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«Ils nous ont vendus avec le magasin»

Huit mois que les salariés et salariées du Delhaize luttent contre la franchise des 128 magasins intégrés, un modèle qui pourrait remettre en cause leurs acquis et leurs conditions de travail. Malgré la confirmation par la direction de la reprise des 51 premiers magasins par un indépendant en octobre – soit un supermarché sur quatre, les delhaiziens et delhaiziennes continuent le combat soutenus par de nombreux citoyens. Alter Échos est allé à leur rencontre lors d’une journée d’action.

(c) Mélanie Huchet
À Uccle, sur le parvis en face du Delhaize Fort Jaco, qui fait partie de la liste des supermarchés qui ont trouvé un repreneur franchisé, des travailleurs venus de différents magasins de la région bruxelloise (Flagey, Saint-Antoine, Hankar) se sont rassemblés à l’appel du comité de résistance sociale. C’est en réaction à la réouverture forcée des magasins au mois de mai, par décision judiciaire et à grand renfort d’huissiers, que des ex-clients, des étudiants, des militants se sont réunis en comité afin de mener des actions de soutien aux côtés des travailleurs.
C’est ainsi que tous les samedis, le comité se retrouve pour distribuer des tracts aux clients afin de les convaincre de boycotter l’enseigne. En retrait, pour ne pas bloquer l’entrée, les travailleurs déplient avec lassitude une table, disposent quelques viennoiseries et boissons.
Pour son jeune porte-parole, Matthis, «le but est de donner un second souffle à la lutte des delhaiziens et delhaiziennes et de continuer à montrer que le conflit social n’est pas résolu». «En empêchant la fermeture de magasins, la justice entrave le droit de grève», ajoute André, fidèle (ex-)client, avant de préciser que «la grève est le seul moyen de faire mal économiquement à un commerce. En voyant la justice prendre le parti du patronat, avec Delhaize qui envoie des huissiers à tour de bras, les employés-grévistes n’ont plus de marge de manœuvre pour se faire entendre.»
C’est ainsi que tous les samedis, le comité se retrouve pour distribuer des tracts aux clients afin de les convaincre de boycotter l’enseigne. En retrait, pour ne pas bloquer l’entrée, les travailleurs déplient avec lassitude une table, disposent quelques viennoiseries et boissons. On allume la chaîne hi-fi. Des gestes devenus malheureusement routiniers depuis l’annonce faite par le groupe en mars dernier de vouloir franchiser ses enseignes.

On n’a rien vu venir

Le déroulé de cette journée du 7 mars, les employés en gardent un souvenir aussi précis qu’amer. «J’étais à ma pause clope quand j’ai reçu une notification de la presse annonçant que Delhaize franchisait tous ses magasins», raconte Laurence, une jeune trentenaire écœurée, qui ajoute «apprendre ça dans les médias… Je veux dire, c’est complètement dingue. Tu préviens tes employés d’abord, non?»
Raoul, lui, bossait dans les rayons ce jour-là quand le directeur a rassemblé l’équipe dans le réfectoire. «Il nous a expliqué que les magasins ne faisaient pas assez de chiffre. J’ai pas compris. 87 milliards d’euros de chiffre d’affaires en 2022, c’est pas assez, en vrai?» Sous le choc, et partout dans le pays, les salariés ont eu la même réaction: fermer immédiatement les magasins et entamer la grève.
Sous le choc, et partout dans le pays, les salariés ont eu la même réaction: fermer immédiatement les magasins et entamer la grève.
Comment n’ont-ils rien vu venir? C’est Mona, travailleuse depuis 33 ans, qui explique, au sein de l’enseigne au Lion. «Lors de la restructuration du groupe en 2014, lorsque la direction a annoncé le licenciement de 2.500 employés et la fermeture de quatorze magasins, c’était scandaleux, mais, au moins, on nous avait promis la paix sociale jusqu’en 2024. On nous faisait faire des formations pour améliorer la performance de la société, nous étions super-motivés, on allait de l’avant quoi. Ce plan de franchisation, on l’a compris maintenant, c’était déjà prévu lors de la restructuration d’il y a dix ans», avant de confier, la voix qui déraille: «On a donné notre vie au Delhaize. Et voilà comment ils nous traitent. Ils nous ont vendus avec le magasin.»

«Si t’es pas contente, t’as qu’à démissionner»

Le soleil tape sur le bitume du parking, on ouvre une tonnelle pour se mettre à l’abri. Postée devant l’entrée, Nadine, 70 ans, est venue en soutien et tente de distribuer des tracts aux clients qui s’apprêtent à entrer faire leurs courses. «Bonjour, je vous invite à boycotter le Del…» La main proposant le tract ainsi que la phrase prononcée restent toutes deux en suspens. Les clients regardent leurs talons avant de s’engouffrer à l’intérieur. «Le truc, c’est que les gens ne comprennent pas que cette franchise est une restructuration déguisée», dit-elle dépitée. Séverine, 36 ans de carrière au compteur, intervient: «Ah ben oui, Delhaize n’utilise surtout pas le mot ‘restructuration’! Mazette, ils seraient obligés de nous donner notre préavis légal, tu penses bien! Ils ont bien joué leur coup! Non, là, ils ‘franchisent’ et ça change tout. Ça veut dire deux choses: soit tu continues avec le franchisé la boule au ventre avec ton contrat et tes conditions de travail qu’il peut changer à sa guise, soit tu démissionnes et tu pars sans rien. C’est ‘peanuts’.»
Dans les magasins, l’atmosphère devient tendue. Une injonction se ferait de plus en plus entendre. «Dès que tu commences un peu à te plaindre ou à faire part de tes peurs, les directeurs te balancent: ‘T’as qu’à démissionner, si t’es pas contente’», confie Marie, salariée depuis 28 ans.
Jean, délégué syndical itinérant, n’est plus dupe: «Delhaize promet que nos acquis seront garantis, mais on sait que c’est faux.» Les syndicalistes de la CNE et du SETCa réclament trois revendications majeures: «Garantir dans les 128 magasins intégrés les acquis listés dans la convention collective de travail (tels que les avantages extralégaux, les salaires, les jours de congé, les horaires et jours d’ouverture), maintenir une délégation syndicale et laisser les salariés qui souhaitent partir avec leur préavis légal», précise encore Jean.
La réponse de la direction? C’est non. Sauf des primes pour la retraite anticipée de 10.000 euros ou pour rejoindre un franchisé. En tout, le groupe a mis 40 millions d’euros sur la table. Pour Isabelle, déléguée syndicale, «c’est juste un effet d’annonce de la direction! Tu dois être âgée de 60 ans et avoir 44 ans de carrière complète pour obtenir cette prime. Ce sont des conditions inatteignables. Et particulièrement pour les femmes», explique-t-elle. Maëlle, employée depuis 36 ans, se marre: «Ah! Delhaize, ce grand seigneur qui nous balance des cacahuètes…»

Les jobistes étudiants: le bon filon

Jacques, travailleur depuis 34 ans, a peur pour son emploi. «L’âge moyen des employés dans un franchisé, c’est 21 ans, tandis que, dans un intégré, c’est 42 ans!» Et de rajouter: «Là où Delhaize va gagner de l’argent, c’est pas sur sa vente de produits, mais sur la masse salariale des employés qui sont là depuis des décennies en les remplaçant par des étudiants moins coûteux.» Même si la chaîne de magasins a eu un recours massif aux étudiants ces derniers mois pour «gérer» la crise, les jeunes sont pourtant nombreux à venir soutenir les delhaiziens.
Dans une ambiance bon enfant, au son des paroles entraînantes du chant populaire et révolutionnaire italien Bella Ciao, ils écrivent des slogans à la craie sur le sol et distribuent, eux aussi, des tracts appelant au boycott du Delhaize. Lulu, 18 ans, vient d’entrer à l’université et, pour lui, ce qui se passe avec Delhaize, ça concerne aussi le corps étudiant, «puisqu’on nous appelle pour remplacer les salariés. On constitue une main-d’œuvre bon marché et sans protection syndicale». Laurie, 33 ans, a commencé à travailler chez Delhaize à l’âge de 15 ans en contrat étudiant. «À l’époque, on ne prestait que pendant les vacances scolaires. Maintenant, le nombre d’heures des étudiants ne cesse d’augmenter: 475 heures en 2017 par étudiant par an et, en 2023, ce fut le pompon quand le fédéral a augmenté le nombre d’heures à 600!» Selon Jana, étudiante en art, «le gouvernement est de mèche avec les fédérations patronales qui poussent à toujours plus augmenter le travail étudiant. On nous met en concurrence avec les salariés et ce n’est pas normal».
Dans une ambiance bon enfant, au son des paroles entraînantes du chant populaire et révolutionnaire italien Bella Ciao, ils écrivent des slogans à la craie sur le sol et distribuent, eux aussi, des tracts appelant au boycott du Delhaize.
Pour José, militant dans l’âme à la parole bien affirmée, «un étudiant, ça doit étudier, point barre». Il a à peine le temps de finir sa réflexion que tout le groupe entre dans le magasin en file indienne, au son de cette chanson qui est devenue leur emblème: «On est là! On est là! Même si Delhaize ne veut pas! Nous, on est là! Pour l’avenir des travailleurs, des travailleuses et pour un monde meilleur, on est là, on est là.» Entre deux promotions, les clients continuent à remplir leurs caddies comme si de rien n’était. Et pourtant, les delhaiziens et delhaiziennes sont bien là, devant nous, à se relayer tous les jours devant leur magasin pour continuer, coûte que coûte, à mener le combat de leur vie.

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Mélanie Huchet

Mélanie Huchet

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