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Migrations

«Bébés-papiers» et mariages blancs : la galère des couples mixtes

Pour les couples binationaux, se marier, faire reconnaître une cohabitation légale ou une filiation, c’est souvent la croix et la bannière. La Belgique s’est dotée d’un arsenal juridique de plus en plus dur pour encadrer ce qui ouvre le droit au regroupement familial et donc à un titre de séjour. Pourtant, ces lois privent parfois les familles du respect de leurs droits fondamentaux.

«Après avoir légiféré sur les mariages de complaisance, les fraudes se sont déplacées vers les fraudes de cohabitation. Aujourd’hui, ça s’est encore déplacé, vers les fraudes de paternité. C’est un peu comme une fuite d’eau, si vous la colmatez à un niveau, elle tente de s’échapper par un autre. Tous les créneaux pour obtenir un titre de séjour vont être utilisés1 Ces propos, tenus en 2016, sont ceux de Dominique Ernould, porte-parole de l’Office des étrangers. Ils reflètent bien la volonté de la Belgique de contrôler plus fermement les voies d’accès au regroupement familial, à savoir les mariages, les cohabitations légales et les reconnaissances de filiation. En 2021, 43% des visas long séjour (soit 15.317) ont été accordés dans le cadre du regroupement familial. Et 34% des premiers titres de séjour (soit 31.527) ont été délivrés pour des raisons familiales en 20202.

Dernière mesure en date: la «loi bébés-papiers», qui s’inscrit dans la lignée des législations contre les fraudes touchant au regroupement familial, principale voie d’accès légale au territoire belge ou européen. Calquées sur la lutte contre les mariages dits de complaisance, les mesures adoptées dans le cadre de cette loi du 19 septembre 2017 ont pour but de mettre fin aux reconnaissances d’enfants frauduleuses, c’est-à-dire faites dans l’unique but de régulariser l’un des parents ou l’enfant.

Depuis son entrée en vigueur, l’officier de l’état civil d’une commune peut refuser de reconnaître la filiation d’un enfant avec son père (même biologique) ou suspendre une demande qu’il estime frauduleuse. Une circulaire reprend une «combinaison de circonstances» non exhaustives pouvant lui mettre la puce à l’oreille quant à l’existence d’une fraude. Exemples: un père ayant déjà introduit des reconnaissances de plusieurs enfants de femmes différentes; une situation sociale précaire; des procédures de séjour échouées, etc. «On parle bien d’une combinaison d’indices concordants. Mais en pratique, dès qu’un des critères est rempli, la procédure d’enquête est mise en route. C’est excessif, constate Catherine de Bouyalski, avocate spécialisée en droit des étrangers. Car il est très facile de rencontrer au moins un des critères mentionnés dans cette circulaire.»

Un arrêt décevant

L’un des effets pervers de cette loi est l’allongement des délais pour parvenir à faire reconnaître une filiation. L’officier de l’état civil a trois mois au maximum pour établir l’acte de déclaration de reconnaissance. Ce qui constitue un délai non négligeable, à l’échelle de la vie d’un nourrisson. Cristel Capucci, en couple avec Elias Date Masse, Togolais, a été seule une partie de sa grossesse et a dû accoucher sans son compagnon.

«Il n’existe pas de visa permettant à un papa d’être présent à la venue au monde de son bébé. C’est dingue, non? La reconnaissance prénatale étant impossible, on a dû attendre l’accouchement pour lancer la procédure de reconnaissance de paternité. Ça a pris trois mois. Puis il y a encore eu la demande de regroupement familial à lancer. Finalement, mon compagnon a vu sa fille pour la première fois à 2 mois et demi, et puis à 10 mois. Toute cette procédure est très stressante à vivre au quotidien, surtout qu’il peut y avoir des erreurs au niveau administratif et qu’il faut donc être vigilant à chaque instant.»

 

Les lois sur les mariages et les reconnaissances de filiation seraient-elles un moyen de régulation de la migration qui ne dit pas son nom? Pour beaucoup, la réponse est clairement oui.

Heureusement pour le couple, l’officier de l’état civil n’a pas émis de doute. Dans le cas contraire, il aurait demandé l’avis du parquet, ce qui aurait allongé le délai pouvant aller jusqu’à cinq mois supplémentaires. Rappelons que le droit à la vie de famille est consacré par de nombreux traités internationaux signés et ratifiés par la Belgique. Les parents ne peuvent théoriquement pas être séparés de leur enfant. Manifestement, de nombreuses familles ne bénéficient toutefois pas de ce droit.

L’officier de l’état civil de la Ville de Bruxelles, Ahmed El Ktibi (PS), admet que, pour ce qui concerne les reconnaissances de paternité, il y a un «risque d’examiner les dossiers par automatisme, selon les critères qui valent pour les mariages». Les associations constatent un même excès de zèle dans nombre de communes qui demandent systématiquement l’avis du parquet (qui diligentera une enquête de la police), ce qui n’est pas obligatoire. Au contraire, les refus et les surséances devaient rester exceptionnels. Or aujourd’hui, c’est plutôt très fréquent.

«Les grosses communes ont l’habitude de demander l’avis du parquet, mais les petites aussi, car elles ne maîtrisent généralement pas la législation en la matière, rappelle Thomas Evrard, juriste à l’Association pour le droit des étrangers (ADDE). Ce sont les communes de taille moyenne qui appliquent le mieux la loi puisqu’elles gardent leur responsabilité en estimant elles-mêmes les cas où il y a vraiment une suspicion.»

Pour les personnes en séjour irrégulier, la procédure est encore plus automatique. «Souvent, aucun indice de fraude n’est même recherché, les officiers de l’état civil se fondent sur l’unique critère du séjour irrégulier pour surseoir à acter la reconnaissance.» Ce qui est discriminatoire et illégal. D’autant que, contrairement à ce qui a été prévu pour les mariages, une personne sans titre de séjour n’est pas protégée contre un ordre de quitter le territoire durant la procédure d’enquête.

En 2018, onze associations ont introduit un recours auprès de la Cour constitutionnelle pour demander l’annulation de la «loi bébés-papiers» qui ne prévoyait pas de recours spécifique contre un refus de reconnaissance. Et qui, en outre, était considérée comme «discriminatoire et prise en violation de l’intérêt supérieur de l’enfant». Dans une circulaire adoptée à la suite de cette loi, il est indiqué que l’officier de l’état civil a l’interdiction de prendre en considération l’intérêt supérieur de l’enfant dans sa décision.

L’arrêt de la Cour constitutionnelle, rendu le 7 mai 2020, a beaucoup déçu. Il n’a porté que sur l’absence de recours spécifique, et n’annule que très partiellement la loi. De l’avis des associations et des juristes interrogés dans le cadre de cet article, la Cour est restée trop timorée, car elle n’a rien modifié quant à la non-prise en compte de l’intérêt supérieur de l’enfant. «Les juges n’ont pas osé donner un signal fort en sanctionnant cette législation, confie une source qui a préféré rester anonyme. Ils se sentaient sans doute mis sous pression par la nécessité de contrôle des phénomènes de complaisance.» Seule victoire: les couples peuvent désormais introduire un recours contre un refus.

Intrusion dans la vie privée et intime

Tout comme la loi sur les mariages et cohabitations de complaisance, cette législation permet de graves intrusions dans la vie intime des personnes suspectées. Au cours d’entretiens de plusieurs heures, les partenaires sont convoqués tous les deux, mais entendus séparément. Les mêmes questions leur sont posées pour vérifier qu’ils répondent de manière identique.

«On vous demande à quand remonte votre dernier rapport sexuel ou quelles sont vos positions favorites, explicite Brigitte Gaiffe, coordinatrice d’Amoureux, vos papiers!, un réseau de soutien aux couples binationaux. Ils font même exprès d’interroger ces aspects auprès de personnes qui ont une religion et pour qui ces thèmes sont tabous. Même si on dit aux couples qu’ils ont le droit de ne pas répondre à certaines questions, ils ont peur, car cela pourrait être le signe qu’ils ne collaborent pas suffisamment ou qu’ils ont quelque chose à cacher.» Certains policiers iraient même plus loin en tentant d’instiller le doute chez le membre du couple qui a le titre de séjour. «Ils se permettent de dire ‘Mais vous n’avez rien à faire avec un musulman, vous n’êtes pas de la même culture’, indique Nicha Mbuli, juriste au MRAX (Mouvement contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie). On ne ressort pas indemne de ce genre d’audition.»

 

«Dans certaines communes bruxelloises, il y a des agents qui se posent en garants des frontières. Certains font des rapprochements entre la figure du migrant et celle du parasite.»

Maïté Maskens, anthropologue

Anna Duron, avocate française basée à Ixelles et en couple avec un Zimbabwéen, peut en témoigner. Ils ont d’abord été entendus par des agents communaux, un agent de quartier est passé au domicile et la police les a auditionnés. «À la commune, la personne nous a dit avoir suspendu la demande de cohabitation légale, le temps de l’enquête policière. On m’a dit de manière condescendante: ‘C’est pour votre protection, vous êtes peut-être sous influence, il y a beaucoup d’histoires bizarres.’» Choquée, Anna cherche à obtenir des informations sur l’enquête dont ils feront l’objet. En vain. «Vous ne savez pas ce qu’ils sont en train de chercher, à qui ils parlent, comment vous préparer et ce qu’ils font de vos données. C’est l’opacité totale.»

Épreuve stressante, l’enquête de police se déroule sans heurts. Anna sait qu’être du métier a sans doute été déterminant. «On a reçu une convocation de police pour suspicion de fraude à la cohabitation légale. Vous êtes présumé avoir consulté un avocat avant l’audition au poste… Qui a lieu le lendemain matin. C’est hallucinant! La plupart des gens n’ont ni les moyens ni les contacts. Même moi, en tant qu’avocate qui dispose d’un réseau, j’ai eu du mal à convaincre un confrère d’assister mon compagnon. Imaginez pour quelqu’un qui ne connaît personne et qui est effrayé…»

Les lois sur les mariages et les reconnaissances de filiation seraient-elles un moyen de régulation de la migration qui ne dit pas son nom? Pour beaucoup, la réponse est clairement oui. «Il y a des agents qui m’ont dit jouer sur les délais et entretenir une forme d’opacité de façon volontaire pour ne pas aider les gens», affirme l’anthropologue Maïté Maskens, qui a partagé la vie de bureau d’agents communaux bruxellois chargés de la lutte contre les mariages dits de complaisance, dans le cadre d’une recherche, de 2012 à 2013.

Elle voulait comprendre l’interprétation de la loi et de la circulaire que font les agents au quotidien. Et note une hausse de l’aspect répressif dans les pratiques ainsi que le caractère systématique des entretiens menés par la commune. «Ce qui m’a intéressée, ce sont les critères implicites qui sont de l’ordre du ressenti, les croyances et conceptions qu’avaient les agents du couple, de l’amour, de la famille. Les fonctionnaires font avec leur propre expérience de la vie, mais aussi de leur métier. Certains considèrent être au service des gens, donc ils n’insistent pas. D’autres prennent cette lutte à cœur pour des raisons personnelles, ils se montrent zélés, car ils ont l’impression que les gens profitent du système.»

Se faire traiter comme un vaurien

Dans ce contexte, la personnalité de l’officier de l’état civil (qui a ici les pleins pouvoirs puisque l’avis du procureur du Roi n’est pas contraignant) est déterminante. Il possède un pouvoir discrétionnaire immense qui explique la disparité des pratiques. Et Axel Winkel, chercheur au Centre permanent pour la citoyenneté et la participation (CPCP), de donner un exemple: «À la Ville de Bruxelles, il y a eu un changement dans la manière de fonctionner quand le nouvel échevin Ahmed El Ktibi (PS) est arrivé. Il choisit de faire une préanalyse plus fine avant de renvoyer vers le parquet.» Il en allait tout autrement du temps de son prédécesseur Alain Courtois (MR), qui défendait une ligne plus dure et qui a été cité en justice pour avoir refusé d’enregistrer une reconnaissance de paternité.

Anna Duron, qui a été confrontée au regard jugeant des agents communaux, se souvient: «On me regardait de haut parce qu’étant en couple avec un Africain, je ne devais pas être fute-fute. Et lui, il était vu comme celui qui veut un titre de séjour à tout prix. J’ai plus de 40 ans et il en a presque 50. On n’est plus des gamins. Il avait une situation dans son pays, alors se faire traiter comme un vaurien en Europe, il n’en avait pas besoin.»

«On me regardait de haut parce qu’étant en couple avec un Africain, je ne devais pas être fute-fute. Et lui, il était vu comme celui qui veut un titre de séjour à tout prix. J’ai plus de 40 ans et il en a presque 50. On n’est plus des gamins. Il avait une situation dans son pays, alors se faire traiter comme un vaurien en Europe, il n’en avait pas besoin.»

Anna Duron

L’anthropologue Maïté Maskens a noté qu’il régnait un climat d’islamophobie et de racisme dans certaines communes bruxelloises, qui ne peuvent être citées dans cet article. «Il y a des agents qui se posent en garants des frontières. Certains font des rapprochements entre la figure du migrant et celle du parasite.»

Elle a par ailleurs observé qu’une vision romantique guidait les entretiens. «Il y a un détournement de la lutte contre les mariages de complaisance dans le cadre d’un projet civilisationnel. On veut éviter que les gens aient d’autres formes d’unions. Les agents trouvaient par exemple que les mariages arrangés n’étaient pas une bonne base pour former un couple. Dans leur esprit, un mariage romantique est moralement supérieur à un mariage arrangé. Or, ces derniers suivent une certaine logique.»

Par ailleurs, le Code civil n’interdit pas que l’un des objectifs du mariage soit l’obtention d’un titre de séjour, il faut simplement que cela ne soit pas l’unique intérêt de l’union. «On peut tout à fait être amoureux et se dire qu’on va se marier pour rester ensemble. Or, pendant l’enquête, si on dit ça, l’officier va en conclure que c’est un mariage de complaisance», constate Nicha Mbuli.

En définitive, les lois en matière de mariage, de cohabitation ou de reconnaissance de filiation frauduleuses ont-elles une raison d’être? L’avocate Catherine de Bouyalski rappelle que la loi du 15 décembre 1980 sur le séjour contient déjà des mécanismes de sanction qui permettent de refuser ou de retirer un titre de séjour sur la base de la fraude, ainsi que d’annuler les unions ou les reconnaissances considérées comme frauduleuses.

Pas de chiffres probants

Ce qui pose fondamentalement problème aux personnes actives dans la défense des droits accordés aux étrangers, c’est que ces mesures législatives ont été créées sans statistiques claires déterminant l’ampleur de ces phénomènes. «Cela est vrai pour les mariages de complaisance, mais encore plus pour les reconnaissances de filiation», note Axel Winkel. Nous n’avons pu obtenir les chiffres à l’échelle du pays, mais, à la Ville de Bruxelles (seule commune à nous avoir répondu), sur les 1.738 reconnaissances depuis janvier 2022, 162 dossiers concernent des étrangers susceptibles d’obtenir un avantage sérieux en matière de séjour, 18 ont été transmis au parquet après un contrôle interne et quatre ont finalement été refusés. Les cas frauduleux sont donc très rares, en réalité.

Dans les travaux préparatoires de la «loi bébés-papiers», le législateur parle de phénomène en recrudescence. Ni la police ni les cours et tribunaux ne peuvent pourtant produire de chiffres probants. D’après une étude du Service droit des jeunes, même l’Office des étrangers admet que «les données chiffrées concernant cette problématique manquent cruellement». Malgré cela, il souligne la présence de «plusieurs cas flagrants» montrant l’importance de lutter contre cette fraude. Selon le tissu associatif et les avocats travaillant sur ces matières, la loi a davantage été élaborée dans une ambiance de suspicion à l’égard des étrangers.

«On parle de X enquêtes par an, mais il y a ouverture d’enquête dès qu’il y a une demande d’informations auprès de l’Office des étrangers. Or, c’est automatique et obligatoire dès qu’une des personnes est dans une situation irrégulière ou précaire», rappelle Axel Winkel. L’enquête n’est pas synonyme de mariage frauduleux. «Pour ce qui est du nombre de filiations refusées par rapport au nombre d’enquêtes ouvertes, on a un ratio d’environ 10% entre 2018 et 2020, soit le même taux que pour les mariages ou cohabitations.» Peu de procédures aboutissent donc à des décisions de refus, au final. Ce qui pose la question de la proportionnalité et de la nécessité de ces mesures législatives. Surtout que les refus des officiers de l’état civil ne représentent que la première étape de la procédure (car il y a une possibilité de recours) et ne sont donc pas un indicateur suffisant de la récurrence des fraudes.

Dans les travaux préparatoires de la «loi bébés-papiers», le législateur parle de phénomène en recrudescence. Ni la police ni les cours et tribunaux ne peuvent pourtant produire de chiffres probants.

«Les chiffres sur le nombre d’enquêtes menées, qui sont repris dans les médias, sont plutôt représentatifs de l’ampleur des contrôles et de la suspicion généralisée», poursuit Axel Winkel. De son côté, Thomas Evrard, juriste à l’ADDE, déplore: «On mobilise un personnel considérable et on dépense des coûts inimaginables pour ne finalement détecter que quelques cas vraiment frauduleux.»

Une situation que confirme Anna Duron: «Un inspecteur de police m’a dit que, dans plusieurs communes de Bruxelles, à partir du moment où deux non-Belges (et surtout s’il y a un Noir dans l’histoire) demandent une cohabitation légale, elles lancent une enquête. Et la police en a ras le bol, car, dans la plupart des cas, il n’y a pas de problème. Ça devient infernal, car les policiers ont autre chose à faire… C’est une vraie perte de temps.»

Nicha Mbuli, juriste au MRAX, conclut amèrement: «Il y a sûrement une personne sur 100 qui a vraiment voulu détourner la loi, mais, à cause de cette personne, les autres sont en train de pâtir d’une politique qui les dénigre et les pointe du doigt.»

 

Sang-Sang Wu

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