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Regard critique · Justice sociale

Enseignement

Accueil extrascolaire : le temps oublié

L’accueil extrascolaire, ce «troisième lieu de vie des enfants», est fondamental pour l’apprentissage et le bien-être. En Belgique francophone, en dépit du décret de 2003 relatif à la coordination de l’accueil, il se caractérise par un sous-financement structurel. Quant au personnel de terrain, souvent précaire, il souffre d’un manque de formation et de reconnaissance.

Aliénor Debrocq 11-12-2023 Alter Échos n° 514
(c) Ph. Saget
(c) Ph. Saget

Trente silhouettes d’enfants suivent docilement la ligne jaune tracée au sol, le long d’un couloir qui mène au sous-sol d’une école maternelle et primaire saint-gilloise. La sonnerie de midi vient de retentir dans le préau et des relents de soupe s’échappent déjà des portes du réfectoire, dont les fenêtres à ras du béton donnent sur la cour de récréation. La salle aux murs de briques est vaste: voûssettes, colonnes, tables et portemanteaux rythment l’espace où s’installent les petits. L’ambiance est plutôt calme pour ce premier service, qui rassemble les classes d’accueil et de première maternelle. Nadia, la référente du personnel accueillant, aide les plus jeunes à s’installer. Quinze minutes plus tard, c’est la cohue: les petits partent aux toilettes puis à la sieste, cédant la place aux «grands» de deuxième et troisième maternelle. Les tables sont rapidement débarrassées dans un véritable capharnaüm tandis que les cuistots s’affairent, recommencent à remplir les assiettes. «Aujourd’hui, c’est plus calme que les autres jours!», lance Nadia en souriant. En poste dans cette école depuis plus de quinze ans, elle a commencé ici comme maman bénévole quand ses enfants étaient petits: «Je n’avais pas l’intention de travailler, seulement quelques heures par semaine, c’est parti comme ça», se souvient-elle. Aujourd’hui ses enfants sont grands et elle est à temps plein: «Je m’occupe de l’accueil du matin, du midi et du soir. J’ai des horaires coupés. Je commence à 7 h 30, je reviens sur le temps de midi, puis de 15 h 30 à 18 h. Tous les jours, mercredis compris.» Elle reconnaît que ce rythme n’est pas idéal mais elle habite à deux rues, alors ça ne la dérange pas, elle est habituée. Quand elle était plus jeune, elle étudiait la littérature à l’université: «J’étais censée devenir prof de langues ou traductrice mais j’ai fait une interruption pour me marier et venir en Belgique et je n’ai jamais pu reprendre», explique-t-elle avant de conclure: «J’ai l’habitude avec les enfants, j’ai des facilités avec eux. Ce métier, il faut aimer le faire…»

Parking à enfants ou Accueil Temps libre

Sans jamais se départir de son calme ni de son sourire, Nadia va d’une table à l’autre, règle un problème à la fois. Elle est assistée dans sa tâche par plusieurs élèves de 5e primaire: «Elles viennent aider les petits pendant le repas chaud, ça les responsabilise, ce sont elles qui demandent.» Quand les enfants de primaire arrivent à leur tour, Nadia s’éclipse: «Je dois aller voir dans la cour si tout se passe bien.» Elle reviendra un peu plus tard renforcer l’autre équipe. Plus l’âge des enfants présents augmente, plus la cacophonie règne… À la fin du dernier service, une éducatrice s’énerve, exige le silence: elle crie sur les enfants, les menace, sort un sifflet, s’époumone et finit par noter les noms des plus bruyants dans son téléphone: «Tous ceux que j’ai cités, vous viendrez me voir dans mon bureau à la fin de la récréation!»

«J’ai l’habitude avec les enfants, j’ai des facilités avec eux. Ce métier, il faut aimer le faire…»

Nadia, accueillante à Saint-Gilles

Cette attitude excédée de professionnels à bout de forces, nombreuses sont les personnes à l’observer sur le terrain: «Beaucoup de parents témoignent que ça se passe tellement mal pour leur enfant à la cantine ou à la garderie qu’il ne veut plus aller à l’école parce que la madame crie», alerte Annick Faniel, sociologue et coordinatrice du CERE (Centre d’expertise et de ressources pour l’enfance). Parfois encore considérée comme un parking à enfants, ce qu’on appelle bien souvent la «garderie» regroupe les moments où les enfants sont pris en charge par un autre personnel que les enseignants, souvent peu qualifié. En 2003, Jean-Marc Nollet, alors ministre de l’Enfance, avait voulu repenser tout le secteur de l’Accueil Temps libre (ATL), qui regroupe l’accueil extrascolaire, les écoles de devoirs et les centres de vacances de 3 à 12 ans, régis par trois décrets distincts. L’objectif était de tendre vers un accueil de qualité pour tous les enfants et de valoriser ces moments souvent perçus comme latents, entre l’école et la maison. Mais aujourd’hui, même si 90% des communes de la Fédération Wallonie-Bruxelles ont choisi de rallier ce décret incitatif1, on fête ses 20 ans sans gâteau ni bougies tant le manque de moyens, de valorisation et de formation demeure criant. La subvention à laquelle l’ONE donne droit pour financer les temps non scolaires reste très faible: 60 cents par jour de présence par enfant. Un montant largement insuffisant pour que les écoles puissent organiser l’accueil extrascolaire dans de bonnes conditions. Le temps de midi n’apparaît en outre toujours pas dans les textes officiels: il incombe à chaque école de le financer comme elle peut.

Des réalités disparates

Sur le terrain comme dans les cabinets ministériels, tous et toutes s’accordent sur ce point: l’accueil extrascolaire reste le parent pauvre de l’éducation, rassemblant une diversité de contrats d’engagement difficiles à comprendre, des réalités éclectiques et peu de budget. Un sous-financement structurel qui va de pair avec un manque de qualification et de reconnaissance du personnel, majoritairement féminin, peu diplômé, souvent en réinsertion professionnelle.

Engagé sous des statuts précaires (ALE, PTP, articles 60, parfois bénévoles), ce personnel de l’ombre se situe bel et bien dans la zone grise de l’emploi: «La réalité du travail est très éloignée du droit social», affirme Laurence Paulet, directrice du FRAJE (Formation et Recherche – Accueil du Jeune Enfant). Rares sont les personnes qui bénéficient d’un CDI, hormis des éducatrices et éducateurs contractualisés auprès de quelques communes. Or ce manque de stabilité a des conséquences directes sur les possibilités de formation continue, donc sur la professionnalisation du secteur: «On constate une rotation de personnel très importante. Le plus gros problème, c’est le manque de statut», conclut-elle, insistant sur le fait que créer ce statut permettrait de donner accès aux mêmes droits qu’à tous les travailleurs salariés.

«Beaucoup de parents témoignent que ça se passe tellement mal pour leur enfant à la cantine ou à la garderie qu’il ne veut plus aller à l’école parce que la madame crie.»

Annick Faniel, coordinatrice du CERE

Tirant la sonnette d’alarme, un rapport publié par l’Observatoire de l’enfance en 2022 renchérit: «Tant que des personnes sans qualification pourront s’occuper d’enfants et en l’absence de la mise sur pied d’un véritable statut professionnel pour les accueillant·es extrascolaires, la situation dans le secteur ne pourra s’améliorer», concluant: «Il semble plus que jamais vital de repenser l’accueil extrascolaire et, surtout, de lui donner les moyens financiers sans lesquels il ne peut fonctionner adéquatement et ambitionner d’apporter de véritables bénéfices pour tous les enfants qui le fréquentent2 Des revendications que l’on retrouve dans la bouche de tous les opérateurs et observateurs ayant à cœur de dénoncer la réalité d’un secteur qui, s’il a beaucoup évolué, reste prisonnier d’une réalité socioéconomique peu reluisante, malgré les promesses faites par les ministres Bénédicte Linard et Caroline Désir, associées dans un projet de décret-cadre dont les objectifs sont le renforcement de l’accessibilité de l’ATL, l’amélioration des conditions de travail et le décloisonnement entre éducation formelle et informelle. Mais les trois secteurs de l’ATL ont refusé ce projet de réforme, trop vague dans sa formulation. Rien ne se concrétisera dès lors avant le prochain gouvernement… Oublié du Pacte d’excellence, qui ne concerne que les temps scolaires, ainsi que de la réforme des rythmes annuels mise en place en 2022, l’accueil extrascolaire continue à souffrir d’un manque de moyens et d’intérêt criant de la part du monde politique…

Un métier naturel?

Depuis plusieurs années, Annick Faniel pointe le danger des postures inadéquates, qui peuvent casser la confiance des enfants face aux adultes. Selon elle, une posture professionnelle réfléchie est nécessaire pour travailler en présence d’enfants et favoriser leur développement: «L’accueil extrascolaire véhicule de nombreux clichés. On considère à tort que c’est un métier qui se veut ‘naturel’. Faut-il vraiment être formé pour changer un enfant ou couper sa viande?» En tant que sociologue, elle sait combien cette représentation est problématique: «On constate partout l’explosion du harcèlement scolaire mais on ne tient pas compte de l’importance des personnes qui accompagnent la socialisation fondamentale de l’enfant. L’école c’est du construit, ce n’est pas naturel: les cours de récréation sont des espaces de socialisation. Les enfants ont besoin d’y être accompagnés. Les écouter est primordial.»

Responsable de nombreux apprentissages, l’accueil extrascolaire contribue au développement, à l’émancipation et au bien-être des enfants à travers ce qu’on nomme l’éducation informelle, complémentaire à l’éducation formelle (scolaire). L’«alliance éducative» revendiquée par Annick Faniel, soit le lien entre la maison et l’école, est garante de ce continuum. Elle est aujourd’hui considérée comme essentielle dans la réduction des inégalités. Or l’accueil extrascolaire doit constituer l’interface entre l’école et la maison car, pour intégrer la culture de l’école et ses exigences, il faut réfléchir à la façon dont on accueille les familles, pas seulement les enfants… «On travaille ainsi de facto sur les inégalités sociales et scolaires», explique la responsable du CERE, pour qui on considère trop souvent les temps extrascolaires comme secondaires: «Ce n’est pas l’école, donc ce n’est pas sérieux, on est dans le jeu.» Cette division largement observée sur le terrain est accentuée par la distinction des compétences ministérielles et a une incidence auprès des parents, qui ne saisissent pas toujours de quoi il retourne et attendent en vain des «productions» sous forme de bricolages. Or, le métier de l’accueillant extrascolaire est centré sur le soin: «C’est dans les interstices que l’accueillant va nouer un lien avec l’enfant, explique Laurence Paulet. Ce travail est souvent infime, invisible. Tout se passe dans le relationnel, la juste posture autour du jeu libre. Parfois, l’accueillant va simplement être assis et avoir une présence adéquate pour le groupe. Voilà pourquoi il est si difficile de quantifier, de visibiliser et de valoriser ce travail. Par contre, quand ces aptitudes ne sont pas là, ça se remarque immédiatement…»

La subvention à laquelle l’ONE donne droit pour financer les temps non scolaires reste très faible: 60 cents par jour de présence par enfant.

À ces difficultés s’ajoute le manque d’encadrement partout observé, aucune norme n’étant légalement imposée: l’ONE recommande de tendre vers un accueillant pour douze enfants, mais aucune obligation ni sanction n’apparaît dans le décret de 2003, la seule règle étant de ne pas revenir en arrière. «Les moyens sont tellement insuffisants qu’on peut trouver des chiffres vraiment hallucinants, avec la plus grande violence des conditions d’accueil concentrée sur le temps de midi», déplore Laurence Paulet. Accueillante à Charleroi depuis dix ans, Julie se confie: «Ce n’est pas possible de bien travailler quand le cadre ne le permet pas. Il y a un manque criant de personnel et de locaux, on est à deux pour encadrer 50 enfants de maternelle. On est comme des robots.» Tombée amoureuse du travail avec les enfants quand elle était assistante maternelle, elle songe pourtant à arrêter: «Mon entourage ne comprend pas pourquoi je fais ce travail, on me renvoie que ce n’est pas un métier par choix, comme si j’avais forcément foiré à un moment ou l’autre de mon parcours!» Engagée sous CDD, Julie preste 14 heures par semaine et gagne environ 650 euros par mois. Fin juin, elle retourne au chômage: «Chaque année, on peut nous changer d’école sans prévenir. On n’acquiert aucune ancienneté.»

Donner un cadre pour briser le cercle

Il arrive parfois qu’une volonté politique locale fasse bouger les lignes. C’est le cas à Ramillies, commune du Brabant wallon qui a choisi tardivement de souscrire au décret ATL pour valoriser le personnel et améliorer ses conditions de travail. «On n’est qu’au début du travail mais, en deux ans, on a déjà réalisé 50% de nos objectifs en termes de contrats, de matériel et d’infrastructure», affirme Michaël Dombret, échevin de la petite enfance et de la jeunesse, qui a placé les douze accueillantes communales sous CDI de 19 heures par semaine: «On travaille dans une logique de sécurisation, de considération et de valorisation. Ces personnes occupent désormais une place plus importante dans la vie de l’école.» Pour briser le cercle vicieux de la hiérarchie entre éducation formelle et informelle, les échevins sont allés encadrer eux-mêmes les enfants pour permettre aux accueillantes de partir en formation: «Ça nous a permis de voir comment ça se passait concrètement. Quand on se rend compte des problèmes au jour le jour, ça change tout. Désormais je comprends mieux le besoin en personnel pour encadrer les repas, le passage aux toilettes et les jeux des enfants», reconnaît Michaël Dombret.

Engagé sous des statuts précaires (ALE, PTP, articles 60, parfois bénévoles), ce personnel de l’ombre se situe bel et bien dans la zone grise de l’emploi.

Cinq cents enfants sont scolarisés au sein des deux écoles de Ramillies. «Sans contrat, il est impossible de bien travailler, même les femmes d’ouvrage communales en ont un! C’est un choix politique et budgétaire vite rentabilisé», note Anne-Françoise Lhonnay, coordinatrice ATL de la commune, qui constate l’accroissement de la motivation du personnel et la baisse des absences pour maladie. «En fin de compte, tout le monde est gagnant, conclut-elle, mais certaines communes continuent à penser qu’il est plus intéressant de fleurir les ronds-points…»

Avec le soutien du Fonds pour le journalisme de la Fédération Wallonie-Bruxelles
  1. 247 sur 272 communes mettent en œuvre le décret ATL, selon les chiffres de l’ONE datant d’octobre 2023. Certaines communes n’ont pas rallié le décret ou en sont sorties en raison d’un «effet pervers»: quand une commune entre dans le décret, l’ONE lui octroie au minimum un mi-temps de coordination ATL, mais la commune s’engage alors à faire mieux d’année en année et à ne pas revenir en arrière sur le taux d’encadrement.
  2. www.grandirabruxelles.be/index.php/2022/08/31/enquete/

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