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Regard critique · Justice sociale

Rond-point Schuman

«Les discussions autour de la migration manquent souvent de bon sens»

Alors que les élections européennes se profilent, le Vénitien Alberto-Horst Neidhardt, 36 ans, directeur du programme sur la migration et la diversité à la European Policy Center (EPC) à Bruxelles, revient sur les défis et les opportunités qui entourent l’accueil de migrants sur le Vieux Continent. Selon l’expert, l’Europe devrait élargir sa focale pour comprendre que les flux migratoires sont une force, pas une menace.

Alter Échos: Pourquoi avoir choisi de consacrer votre carrière aux questions en lien avec la migration?

Alberto-Horst Neidhardt: Je suis originaire de Venise, et, pendant la Seconde Guerre mondiale, mon grand-père paternel a été ballotté entre l’Italie et l’Allemagne, avant que ma famille ne s’installe finalement en Italie. Mais il s’est toujours senti étranger, partout. Cette facette de mon histoire reste présente dans un coin de mon esprit.

J’ai travaillé en tant qu’universitaire et donne toujours des cours à Anvers, mais j’ai voulu me détacher du monde académique pour aller vers quelque chose de plus dynamique. Je suis fasciné par la manière dont les migrations transforment l’Europe. Je voulais faire partie de ceux qui essayent de percer ce défi complexe et global qu’est la migration. Au quotidien, je rencontre énormément de gens avec qui j’échange des idées. Et je passe des heures à lire!

AÉ: Comment définir la «migration» et qu’est-ce qui en fait un sujet souvent brûlant?

A-H N: Fondamentalement, la «migration» est un concept simple, mais il a des implications complexes. Migrer, c’est aller d’un endroit à un autre. Or ce changement a des effets profonds, autant sur le plan psychologique que social, mais aussi du point de vue des familles et des communautés – aussi bien dans le pays d’origine que dans le pays d’accueil. C’est un sujet brûlant, car, dès lors que des questions d’identité, d’espoir et de rêves s’en mêlent, tout le monde y met son grain de sel…

AÉ: En tant que spécialiste des questions migratoires, quelle est l’erreur que vous entendez le plus souvent en la matière?

A-H N: La migration, c’est une thématique qu’il vaut mieux avoir pris le temps d’explorer un minimum avant d’en parler… Et tout le monde n’a pas les clefs pour en discuter de manière constructive.

À tous les niveaux, il faut procéder à une autocritique: à Bruxelles, ceux qui font les politiques comme ceux qui les décortiquent ont tendance à être coupés des réalités. À l’échelon national, le problème, c’est que le débat est politisé à outrance.

Fondamentalement, la «migration» est un concept simple, mais il a des implications complexes. Migrer, c’est aller d’un endroit à un autre.

Et, au niveau local, communiquer est parfois difficile. C’est un terreau parfait pour véhiculer de fausses idées, délibérément ou pas. Les «think-tankers» comme moi tentent tant bien que mal de remettre un peu d’ordre et de sens dans tout cela.

AÉ: Malgré la guerre en Ukraine, les problèmes de dépendances énergétiques et autres réflexions autour de l’autonomie stratégique de l’Union européenne (UE), la migration reste-t-elle une priorité politique?

A-H N: Oui, cela ne fait aucun doute. Jamais une telle pression n’avait été exercée pour faire bouger les lignes. La migration devient une priorité à l’échelle de l’UE tout entière et cela est nouveau: auparavant, l’on observait davantage de résistance au niveau national vis-à-vis de Bruxelles. Maintenant, le débat s’«européanise» et c’est une bonne nouvelle.

AÉ: La pandémie du Covid-19 a montré que l’UE était capable de faire preuve de solidarité, du moins financière. Cette solidarité peut-elle aussi s’exprimer pour la gestion commune des migrations?

A-H N: Si «solidarité» signifie «relocalisation» des migrants, alors je crains que les États de l’UE ne soient pas capables de tous aller dans la même direction. En revanche, si ce concept de «solidarité» va de pair avec l’idée que la migration est un phénomène social dont il vaut mieux s’occuper ensemble que séparément, alors peut-être que davantage de solidarité pourra être observée. Surtout, c’est la confiance entre les États qu’il faut réussir à restaurer pour avancer.

AÉ: Une arrivée en Europe aujourd’hui, concrètement, cela ressemble à quoi?

A-H N: Il faut garder à l’esprit qu’une trajectoire d’intégration en Europe dépendra de différentes variables. A-t-on appris la langue du pays où l’on cherche à s’installer? S’est-on renseigné sur celui-ci? Y a-t-on des attaches? Des ressources?

Si «solidarité» signifie «relocalisation» des migrants, alors je crains que les États de l’UE ne soient pas capables de tous aller dans la même direction.

Le sociologue Zygmunt Bauman dresse un parallèle entre migration et mobilité. Il explique que tout le monde n’est pas égal pour ce qui est de la capacité à se déplacer. Certains ont assez de ressources pour prendre sans cesse l’avion (pour le tourisme ou le travail), pour obtenir les visas nécessaires, etc. D’autres n’ont pas ces opportunités-là. Cette métaphore permet de comprendre l’étendue des inégalités dans le monde.

AÉ: L’UE a-t-elle tiré des enseignements de la crise migratoire de 2015?

A-H N: En 2015, l’UE a été prise en flagrant délit d’impréparation. Elle a été incapable de gérer les flux et de faire face à l’urgence. Actuellement, la prise de conscience de la nécessité de construire un système plus résilient est réelle. Toute la question est de savoir s’il pourra voir le jour. Car je crains que l’UE ne soit en train de trouver des solutions aux urgences du passé, qui ne seront pas adaptées aux besoins de 2023, de 2025 ou de 2030.

AÉ: Le nouveau Pacte sur la migration et l’asile dévoilé par la Commission européenne en septembre 2020 ne sera donc pas adapté aux défis de demain?

A-H N: Ce Pacte contient une série de réformes touchant à la lutte contre la migration illégale, à l’intégration des migrants sur le marché du travail, aux procédures de retour ou à l’«instrumentalisation» de la migration (lorsqu’un pays tiers est à l’origine de flux de migration irrégulière à destination de l’UE, en encourageant activement ou en facilitant le déplacement de personnes en vue de déstabiliser un ou plusieurs États membres, NDLR). Sur une majorité de textes contenus dans ce Pacte, les États (au sein du Conseil de l’UE) et les eurodéputés (au sein du Parlement européen) cherchent actuellement un terrain d’entente.

Car je crains que l’UE ne soit en train de trouver des solutions aux urgences du passé, qui ne seront pas adaptées aux besoins de 2023, de 2025 ou de 2030.

Mais ce Pacte résoudra-t-il tous les problèmes? Je suis sceptique. Aucune des mesures ne révolutionnera le système migratoire et, puisque le Pacte insiste sur la nécessité de procéder à des enregistrements plus stricts des migrants qui arrivent dans l’UE, en pratique, on risque de voir fleurir toujours plus de centres de détention sur les îles italiennes ou grecques qui servent de points d’entrée dans l’UE.

AÉ: Pourquoi dans ces négociations la Hongrie et la Pologne freinent-elles des quatre fers?

A-H N: Sur le plan politique, la Pologne et la Hongrie s’opposent au Pacte, car, selon ces deux pays, un mécanisme de relocalisation obligatoire va à l’encontre de leur souveraineté, et sur le plan socio-économique, la Pologne maintient que, puisqu’elle accueille de nombreux réfugiés ukrainiens, elle ne devrait pas avoir à «payer» pour d’autres réfugiés. Quant à la Hongrie, elle s’oppose systématiquement à toutes les solutions européennes.

AÉ: On reproche souvent à l’UE de trop se focaliser sur les «retours» plutôt que de chercher à améliorer ses conditions d’accueil. Est-ce un faux procès?

A-H N: Cette critique n’est pas sans fondement. Ceux qui font les politiques sont intéressés par les chiffres. Mais le problème, c’est que toutes ces personnes renvoyées dans des pays tiers contre leur volonté, et à qui on ne donne aucune perspective d’avenir dans leur pays d’origine, tenteront de revenir en Europe dès que possible. C’est contre-productif. Les gouvernements européens qui se concentrent uniquement sur les taux de retours sont myopes. Il faut changer de focale.

AÉ: Est-ce possible de réconcilier ceux qui disent «les migrants, bienvenue» et ceux qui répliquent «tous les migrants, dehors»?

A-H N: Il est difficile de réconcilier les points de vue les plus divergents. En revanche, l’idée qu’il existe une obligation morale d’accueillir ceux dans le besoin prédomine. Et celle selon laquelle l’Europe peut bénéficier des migrations fait son bout de chemin.

Les gouvernements européens qui se concentrent uniquement sur les taux de retours sont myopes.

La migration légale ou la migration dite «de travail» peuvent répondre à des impératifs économiques et aider l’Europe à prospérer, tout en diminuant les inégalités à l’échelle mondiale.

AÉ: Pourquoi Frontex, l’Agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes, est-elle sous le feu des critiques?

A-H N: Il s’agit de l’agence la plus riche de l’UE. Et personne n’y est élu. De plus, ses prérogatives sont toujours plus larges. À cela s’ajoutent des suspicions de refoulements illégaux de migrants sur lesquels l’Agence aurait fermé les yeux. Et les catastrophes meurtrières se multiplient dans les eaux où opère Frontex. Beaucoup se demandent à quoi sert d’accroître le budget et le portefeuille de l’Agence avec de tels résultats.

AÉ: «L’Europe se fera dans les crises», a écrit Jean Monnet, l’un des pères fondateurs de l’UE. Vrai ou faux?

A-H N: Avec tout le respect que je dois à Jean Monnet, je ne suis pas d’accord. Le problème de la migration, c’est que l’on n’élargit pas assez le champ de réflexion. On ne la met pas en relation avec les évolutions démographiques, l’environnement ou le climat. On a tendance à songer à la migration comme quelque chose qui ne concerne que ceux qui arrivent en Europe, de manière illégale, par la Méditerranée.

Le problème de la migration, c’est que l’on n’élargit pas assez le champ de réflexion. On ne la met pas en relation avec les évolutions démographiques, l’environnement ou le climat.

Or l’Europe doit réfléchir à ses besoins: sa population vieillit, il y a des postes vacants et des personnes qui cherchent ces emplois. Ils sont prêts à sacrifier leur vie pour cela. Mais nous, on veut les renvoyer chez eux. Il n’y a pas besoin d’avoir inventé la poudre pour voir que les discussions autour de la migration manquent souvent de bon sens.

AÉ: À quoi ressemblerait votre «Europe idéale»?

A-H N: Elle serait plus forte, plus inclusive… et plus logique aussi!

AÉ: La guerre en Ukraine a-t-elle changé l’approche des Européens vis-à-vis des réfugiés?

A-H N: L’approche a changé, mais de manière sélective… Le niveau de «compassion» vis-à-vis des Ukrainiens est élevé, mais des sondages montrent que cela n’est pas vrai pour l’ensemble des réfugiés. Ceux qui ont une autre couleur de peau ou une autre religion n’en bénéficient pas.

AÉ: Quel rôle jouera le thème de la migration dans la campagne des élections européennes de juin 2024?

A-H N: Cela dépendra de l’issue des négociations du Pacte sur la migration et l’asile. Les partis politiques dits «démocratiques» pourraient aussi soigneusement éviter le sujet, car ils savent à quel point il polarise la société. Quant aux partis radicaux, eux ne se priveront pas, comme d’habitude, de s’emparer de ce thème pour gagner des voix.

Céline Schoen

Céline Schoen

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