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Regard critique · Justice sociale

Economie sociale

Enfin une ordonnance pour l’économie sociale bruxelloise?

Didier Gosuin entend «réformer le cadre de l’économie sociale». Un projet d’ordonnance devrait être sur la table pour l’été. On ne se limitera désormais plus à l’économie sociale d’insertion. Le ministre entend ouvrir le secteur à de nouveaux acteurs. Se dirige-t-on vers la fin d’une saga vieille de sept ans?

Légende : Avec sa proposition de réforme de l’économie sociale à Bruxelles, Didier Gosuin (Défi) a mis fin à un jour de la marmotte long de près de 2.500 jours.

Didier Gosuin entend «réformer le cadre de l’économie sociale». Un projet d’ordonnance devrait être sur la table pour l’été. Le ministre entend ouvrir le secteur à de nouveaux acteurs. Se dirige-t-on vers la fin d’une saga vieille de sept ans?

C’est un de ces dossiers qui vous donnent l’impression d’avoir chaussé les bottes de Bill Murray au cœur du film Le jour de la marmotte (Groundhog Day en anglais). Dans ce petit chef-d’œuvre vieux de presque 25 ans, Phil Connors (Bill Murray) part en reportage à l’occasion du Jour de la marmotte, festivité traditionnelle célébrée en Amérique du Nord lors de la Chandeleur. Mais une fois le sujet tourné, un blizzard le force à passer la nuit sur place. Lorsqu’il ouvre les yeux au matin, Phil se rend tout doucement compte qu’il est en train de revivre la journée de la veille… Une situation qui va se prolonger: chaque matin, il continue de se réveiller à 6 heures, le 2 février…

Didier Gosuin a mis fin à un jour de la marmotte long de près de 2.500 jours.

Il y a quelques années, le magazine Slate.fr s’était amusé à compter le nombre de jours durant lesquels Phil était resté coincé dans le temps avant de voir la succession des jours reprendre son cours. Le chiffre était hallucinant: 12.403 jours, soit 33 ans. Pour ce qui concerne l’ordonnance économie sociale, on n’en est pas là. Mais tout de même. En annonçant récemment qu’il avait déposé une note d’orientation destinée à réformer le cadre de l’économie sociale à Bruxelles, Didier Gosuin (Défi) a mis fin à un jour de la marmotte long de près de 2.500 jours, soit sept ans grosso modo. C’est en effet en 2010 que Benoît Cerexhe (cdH), alors ministre de l’Économie, avait commencé à travailler sur un texte censé venir remplacer l’ordonnance de 2004 consacrée aux initiatives locales de développement de l’Emploi (ILDE) et aux entreprises d’insertion (EI). On vous passe les détails, mais le texte n’a jamais abouti. Céline Fremault, qui avait fini par remplacer Benoît Cerexhe, s’y était autant cassé les dents que son prédécesseur. En cause, notamment, des arrêtés d’exécution réputés inapplicables. Dès son arrivée en poste en 2014, Didier Gosuin avait laissé entendre qu’il travaillerait sur un nouveau texte. Mais depuis, on attendait…

Un changement de synopsis

Aujourd’hui, l’attente a pris fin. Premier constat: le film Ordonnance économie sociale a changé de synopsis. Les tentatives infructueuses de Benoît Cerexhe et de Céline Fremault étaient restées centrées sur ce qu’on appelle l’économie sociale d’insertion. Leur projet d’ordonnance ne concernait que les ILDE et les EI. Avec Didier Gosuin, on change d’échelle. Fini l’économie sociale d’insertion, place à l’entrepreneuriat social. En d’autres termes, la nouvelle ordonnance ne s’adressera plus exclusivement à l’économie sociale d’insertion mais englobera d’autres types de structures, issues de l’économie sociale (comme les coopératives)… ou pas. «Mon but est d’élargir le champ de vision de l’économie sociale, de permettre le développement économique d’une nouvelle manière de faire de l’économie sociale», a-t-il déclaré devant quelques journalistes le 15 mai lors d’une conférence de presse organisée dans les locaux de Bees Coop, à Schaerbeek. Le raisonnement du ministre est simple: le fait de se centrer uniquement sur l’insertion est devenu avec le temps un «plafond de verre. La finalité d’insertion sociale de publics défavorisés n’a pas rendu le modèle de l’économie sociale attractif à la grande majorité des entrepreneurs bruxellois, restreignant de facto l’économie sociale à une niche et à quelques secteurs d’activité», peut-on lire dans le dossier de presse distribué le 15 mai. «Ouvrir» le secteur à une plus grande variété d’opérateurs pourrait donc permettre aux principes de l’économie sociale de se répandre plus facilement dans le secteur économique.

«La finalité d’insertion sociale de publics défavorisés n’a pas rendu le modèle de l’économie sociale attractif à la grande majorité des entrepreneurs bruxellois», Didier Gosuin

Car attention: pour obtenir un agrément économie sociale, les nouveaux arrivés ne devront probablement pas se contenter de tremper leur patte dans la farine. Ils devront bien adopter certains critères de l’économie sociale. Pour ce faire, c’est la définition de l’entreprise sociale du réseau Emes qui a été choisie comme référence (voir encadré). À l’heure actuelle, il est encore impossible pour le cabinet de dire quels critères, quels indicateurs, seront jugés plus importants. Et à quel «niveau» ils devront être respectés par les opérateurs afin d’être reconnus. Tout cela devra être fixé dans les arrêtés d’exécution de l’ordonnance. Un groupe de travail, composé notamment de diverses fédérations d’économie sociale (Febisp, SAW-B, ConcertES, Febio), planche actuellement sur cette question. Sa tâche ne sera pas évidente: il lui faudra trouver un équilibre entre une certaine exigence permettant d’éviter les effets d’aubaine (des entreprises pourraient être tentées de faire du «social washing») et une souplesse permettant l’arrivée de nouveaux opérateurs. «Il ne faudra pas s’enfermer dans une définition trop stricte, affirme le ministre. Le but est d’encourager, pas de cadenasser.»

L’entreprise sociale selon Emes

Indicateurs de la dimension économique:

  • une activité continue de production de biens et de services;
  • un niveau significatif de prise de risque économique;
  • un niveau minimum d’emplois rémunérés.

Indicateurs de la dimension sociale:

  • un objectif explicite de service à la communauté;
  • une initiative émanant d’un groupe de citoyens;
  • une limitation de la distribution des bénéfices.

Indicateurs de la structure de gouvernance:

  • un degré élevé d’autonomie;
  • un pouvoir de décision non basé sur la détention de capital;
  • une dynamique participative impliquant les différentes parties concernées par l’activité.

Dans ce contexte, la question du «seuil d’entrée» dans le système sera importante. À partir de quel niveau de réalisation de quels critères la structure sera-t-elle reconnue? La question n’est pas encore tranchée mais le cabinet laisse entendre que les structures seront amenées à s’autoévaluer. «À l’entrée, la structure devra voir comment elle remplit tel ou tel critère. Et puis elle devra se donner des objectifs à atteindre», explique le cabinet. L’évaluation de la structure pourrait ensuite se faire sur la base de la réalisation de ces objectifs. Les objectifs pourraient aussi devenir de plus en plus exigeants au fur et à mesure du temps. «Il faudra faire preuve de souplesse pour permettre à l’entreprise de progresser sur ces critères», explique Sébastien Pereau, secrétaire général de ConcertES.

Pour le reste, les statuts de la structure postulante n’auront plus beaucoup d’importance. Elle pourra être une ILDE, une EI, mais aussi une coopérative, un CPAS, voire une SPRL! Pour peu qu’elle remplisse les critères. Une fois qu’elle aura été agréée, la structure se verra labellisée «entreprise sociale» et pourra accéder à une série d’aides (voir encadré).

Ce à quoi auront droit les «entreprises sociales»

Leviers de financement économique et d’accompagnement entrepreneurial

La reconnaissance comme entreprise sociale ouvrira la porte à différents dispositifs de soutien de type économique:

– un taux de subside majoré de 10% dans les aides aux investissements, à la formation ou à la consultance (régime des aides d’expansion économique);

– un appel à projets sera organisé chaque année pour soutenir les projets entrepreneuriaux les plus novateurs. L’appel à projets «Appui aux entreprises sociales innovantes» entame ainsi sa deuxième édition en 2017 avec une dotation de 503.000 euros;

– un accompagnement à l’entrepreneuriat social au sein de la future Agence bruxelloise pour l’accompagnement de l’entreprise et d’agences-conseils;

– un accès aux produits de financement proposés par Finance.brussels (prêts, capital et garantie).

Aides à l’emploi

Pour les objectifs de transition vers le marché du travail et d’insertion, les entreprises sociales pourront bénéficier des emplois subventionnés développés dans le cadre de la future politique Groupes-cibles bruxelloise: Activa, les futurs emplois en économie sociale (fusion PTP et SINE pour un total de 30 millions d’euros), les articles 60.

Financement des programmes d’insertion (actuelles ILDE et EI)

Les ILDE et les EI sont visées par cette disposition spécifique. Elles pourront bénéficier d’un financement approprié et seront requalifiées en entreprises sociales d’insertion.

Ce type de programme d’insertion restera financé par la Région bruxelloise qui donnera une stabilité pluriannuelle (on parle d’un agrément de cinq ans) au financement des projets en tenant compte des moyens budgétaires nécessaires et disponibles. Notons qu’à l’heure actuelle, on évoque un montant de 8.966.000 euros, soit ce qui était déjà dédié à l’ordonnance de 2004 relative aux ILDE et aux EI. La Fébisp souhaiterait monter à 12 millions, qui constituait déjà le chiffre régulièrement cité afin que l’ordonnance de 2004 «tourne à plein régime». «La question des moyens est importante, nous dit-on du côté de la Fébisp. De nouveaux agréments seront-ils possibles? Est-ce que les structures d’insertion pourront continuer à grandir?»

Les entreprises sociales d’insertion bénéficieront également d’un mandatement spécifique comme entreprises sociales «d’insertion» en respect des règles européennes en matière de services d’intérêt économique général (SIEG).

Notons qu’elles auront aussi accès aux leviers de financement et aux aides à l’emploi évoquées plus haut.

Représentation au sein du Conseil économique et social de la Région de Bruxelles-Capitale

Les entreprises sociales disposeront également d’un lieu de représentation au sein du Conseil économique et social de la Région de Bruxelles-Capitale.

Vers une dilution de l’économie sociale?

Cette ouverture soudaine à de nouveaux opérateurs – singulièrement les SPRL – pourrait-elle entraîner une «dilution» de l’économie sociale? Ce dossier risque en tout cas de raviver de vieilles craintes auprès d’une partie du secteur de l’économie sociale. L’opposition entre économie sociale et entrepreneuriat social n’est pas neuve. Pour ses partisans, l’entrepreneuriat social serait en fait le versant entrepreneurial de l’économie sociale. «Il s’agit d’une lecture entrepreneuriale d’une réalité envisagée le plus souvent sur son versant social», nous expliquait en juillet 2015 Jacques Defourny, directeur du Centre d’économie sociale de l’Université de Liège et cofondateur d’Emes (voir «Il était une fois l’économie sociale et l’entrepreneuriat social», Alter Échos n°406 du 8.07.2015). Pour ses opposants, il s’agirait d’une perversion des principes fondateurs de l’économie sociale, transformée en social business, sorte de business traditionnel au service d’une finalité sociale parfois discutable.

«Il serait dommage d’ouvrir le secteur et puis de ne rien faire pour le faire connaître», Sébastien Pereau, ConcertES.

À Bruxelles pourtant, les fédérations impliquées dans le dossier de l’ordonnance semblent toutes assez confiantes. Il faut dire qu’elles ont été consultées en amont, ce que toutes soulignent positivement. Du côté de ConcertES, on déclare être «dans une vision large et positive» de l’économie sociale. «Il ne sert à rien d’être réducteur, il faut mettre en place des dispositifs permettant aux entreprises d’intégrer les principes des l’économie sociale», explique Sébastien Pereau. Pour lui, le fait que l’on se réfère à la définition d’Emes est plutôt rassurant. «Je ne vois donc pas de risques de dilution. Il y aurait un risque si on se dirigeait vers le social business. Mais avec la définition, je suis rassuré.» Même son de cloche du côté de SAW-B, où l’on se déclare «plutôt satisfait de l’ambition de soutenir un cadre plus large», et de Fébecoop. Pour cette dernière, l’ouverture du cadre aux coopératives constitue une aubaine. «C’est une belle reconnaissance du renouveau coopératif», souligne-t-on. Même la Fébisp, que l’on aurait pu croire plus mitigée – elle représente les EI et les ILDE –, ne semble pas s’opposer à l’élargissement proposé. «Nous nous étions déjà positionnés en faveur de l’élargissement du cadre de l’économie sociale», nous dit-on.

Quant à l’opposition, elle ne dézingue pas non plus le texte. Arnaud Pinxteren (Écolo) avait été très actif sous l’ancienne législature dans le dossier de l’ordonnance économie sociale, ferraillant parfois avec Benoît Cerexhe. Il y a un an, il avait également déposé une proposition d’ordonnance «coupole», reprenant notamment les coopératives et proposant un appel à projets pour soutenir des projets innovants. Pour lui, la note d’orientation est «plutôt intéressante. Elle décloisonne l’économie sociale et appréhende ses différentes réalités. Il y a actuellement un foisonnement de projets qui existent et qui ne se retrouvent pas dans les structures actuelles. Mais attention, cela ne veut pas dire non plus qu’il faille diluer les spécificités de certaines structures, comme les EI ou les ILDE».

Des bémols malgré tout

Cette belle unanimité n’empêche pas ces intervenants d’émettre quelques bémols. Concernant le calendrier tout d’abord. Le cabinet Gosuin entend disposer d’un texte d’ordonnance avant l’été. Puis il prévoit de s’attaquer aux arrêtés. Un agenda qui paraît court pour tout le monde.

Autre point d’attention: la promotion du secteur. Pour tous nos intervenants, il ne faudra pas oublier de prévoir des moyens à ce niveau. «Il serait dommage d’ouvrir le secteur et puis de ne rien faire pour le faire connaître», souligne Sébastien Pereau. Il faudra également clarifier l’articulation de l’ordonnance avec Coopcity, le tout nouveau centre dédié à l’entrepreneuriat social mis sur pied à Bruxelles. Pour Marie-Caroline Collard, directrice de SAW-B, il s’agira aussi de voir si un opérateur externe ne pourrait pas aider les entreprises à s’autoévaluer. Elle se pose également la question de savoir qui vérifiera les agréments. «S’il s’agit de l’administration, en a-t-elle les moyens?», s’interroge-t-elle.

Enfin, la Fébisp note que des questions peuvent aussi se poser en ce qui concerne les aides à l’emploi auxquelles tous les opérateurs pourront avoir accès. «Ils auront ainsi accès à l’aide qui résultera de la fusion entre les PTP et les Sine (voir encadré). Or les Sine et les PTP bénéficiaient grandement aux acteurs de l’insertion… Cela risque de créer un problème.»

 

En savoir plus

«Une nouvelle «nouvelle ordonnance» pour l’économie sociale bruxelloise», Alter Échos n°418, 24.02.2016, Julien Winkel.

«Économie sociale: l’ordonnance amendée», Alter Échos n°335 du 30 mars 2012, Julien Winkel.

«Un dernier petit tour pour l’ordonnance économie sociale?», Alter Échos n°331, 03.02.2012, Julien Winkel.

«Économie sociale bruxelloise: un projet d’ordonnance fortement modifié?», Alter Échos n°317 du 12.06.2011, Julien Winkel.

«L’ordonnance économie sociale attend Godot», Alter Échos n°309 du 6.02.2011, Julien Winkel.

 

 

 

 

Julien Winkel

Julien Winkel

Journaliste (emploi et formation)

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