

Pourtant, d’après le CIRE, le nord du pays serait en train de changer son fusil d’épaule: «La Flandre ouvre de plus en plus son marché du travail aux étrangers (en situation légale, NDLR). Ce n’est pas nécessairement par générosité qu’elle le fait mais bien par nécessité, vu sa réalité économique de pénurie de main-d’œuvre…»

Clara Van Reeth

Clara Van Reeth

Journaliste jeunesse, aide à la jeunesse, social & Contact freelances, illustratrice.eur.s, stagiaires & partenariats (médias, projets, débats)

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