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Regard critique · Justice sociale

Tête-à-tête

Jean-Pascal Labille: «Ce gouvernement détruit le modèle social»

Le secrétaire général de Solidaris, la mutualité socialiste, ne mâche pas ses mots: le nouveau gouvernement entend mener une politique idéologique et budgétaire qui menace le droit du travail, la sécurité sociale et recherche le profit en fragilisant les plus faibles. À l’entame de cette nouvelle législature, il réaffirme ses priorités: le financement des soins de santé, la défense de la cohésion sociale et des corps intermédiaires.

Suarlee, Belgium. 2023-06-01. Portrait of Jean-Pascal Labille, President of Solidaris. Photograph by Valentin Bianchi / Hans Lucas Suarlee, Belgique. 2023-06-01. Portrait de Jean-Pascal Labille, President de Solidaris. Photographie de Valentin Bianchi / Hans Lucas

AÉ: Vous qualifiez le gouvernement Arizona de «pyromane», pourquoi?

JPL: Ce gouvernement est non seulement pyromane, mais aussi mauvais pompier. Il allume les feux sur les malades, les chômeurs, les chômeuses, les mutualités. Cela passe par une série de mesures: une plus grande flexibilisation du travail, la facilitation du travail de nuit, l’allongement des carrières, la fin des prépensions, et bien sûr l’exclusion de 140.000 personnes du chômage au 1er janvier 2026. Beaucoup de travailleurs – mais surtout des travailleuses – vont se retrouver en grande difficulté. Ce gouvernement détruit le modèle social, recherche le profit à tous crins en faisant croire aux gens que ça leur fera du bien. Il s’agit d’une politique hors sol, purement idéologique et budgétaire, qui fragilisera considérablement des personnes déjà fragiles aujourd’hui.

AÉ: Le gouvernement veut en effet renforcer le retour des malades au travail et prévoit une sanction plus sévère – une réduction de leur indemnité de 10%, contre 2,5% – après la seconde absence sans motif acceptable auprès du médecin-conseil ou de la médecine du travail. Qu’en pense Solidaris?

JPL: Si le gouvernement s’intéresse aujourd’hui aux malades de longue durée, c’est parce que le budget relatif à ces dépenses devient supérieur à celui du chômage, c’est purement budgétaire. Il n’y a pas de métiers disponibles en suffisance pour ces personnes, mais elles seront quand même sanctionnées, et plus encore qu’auparavant. Il s’agit d’un système coercitif, répressif, et qui va rater totalement son objectif.

AÉ: Mais ça coûte cher, vous rétorquera-t-on… Qu’y répondez-vous?

JPL: Les malades de longue durée que le gouvernement veut sanctionner, ce sont 40 cas recensés chez Solidaris, qui ont rapporté 18.000 euros. Les tableaux budgétaires parlent de 70.000 euros. C’est donc une chasse aux malades assumée. Plus globalement, sur ce dossier des malades au travail, nous préconisons de travailler sur les causes, plutôt que d’arriver après pour soigner ou, pire, pour sanctionner.

AÉ: Quelles sont ces causes selon vous?

JPL: Il faut bien se rendre compte d’abord que la société est fragilisée et anxiogène. Il est difficile aujourd’hui – notamment pour les jeunes – d’avoir confiance en l’avenir. Ensuite, tant le détricotage minutieux du droit du travail que les politiques d’austérité ont affaibli l’État dans son rôle de protecteur et d’organisateur des services publics. Comment par exemple vouloir remettre des femmes au travail alors que nous manquons de crèches? La crise est aussi globale. Le modèle économique ultralibéral ne tient plus la route et menace la cohésion sociale.

AÉ: Quelle vision du retour au travail préconisez-vous alors?

JPL: Notre récent thermomètre Santé et Travail révèle que 70% des personnes en incapacité de travail veulent travailler, pour s’insérer à nouveau dans la société et avoir une vie digne. Mais elles ne veulent pas n’importe quel travail. Parmi les malades de longue durée, 40% souffrent de troubles musculo-squelettiques liés au travail et 40% souffrent de burn-out ou de troubles psychiques. Solidaris est pour le retour des malades au travail, à trois conditions: qu’il soit volontaire, médicalement possible, et que ce soit un emploi de qualité. Un travail de qualité est pour nous un vecteur d’émancipation et d’intégration, et non un levier de performance ou d’ajustement budgétaire tel que le voit le gouvernement. On nous répond que tant les chômeurs, les chômeuses, que les malades de longue durée doivent s’inscrire dans des formations pour les métiers en pénurie. Cet argument est ahurissant: d’abord, parce que ces métiers sont loin d’être suffisants, ensuite parce que les formations manqueront. De plus, ce sont des métiers pénibles qui rendent malades. Nous défendons donc une plus grande prévention dans le retour des malades au travail et une plus grande responsabilisation des employeurs.

« Il faut bien se rendre compte d’abord que la société est fragilisée et anxiogène. Il est difficile aujourd’hui – notamment pour les jeunes – d’avoir confiance en l’avenir. »

AÉ: Et la réduction collective du temps de travail?

JPL: On pourrait en reparler, notamment dans le secteur du soin. Ce serait une façon de soulager les fins de carrière du personnel infirmier ou d’autres métiers pénibles exercés souvent par des femmes. L’espérance de vie en bonne santé en Belgique est de 63-64 ans. La pension est à 67 ans. De nombreuses personnes dans des métiers pénibles ou des travaux manuels ne vont jamais tenir le coup. En 2022, nous avions mené une enquête sur un échantillon de 200.000 invalides afin de déterminer combien allaient arriver à la pension. 23.000 sont décédés avant. Il faut aussi refuser cette flexibilisation à outrance. Quand on s’attaque à la pension ou aux allocations de chômage, cela retombe sur l’assurance maladie et invalidité. On l’a vu ces dernières années. Nous nous demandons aussi si les CPAS vont absorber le choc des futurs exclus du chômage. Et que va-t-il se passer pour ces personnes entre le moment de l’exclusion et celui où leur dossier sera traité?

AÉ: Vous dénoncez un plan d’économie déguisé dans l’accord de Pâques sur le budget de la santé. Pourquoi?

JPL: Ce gouvernement nous raconte des fables. Il annonce 4 milliards de nouveaux investissements. C’est soit une erreur de calcul, soit une volonté de cacher la réalité, car on est bien en deçà de la norme de croissance estimée par le Bureau du plan pour couvrir l’évolution naturelle des dépenses liée notamment au vieillissement de la population. Il faudrait une augmentation de cinq milliards d’euros à politique constante. Nous devons économiser 360 millions sur 2025, 450 sur 2026. Que le gouvernement ose dire à la population: «On va moins bien vous soigner.»

AÉ: Et vous, vous pourriez faire des efforts?

JPL: Nous travaillons déjà à une meilleure répartition du budget avec les médecins. Mais il faut bien se rendre compte que nous avons de plus en plus de missions dans le secteur du retour au travail, qui nous ont été confiées sans financement à la hauteur.

AÉ: Que va-t-il se passer alors, sachant que des secteurs sont déjà en sous-financement?

JPL: Nous pouvons quand même reconnaître que le secteur de la santé a été relativement épargné par ce nouveau gouvernement contrairement au chômage par exemple. Mais le financement n’est pas suffisant par rapport à l’évolution naturelle des soins. On manque de personnel dans les hôpitaux, les soins dentaires ou les lunettes ne sont pas suffisamment remboursés, les maisons médicales manquent de financement. On a deux options: soit on réorganise le système de santé ou c’est le patient qui paiera. Ce sont les discussions que nous allons avoir.

AÉ: Avec quelle marge de manœuvre, au vu des attaques de la droite contre les corps intermédiaires…

JPL: En effet, nous voyons, surtout dans le chef du MR et de la N-VA, une volonté d’affaiblir la concertation sociale, mais aussi la liberté syndicale. La droite veut réduire l’influence des contre-pouvoirs considérant qu’ils gênent dans des démocraties de plus en plus autoritaires. Il nous faudra lutter contre cela.

AÉ: C’est la démocratie qui est en danger selon vous. En quoi?

JPL: Quand on construit un système de protection sociale, c’est bien sûr pour que les gens aient accès à des soins de qualité et à la pension. Mais il s’agit aussi de poursuivre un objectif de cohésion sociale. Ici, on voit que le gouvernement précarise les gens, les monte les uns contre les autres, qu’il désigne des coupables – ici les chômeurs et les malades. C’est une technique d’extrême droite ou de droite extrême.

AÉ: La chasse aux chômeurs que vous évoquez ou encore la mise en concurrence ne sont pas propres à ce nouveau gouvernement. En tant que corps intermédiaire, vous remettez-vous en question sur vos éventuels manquements ces dernières années?

JPL: Nous nous remettons sérieusement en question. À force d’accepter des compromis qui au fil du temps sont devenus boiteux, et en espérant que les autres domaines soient épargnés, on est passé des compromis aux compromissions. Quand des partis de gauche participent à un gouvernement, ils tentent d’amenuiser les mesures, mais la machine est en route, en Belgique et sur le plan mondial. Les trois pans de l’État social que sont la Sécurité sociale, les services publics ou le droit du travail sont passés à la moulinette depuis de nombreuses années. Aujourd’hui, on le voit, aucun système ne sera plus épargné.

« Ici, on voit que le gouvernement précarise les gens, les monte les uns contre les autres, qu’il désigne des coupables – ici les chômeurs et les malades. C’est une technique d’extrême droite ou de droite extrême. »

AÉ: Que proposez-vous alors?

JPL: Il faut recréer un vrai front, global, de la société civile de gauche pour pouvoir inverser la logique électorale. La droite néolibérale a gagné la bataille des idées. À nous de renverser la tendance dans l’opinion publique. Pour cela, il nous faut donc retrouver des narratifs de gauche qui parlent concrètement aux gens, qui sortent de l’abstraction, qui dénoncent les fables. Outre les discours, cela passera aussi par le retour à la proximité et l’ancrage dans la vie réelle des gens.

AÉ: Quels contours prendrait un narratif de gauche en matière de santé?

JPL: Il faut que la gauche soit plus radicale, plus tranchée, plus audacieuse. En matière de santé, un narratif de gauche consistera à défendre des soins de grande qualité accessibles à toutes et tous, à exiger une meilleure redistribution des richesses et une vraie contribution des «épaules les plus larges», à protéger les patients des suppléments d’honoraires et à exiger une contribution de l’industrie pharmaceutique toujours exemptée de tout effort budgétaire.

AÉ: Au sujet de votre santé financière, la branche wallonne de Solidaris a fait une demande à l’administration fédérale (SPF Emploi) pour bénéficier du statut d’«entreprise en difficulté». Comment expliquez-vous cette situation?

JPL: Toutes les mutualités sont aujourd’hui sous tension. On nous confie beaucoup plus de missions, nos financements sont rabotés ou conditionnés, rendant l’équation financière difficile. 80% de nos coûts sont salariaux. L’évolution de nos dépenses est beaucoup plus importante que l’évolution des recettes. Pour revenir à l’équilibre, une des mesures est donc de permettre à des personnes de plus de 60 ans de quitter prématurément l’entreprise, ce que permet le statut juridique d’«entreprise en difficulté».

Manon Legrand

Manon Legrand

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