Alter Échosr
Regard critique · Justice sociale

Social

Le genre de la fête

Quatre ans après le lancement du mouvement Balance ton bar qui a mis sous les projecteurs les violences sexuelles et discriminatoires dans le monde de la nuit et de la fête, qu’en est-il aujourd’hui? Les femmes et les personnes minorisées peuvent-elles faire la fête plus en paix, lâcher prise sans craindre pour leur sécurité et leur intégrité? Dans cette chorégraphie toujours très masculine, des femmes – par envie et par survie – dessinent de nouvelles pratiques pour une fête plus inclusive, plus responsable, plus sûre.

«Touche pas à ma pote, non mais ça va pas la tête, bas les pattes sale microbe t’es en train de gâcher la fête. T’as du mal à entendre ou alors t’es juste bête, cette personne t’a dit non je crois pas qu’y ait besoin d’oreillette1Camion Bip Bip balance avec rage et sans ménagement autant de décibels que de punchlines autour des discriminations LGBTQI+, de l’exploitation capitaliste ou des violences policières.

«Nos concerts sont notre façon de militer», défendent Milo et Elo, deux des quatre artistes de cette formation electro queer survoltée et radicalement féministe programmée lors du dernier Festival des libertés. Dans cet esprit, le groupe veille à ce que ses concerts ne reproduisent pas les dominations dénoncées dans leur texte. «Dans notre rider [liste d’exigences pour une prestation, NDLR], il est demandé que la sécurité prête attention aux violences et discriminations, mais il faut quand même bien dire que nos textes font souvent le taf, explique Milo. On découvre lors de nos tournées des espaces qui pensent les questions de sexisme, de racisme, de validisme, souvent des endroits plus underground mais pas seulement, poursuit Elo. En tout cas, on veut aussi jouer devant des hommes cis-het [cisgenre et hétérosexuel], dans des espaces moins acquis, pour prendre la place et l’espace encore trop peu accordés aux personnes minorisées.»

La fête, une affaire d’hommes

Les chiffres leur donnent raison. Scivias, plateforme qui agit pour un secteur musical plus inclusif en Fédération Wallonie-Bruxelles publie depuis quatre ans des rapports sur les femmes, les personnes non binaires et transgenres au sein des festivals belges. Ces dernières ont porté 35,6% des projets musicaux sur 41 festivals de musique entre septembre 2023 et août 2024. Autre chiffre: 24%, le nombre de programmatrices que compte l’ensemble des festivals.

Scivias indique aussi dans son rapport de 2024 que 60% des femmes dans la musique rapportent avoir été victimes de violences sexistes et sexuelles.

Selon Safe Ta Night, réseau bruxellois de la santé en milieux festifs, «96% de femmes, personnes trans et non binaires disent avoir été confrontées à des situations de violences sexistes ou sexuelles dans les bars de nuit». Elles consistent en «l’invasion de l’espace personnel, le fait d’être suivie, de se faire frotter, des propositions sexuelles non sollicitées, des actes sexuels imposés en profitant de l’état d’ébriété de la personne2», nous apprend leur campagne de sensibilisation lancée en 2021, dans la foulée de Balance ton bar. D’une page Instagram lancée par Maïté Meeus en soutien à de jeunes femmes témoignant avoir été droguées et agressées sexuellement par des employés et clients de bars ixellois, Balance ton bar est devenu un mouvement. Il a mis à l’agenda médiatique et politique un fait social qui ne datait pas d’hier (et ne s’arrête pas comme par magie à la levée du jour): les milieux festifs et nocturnes sont à risque pour les femmes et les minorités de genre. Mais les réponses ont-elles suivi?

Scivias, plateforme qui agit pour un secteur musical plus inclusif en Fédération Wallonie-Bruxelles publie depuis quatre ans des rapports sur les femmes, les personnes non binaires et transgenres au sein des festivals belges. Ces dernières ont porté 35,6% des projets musicaux sur 41 festivals de musique entre septembre 2023 et août 2024. Autre chiffre: 24%, le nombre de programmatrices que compte l’ensemble des festivals.

 

«MeToo et Balance ton bar ont permis une meilleure compréhension des violences sexistes et sexuelles (VSS). Les comportements d’agressions sont moins normalisés qu’avant et les exigences du public augmentent en la matière», observe Ana Seré, l’une des deux formatrices – seules salariées – du plan Sacha, pour «Safe attitude contre le harcèlement et les agressions», dispositif de formation, prévention et de prise en charge des victimes lancé en 2018 lors du festival Esperanzah! pour lutter contre les VSS dans les milieux festifs.

La Pride, les festivals Jam in Jette et LaSemo ou encore les 24 heures Vélo de Louvain-la-Neuve, font partie des 82 structures formées ces deux dernières années par ce projet non seulement pionnier, mais surtout très outillé et bien rodé. Aujourd’hui, les demandes pleuvent – indice d’une prise de conscience du milieu festif. Mais le plan Sacha ne suit pas, «par manque de ressources humaines», indique Ana Seré, qui n’est pas la seule dans le secteur à déplorer un financement structurel insuffisant.

Angela, t’es là?

Ces dernières années, les stickers se sont multipliés sur les portes d’établissements ou de toilettes (des femmes souvent), affichant des prénoms tels que «Ask Angela», «Alice» ou d’autres encore: un nom de code afin que la victime puisse alerter le staff d’un cas de violence et de harcèlement et bénéficier d’un accompagnement adapté. En 2023, le média Vice pointait les limites de ce dispositif dans une enquête au cimetière d’Ixelles, épicentre de Balance Ton Bar: manque de confiance des femmes à l’égard des barmen (parfois complices, dans le cas ixellois3), indifférence, voire ignorance du personnel ou réaction inadaptée (comme l’appel à la police sans demander l’avis de la victime). Ana Seré défend leur utilité, «à condition qu’il y ait une formation derrière, qu’elle soit donnée à toute l’équipe en tenant compte de la rotation de pesonnel». «Idéalement j’aimerais le même dispositif partout, mais à un stade où toutes les demandes ne peuvent pas être toutes absorbées, j’encourage la multiplicité des stratégies», préconise-t-elle.

Ces dernières années, les stickers se sont multipliés sur les portes d’établissements ou de toilettes (des femmes souvent), affichant des prénoms tels que «Ask Angela», «Alice» ou d’autres encore: un nom de code afin que la victime puisse alerter le staff d’un cas de violence et de harcèlement et bénéficier d’un accompagnement adapté.

Des établissements se déclarent aussi «lieu safe» ou «sans discrimination». «C’est une vertu de façade, considère Sara, pour le collectif liégeois À Nous la Nuit qui s’est constitué en 2022 pour agir concrètement et collectivement face à des situations de violence dans les milieux festifs. «Ces labels se rapprochent plus du safewashing qu’autre chose. En plus de faire croire que des lieux sont 100% safe, ils n’ont aucune utilité s’ils ne font pas l’objet de suivi et de contrôle régulier.»

Alors on danse où?

Angela ou pas, toutes nos interlocutrices partagent ce constat: les femmes doivent encore trop souvent porter la charge de leur sécurité. Elles déploient des stratégies multiples, individuelles ou collectives, comme surveiller son verre; se situer en périphérie de la foule pour pouvoir rapidement fuir, ou s’entourer d’amies; prendre des photos de la plaque du taxi; se géolocaliser; adapter son habillement; ne plus sortir que dans des fêtes privées, avec des personnes de confiance…

«On éduque beaucoup plus au danger qu’on court, moins à celui qu’on peut causer», dénonce Lyne Bnc, consultante-formatrice en genre/discrimination/sécurité dans le secteur de la musique. «La question est: comment faire pour que les hommes cessent de mettre les femmes en insécurité», abonde Ana Seré, qui en appelle à «la responsabilisation de toutes les structures, car aucun espace n’est safe – répète-t-elle tant qu’il le faudra – et à ce que cet enjeu soit porté collectivement».

«Les lieux de fête sont obligés d’avoir un protocole incendie, mais pas en matière de prévention et de prise en charge des violences. Pourquoi on n’en fait pas une urgence de sécurité et de santé publique?», s’interroge Lyne Bnc. Forte de dix années d’expertise et d’observation sur les terrains belges et internationaux, elle a un tas d’idées pour faire bouger les lignes: formation obligatoire des agents de sécurité sur les violences sexuelles et discriminatoires, reconnaissance et mise en réseau des «métiers de la prévention, de sûreté et l’équité», obligation légale d’une personne de référence VSS pour chaque lieu…

«Les lieux de fête sont obligés d’avoir un protocole incendie, mais pas en matière de prévention et de prise en charge des violences. Pourquoi on n’en fait pas une urgence de sécurité et de santé publique?», s’interroge Lyne Bnc.

«Il y a une ouverture, de la bonne volonté et de bonnes pratiques déjà établies», constate Pauline Draps, responsable réduction des risques à Brussels by night, réseau bruxellois des acteurs de la nuit créée en 2021, qui propose des formations, outils et accompagnement en VSS. «Des lieux me rétorquent parfois que c’est un investissement qui ne rapporte ‘rien’, ou que ça pourrait nuire à leur réputation. Or, ne rien faire peut justement leur porter préjudice», poursuit-elle, insistant «que le secteur fait face à un gros manque de moyens.» Autre obstacle, que relève Lyne Bnc: «La fête est à l’intersection de la santé, de l’horeca, de la culture et de l’égalité des chances. Conséquence: chacun se renvoie la balle.»

Ouvrir la voie

Il y en a qui n’ont pas attendu Balance ton bar pour redessiner la fête. «Ça fait des années que des personnes réfléchissent à l’inclusivité de l’espace avec une approche intersectionnelle, mettent en œuvre des pratiques de soins», rappelle Carine Demange, journaliste, DJ et observatrice de la scène queer et culturelle depuis 15 ans. Elle compose ses playlists ou DJ sets uniquement de morceaux de personnes qui s’identifient femmes ou de projets musicaux menés par des femmes. Une façon de visibiliser des artistes mais aussi de permettre aux personnes de pouvoir danser sans se dissocier. «Ça change vraiment la vibe sur le dancefloor de s’épargner du virilisme une nuit entière», remarque-t-elle.

Sas d’explication aux VSS et discriminations à l’entrée, chill zones; réflexions sur le prix d’entrée, la sobriété; organisation de soirées non-mixité (choisie)… Ces transformations – qui ont percolé aujourd’hui dans divers lieux de la vie nocturne et des festivals – s’opèrent depuis longtemps dans les marges, portées tant par le milieu lesbien que queer, bien avant que la culture mainstream (et hétéro) ne donne du crédit à la la culture queer et bien souvent grâce à l’énergie bénévole davantage qu’aux deniers publics.

Le festival Voix de femmes, à Liège, a lui aussi pris à bras-le-corps l’enjeu d’une fête accessible à tous et toutes. «Un travail par petites touches, à beaucoup d’endroits», relate Flo Vandenberghe, codirectrice du festival. «La sécu est assurée par une association de boxe populaire, sensibilisée aux questions racistes et sexistes. Nous avons aussi une équipe de Care-Bears, personnes de référence en cas de violence ou de harcèlement», illustre-t-elle.

Le festival s’est aussi emparé de la question des discriminations validistes, souvent impensées ailleurs. Cette année, la programmation et les dispositifs d’accessibilité aux personnes sourdes ont été pensés en amont et avec un collectif de personnes sourdes. «C’est un travail qui demande des moyens, prend du temps. C’est impressionnant de voir ce que ce travail d’inclusivité peut produire chez tout le monde. D’édition en édition, on voit que la culture de la responsabilité partagée s’est développée dans le public de plus en plus attentif», se réjouit Flo Vandenberghe. Le soutien des pouvoirs publics, par contre, «n’est pas très encourageant pour l’instant».

1. Camion Bip Bip, ACAB, Album Very slay dans le club, 2024.
2. Lire à ce sujet la recherche «Soumission chimique: les dessous d’un conte sociétal des sexualités viriles», Nathalie Collignon, CVFE, mars 2025.
3. Pour en savoir plus, lire «Balance ton bilan», Victoire Lioré, axellemag n°264, août-septembre 2025. Écouter le podcast «Désenchantées”, enquête réalisée par Marine Guiet et Audrey Vanbrabant un an après #BalanceTonBar sur l’accueil des victimes de violences sexuelles en Belgique.

Manon Legrand

Manon Legrand

Pssstt, visiteur, visiteuse du site d'Alter Échos !

Nous sommes heureux que vous soyez si nombreux à nous suivre sur le web. Nous avons fait le choix de mettre en accès gratuit une grande partie de nos contenus, notamment ceux en lien avec le Covid-19, pour le partage, pour l'intérêt qu'ils représentent pour la collectivité, et pour répondre à notre mission d'éducation permanente. Mais produire une information critique de qualité a un coût. Soutenez-nous ! Abonnez-vous ! Et parlez-en autour de vous.
Profitez de notre offre découverte 19€ pour 3 mois (accès web aux contenus/archives en ligne + édition papier)