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Regard critique · Justice sociale

Migration

De père non reconnu

Depuis le 1er avril, une nouvelle loi permet à tout officier de l’état civil de refuser d’acter une reconnaissance de paternité sur la seule base du soupçon de «fraude migratoire». Estimant que cette loi contrevient à l’intérêt supérieur de l’enfant, onze associations ont introduit un recours auprès de la Cour constitutionnelle.

© Chris Benson/Unsplash

Depuis le 1er avril, une nouvelle loi permet à tout officier de l’état civil de refuser d’acter une reconnaissance de paternité sur la seule base du soupçon de «fraude migratoire». Estimant que cette loi contrevient à l’intérêt supérieur de l’enfant, onze associations ont introduit un recours auprès de la Cour constitutionnelle.

Après avoir organisé sa lutte contre les mariages blancs, gris et les cohabitations légales de complaisance, l’État belge vient de se doter d’un nouvel outil législatif pour contrecarrer les «bébés papiers». Portée par le secrétaire d’État à l’Asile et à la Migration Theo Francken (N-VA) et par le ministre de la Justice Koen Geens (CD&V), la loi sur les reconnaissances frauduleuses, adoptée par les parlementaires le 13 juillet 2017, est entrée en application le 1er avril dernier. Face A, elle vise à lutter contre la «fraude migratoire»: des hommes reconnaîtraient des enfants dans l’unique but d’obtenir un titre de séjour régulier pour eux-mêmes, cet enfant et/ou la mère de cet enfant. Face B, elle révèle la course en avant d’un État qui instrumentalise l’outil législatif au profit d’une politique visant à décourager toute installation sur le territoire – fraude ou pas fraude.

Une loi inutile

Désormais, en Belgique, un officier de l’état civil peut donc refuser la reconnaissance d’un enfant hors mariage par son père sur la base du seul soupçon. Autrement dit à la tête du client. «Avant l’entrée en vigueur de cette loi, l’officier de l’état civil pouvait déjà solliciter l’intervention du procureur du Roi, mais il devait d’abord acter la reconnaissance, explique Alchivie Docketh, juriste au service Droit des jeunes (SDJ), une des associations ayant introduit le recours contre cette nouvelle loi. Ensuite, le procureur du Roi remettait un avis non contraignant et sur la base de cet avis, le tribunal pouvait annuler la reconnaissance. Par cette annulation, la personne perdait son droit au séjour.»

«On parle de recrudescence des reconnaissances abusives, mais ce prétendu fléau n’est pas documenté.» Jean-Marc Picard, avocat en droit des étrangers.

Pour Jean-Marc Picard, avocat spécialisé en droit des étrangers et représentant de l’Ordre des barreaux francophones et germanophone (OBFG), autre association signataire du recours, cette loi relève donc de la pure «propagande»: «D’abord, cette loi n’est basée sur aucun chiffre. On parle de recrudescence des reconnaissances abusives, mais ce prétendu fléau n’est pas documenté. Ensuite, s’il y a une reconnaissance abusive, il y a déjà tout ce qu’il faut dans la loi.» Bernard De Vos, délégué général aux Droits de l’enfant, explique de son côté qu’en voulant lutter contre la fraude – «des personnes qui veulent tirer profit de la situation très précaire des migrants en monnayant des reconnaissances de paternité…» –, on oublie une autre réalité: «Il y a de très belles histoires d’amour liées à la migration! Pensons à toutes les rencontres qui se font aujourd’hui par l’entremise des initiatives citoyennes. Est-ce que ces couples mixtes devront nécessairement voir la naissance de leur enfant entachée d’un soupçon?»

Refus d’acter

Jusqu’à présent, peu de cas de «fraudes» ont en réalité été portés devant les juridictions; moins encore ont abouti à une annulation. «Entre 2010 et aujourd’hui, on compte sept cas d’annulation… pour la bonne raison que le tribunal de la famille, formé et expérimenté, était en mesure de faire la balance entre l’intérêt de l’État et l’intérêt supérieur de l’enfant. Même dans les cas supposés de fraude, si l’enfant pouvait tirer bénéfice de cette reconnaissance, il n’y avait pas d’annulation», poursuit Alchivie Docketh. Une situation qui n’a pas manqué de déplaire aux 19 communes bruxelloises qui, dès 2016, ont porté la question à l’agenda politique en interpellant Koen Geens. «Dès avant cette nouvelle loi, certaines communes – essentiellement à Bruxelles – refusaient de manière tout à fait illégale d’acter des reconnaissances. Elles envoyaient directement les dossiers auprès du procureur du Roi pour avis, avec des délais qui allaient jusqu’à trois ans… J’ai souvent été amenée à faire des mises en demeure pour que les communes respectent la loi. Dans la plupart des cas, elles obtempéraient… jusqu’à ce que cette loi soit votée en juillet dernier: leurs pratiques illégales ont alors repris en toute impunité.» La juriste ne se fait d’ailleurs aucune illusion sur les objectifs poursuivis: «Quand je les rappelais à l’ordre, ces communes me disaient explicitement en avoir marre d’être des communes ‘à poubelles’. À aucun moment, je n’ai entendu qu’elles avaient des soupçons de fraude! Elles voulaient tout simplement décourager les étrangers sans papiers.»

Le premier échevin à la Ville de Bruxelles, Alain Courtois (MR), a ainsi été récemment cité en justice pour avoir refusé d’enregistrer une reconnaissance de paternité: en 2016, il avait déjà refusé le mariage à ce même couple belgo-tunisien. «1000 Bruxelles» est bien connue pour avoir accumulé ces refus intempestifs, allant même jusqu’à refuser une reconnaissance de paternité pour l’un de ses employés du service des impôts, dont la compagne était sans titre de séjour légal… C’est encore cette commune qui a refusé d’acter la reconnaissance en paternité d’un homme travaillant en Belgique depuis 15 ans, avec un titre de séjour régulier, alors que la survie de ses jumelles nées prématurément, tout comme celle de leur mère, était menacée. «La mère, sans titre de séjour, était en soins intensifs; ses jumelles en couveuse, explique Alchivie Docketh. Cet homme apprend par sa mutuelle qu’il doit se rendre à la commune pour établir la filiation et voir ces soins remboursés: sans mutuelle, le montant se chiffrait à 5.000-6.000 euros… À la commune, on lui dit que ce n’est pas possible, qu’il faut d’autres documents, on le fait revenir, on lui raconte autre chose, on le promène… Ainsi de suite sans jamais acter. Il était à bout de souffle. Pour finir, j’ai dû produire des photos de ses filles avec leurs tuyaux partout et des attestations d’infirmières et de médecins prouvant que cet homme était bien là tous les jours, et qu’il était là à l’accouchement», raconte-t-elle.

Un recours et des dégâts

Faudra-t-il désormais systématiquement en passer par cet argumentaire émotionnel pour convaincre de sa «bonne foi»? «On vous demande de prouver un lien avec un enfant, alors que cet attachement dès la naissance est à la fois dépendant de critères intimes et culturels», commente Alchivie Docketh. Car précisons-le: entre autres choses, la nouvelle loi stipule qu’il n’est plus suffisant d’être le père «biologique» pour que la reconnaissance soit actée. Le test ADN, c’est bien, mais il faudra encore prouver que l’enfant n’a pas été conçu dans le but d’obtenir un titre de séjour… «Il est déjà problématique de réduire la question de la parentalité à la responsabilité génétique. Cela va à l’encontre de nos réalités actuelles, commente Bernard De Vos. Mais la perversion absolue, c’est de remettre aussi en cause la légitimité de ce lien biologique, historiquement considéré comme le plus fort.»

Même si la loi est retirée, nul doute que la N-VA la brandira comme un de ces nombreux faits d’armes en matière de lutte contre la «fraude migratoire».

Pour Jean-Marc Picard, qui ne s’étonne plus de la «proactivité terrible» du secrétaire d’État à l’Asile et à la Migration, un pas supplémentaire vient d’être franchi. «Depuis 30 ans, je constate que les dossiers avec des enfants sont ceux dans lesquels l’Office des étrangers lève un peu le pied… Or ici, on ne s’est pas posé la question de ce qu’il allait advenir de ces enfants. L’article 22 bis de notre Constitution stipule pourtant que quand des enfants sont concernés par une décision de justice ou une loi, c’est leur intérêt qui doit primer sur le reste.» Tel est l’argument principal du recours introduit le 3 avril dernier, après que le Conseil d’État lui-même avait estimé que cette loi ne respectait ni la Constitution ni la Convention internationale relative aux droits de l’enfant. «Par conséquent, je pense que le recours a beaucoup de chance d’aboutir, estime Jean-Marc Picard. Mais la Cour constitutionnelle met plus ou moins un an à se prononcer…» Un an? Ce sera pile le moment des élections fédérales. Même si la loi est retirée, nul doute que la N-VA la brandira comme un de ces nombreux faits d’armes en matière de lutte contre la «fraude migratoire». Cynisme de l’histoire: le cabinet Francken se doute certainement de l’issue. «J’ai beaucoup de reproches à faire au secrétaire d’État, mais pas que ce soit un idiot, commente encore Jean-Marc Picard. Aujourd’hui, il a une équipe de 20 juristes, dont certains viennent du Conseil d’État… Ces professionnels aguerris doivent bien se dire qu’il y aura une annulation. C’est un coup politique, mais un coup politique qui aura le temps de causer quelques drames.»

En savoir plus

«Mariages blancs: les communes jouent avec la loi, l’anticipent, la détournent», Alter Échos n° 462, 20 mars 2018, Martine Vandemeulebroucke.

«Se dire ‘oui’, ce parcours du combattant», Alter Échos n° 462, mars 2018, Renaud De Harlez.

Julie Luong

Julie Luong

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