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Regard critique · Justice sociale

Maisons de repos

Tirer les vieux du lit

Les maisons de repos vont-elles sortir de leur torpeur? Leur organisation héritée des années 60, leurs dérives marchandes sont remises en cause. Place aux modèles qui sortent les personnes âgées de leur chambre. 

«Dip and swing exercises on parallel bars.» American playgrounds. 1909. Color inverted.

Les maisons de repos vont-elles sortir de leur torpeur? Leur organisation héritée des années 60, leurs dérives marchandes sont remises en cause. Place aux modèles qui sortent les personnes âgées de leur chambre. 

Un article issu du n°477, publié en octobre 2019.

C’est une pub vue à la télé. Un vieil homme court rejoindre son pote au bistrot. Il explique, ravi, qu’il n’entrera pas en maison de repos parce qu’il a fait installer un ascenseur d’escalier chez lui. Les deux seniors trinquent et s’exclament: «Tout sauf la maison de repos.» C’est le slogan de la pub.

C’est peu dire que les maisons de repos (MR) et les maisons de repos et de soins (MRS) (voir encadré) ont mauvaise presse. On y entre souvent à la suite d’une hospitalisation, contraint et forcé donc. La maison de repos est vécue comme un déracinement, elle est associée à la peur de perdre «le contrôle de sa vie», explique Caroline Guffens, codirectrice de l’association Le Bien Vieillir et ancienne directrice de la maison de repos du CPAS de Namur. Et ce n’est pas faux, ajoute-t-elle. Pourtant, en Wallonie surtout, «des familles se battent pour tenter de trouver une place, observe Jean-Marc Rombeaux, conseiller à la Fédération des CPAS wallons et à Brulocalis (association des villes et communes de Bruxelles). Il arrive un moment où rester chez soi dans de bonnes conditions devient impossible et le coût des aides à domicile aussi élevé qu’une maison de repos». Sans compter les coûts indirects comme l’épuisement physique et psychologique des proches, ajoute Caroline Guffens. Il n’empêche: rester chez soi le plus longtemps possible est le souhait d’une très grande majorité de seniors. C’est aussi celui des pouvoirs publics, pour des raisons financières évidentes. Si les Régions financent la construction des MR, le fédéral paie les soins à domicile.

Un modèle dépassé

Les familles se battent-elles vraiment pour trouver une place dans les maisons de repos et de soins (MRS)? Dans certaines régions (le Brabant notamment), c’est une évidence. Philippe Defeyt (Institut pour le développement durable) est plus sceptique. On ne dispose pas, dit-il, d’une vue précise des besoins dans ce secteur, mais cela n’a pas empêché le gouvernement wallon sortant d’adopter un décret qui prévoit le financement de plus de onze mille places en maisons de repos d’ici à 2030.

Une aberration, estiment cinq experts (dont Caroline Guffens et Philippe Defeyt), dans une carte blanche publiée dans Le Soir1. Pour eux, la maison de repos est «un modèle largement dépassé» qui ne correspond plus aux besoins et aux attentes des personnes âgées.

La maltraitance s’explique d’abord et avant tout par le regard que porte notre société sur les personnes âgées.

Premier constat: les seniors entrent de plus en plus tard en MRS. À 85 ans, en moyenne. Les octogénaires représentent un peu moins de 20% des résidents en MRS, les nonagénaires 50%. «On entre de plus en plus tard et de plus en plus dépendant, constate Amandine Kodeck, directrice d’Infor-Homes Bruxelles. Il n’est pas rare que des gens y entrent et après une semaine décèdent ou aillent en soins palliatifs. Les MR sont donc de plus en plus des lieux de soins, et pas des lieux de vie comme elles disent vouloir l’être.» Amandine Kodeck constate aussi qu’un nombre croissant de patients psychiatriques âgés arrivent en MR parce que les maisons de soins psychiatriques ne les gardent pas. Par ailleurs, la part de personnes dépendantes souffrant de troubles cognitifs sévères (démence, Alzheimer) représente plus d’un tiers d’entre elles.

À Bruxelles, trouver une place dans une maison de repos n’est pas trop difficile. Il y a cinq ans, la Région a créé beaucoup de lits. Trop. Dans la capitale, la concurrence est féroce. Contrairement à la Wallonie, il n’existe pas de décret qui réglemente la part attribuée au secteur public et privé (voir l’encadré). Les MR commerciales sont majoritaires et leur prix est très élevé (plus de 2.000 euros par mois). «Le secteur s’est profondément transformé au cours de ces vingt dernières années, explique la directrice d’Infor-Homes. On a assisté à la disparition des petites maisons familiales et indépendantes.» Elles ont été avalées par les grands groupes commerciaux qui gèrent, à l’échelle européenne, des centaines d’institutions. Les MR bruxelloises sont de taille de plus en plus en importante (plus de cent lits) pour faire des économies d’échelle. Cette marchandisation des MR gagne aussi le secteur non marchand associatif et, dans une moindre mesure, le secteur public. Avec des dérives évidentes.

«Mon père souffrait de troubles cognitifs. Il lui arrivait de pleurer en appelant ma mère. Ça ne fait pas bon genre quand on fait visiter la MR. Alors on l’enfermait pour que personne ne l’entende.» Pierre

Maltraitance

Il ne nous a pas fallu enquêter beaucoup pour recevoir des témoignages de maltraitance institutionnelle. Anne a dû changer trois fois sa mère de MR à Bruxelles: «Dans chacune de ces maisons, on force les gens à porter des langes même s’ils ne sont pas incontinents. Si la personne âgée demande de l’aider à aller aux toilettes, on lui répond: ‘Vous n’avez qu’à faire sur vous.’ Ceux qui n’étaient pas incontinents le deviennent.» C’est lié au manque d’effectifs, explique Anne: «Le soir, les aides-soignantes n’étaient que deux pour faire la toilette de 60 personnes.» Pierre a souvent trouvé son père, abandonné dans sa chambre, attendant parfois nu sous la douche qu’on se rappelle son existence. «Mon père souffrait de troubles cognitifs. Il lui arrivait de pleurer en appelant ma mère. Ça ne fait pas bon genre quand on fait visiter la MR. Alors on l’enfermait pour que personne ne l’entende.» Autre grief récurrent: la qualité de la nourriture. «Pour ma mère, le menu était invariable, dit Anne. Tartines, purée et le soir tartines au sirop de Liège, jamais de légumes, jamais de fruits frais. J’ai été absente pendant quelques semaines. Quand je suis revenue, ma mère n’avait plus de dents. Elle avait le scorbut et un herpès ophtalmique qui ont les mêmes causes: le stress et la dénutrition.»

Caroline Guffens n’est pas surprise. L’association «Le Bien Vieillir», qui assure – entre autres – un soutien psychologique aux personnes âgées et une formation du personnel d’accompagnement et de soins, reçoit aussi ce type de témoignages. «Il y a une grande hétérogénéité dans le secteur. Certaines maisons travaillent très bien, d’autres… Mais il est exact que, pour être rentables, les grands groupes qui contrôlent les MR font des économies. Pas sur l’esthétique des lieux, parce qu’il faut séduire les familles visiteuses, mais sur le personnel et la qualité de la nourriture.» La surmédication, la dénutrition, la dépression des personnes âgées sont endémiques dans les MR. Mais, pour la codirectrice, la maltraitance (qui touche aussi les soins à domicile) s’explique d’abord et avant tout par le regard que porte notre société sur les personnes âgées. «On considère comme normal qu’une personne âgée n’ait plus droit au respect de son intimité, de son autonomie. La loi sur les droits des patients de 2002 vaut aussi pour les plus de 85 ans. Ce discours ne va pas de soi chez les professionnels, poursuit Caroline Guffens, qui dénonce les discours infantilisants. C’est très difficile de faire changer ces attitudes. Les professionnels n’ont pas l’impression de faire du mal en se comportant ainsi.»

Opacité

L’Agence pour une qualité de vie (Aviq), qui contrôle les MR en Wallonie, a reçu 139 plaintes pour l’année 2017, un chiffre qui n’évolue guère. Ce qui ne change pas non plus, c’est la surreprésentation du secteur commercial parmi les acteurs visés par ces plaintes (81). La majorité concernent la qualité des soins mais aussi le personnel, la négligence. Côté bruxellois, Infor-Homes, qui recueille les plaintes, note comme principaux griefs le personnel trop peu nombreux, trop instable, la mauvaise qualité de la nourriture, par ailleurs en quantité insuffisante.

«Dans certaines maisons, le personnel soignant sert aussi les repas. Et on s’étonne de voir tant de plaintes liées à la qualité des soins?» Jean-Marc Rombeaux, Fédération des CPAS wallons, Brulocalis.

L’inspection est-elle à la hauteur? Certains regrettent que des inspecteurs de l’Aviq soient plus soucieux de calculer le nombre de mètres qui séparent la chambre des escaliers que de parler aux résidents. «C’est plus compliqué, bien sûr, constate Caroline Guffens. Vous pouvez avoir une MR où les professionnels cochent bien tous les actes prescrits, mais où ces actes sont faits sans humanité.» «Je demande à mes équipes de se préoccuper de la qualité de vie des résidents, nous explique Simon Baude, directeur du service Audit et Inspection de l’Aviq. Le respect des normes n’est qu’un élément parmi d’autres. Les inspecteurs doivent être formés aux bonnes pratiques professionnelles.» Simon Baude le reconnaît. Tout comme le secteur hospitalier, celui des MR est très opaque. Certaines MR accumulent les plaintes, mais il est impossible pour le public de les connaître ni de les repérer par une visite des lieux. «Le secteur craint la publication des résultats. Alors que ces établissements sont largement financés par les pouvoirs publics, j’estime qu’il faudrait faire la publicité de nos évaluations.»

Soigner ou accompagner?

Les MR sont confrontées à un manque récurrent d’infirmiers, de kinés, d’ergothérapeutes. Pour Amandine Kodeck comme pour Caroline Guffens, cela s’explique, une fois encore, par le regard négatif de notre société sur la vieillesse. Mais les normes de personnel sont-elles suffisantes? Selon Jean-Marc Rombeaux, le problème se situe surtout dans le personnel «non-soins» (nettoyage, cuisine…) où les normes sont trop peu élevées. «Dans certaines maisons, le personnel soignant sert aussi les repas. Et on s’étonne de voir tant de plaintes liées à la qualité des soins?» Autre problème dénoncé par tous les experts, celui de la prise en charge des personnes souffrant de troubles cognitifs. «Ces personnes n’ont pas nécessairement des troubles fonctionnels, note Amandine Kodeck. Or les normes de personnel sont calculées sur l’échelle de Katz, qui mesure l’état de dépendance sur des critères fonctionnels. Les personnes désorientées ont besoin d’un accompagnement social important, mais totalement sous-estimé.» «Les résidents en MRS ont-ils à ce point besoin de personnel infirmier? Je ne le pense pas, estime Caroline Guffens. Ils ont besoin de présence, de stimulation. On a hérité d’un modèle hospitalier qui date des années 60 et c’est lui qui conditionne encore toute l’organisation des MRS.»

Ce modèle, il faut le changer, disent les signataires de la carte blanche. Le coût des MRS explose tant pour les pouvoirs publics que pour les personnes âgées. Il faut, disent-ils, une aide ajustée qui passe par une offre plus large de la prise en charge: centres de soins de jour, résidences-services et de soins, mais également maisons de quartier intergénérationnelles. «Si on pouvait fusionner le modèle de la MRS classique et celui de la résidence-services en créant une résidence-services et de soins, on aurait déjà fait un pas majeur», estime Philippe Defeyt. La résidence-services devient alors une sorte de chambre de soins, mais avec salon et cuisine, et «ce salon fait toute la différence en termes d’autonomie et d’intimité de la personne». Pour Philippe Defeyt, il faut désinstitutionnaliser complètement le secteur des MR, «et c’est de la responsabilité de l’ensemble de la société». On pourrait créer des unités de logements pour personnes âgées qui soient dispersées dans des ensembles plus grands garantissant une mixité intergénérationnelle. Avec des équipements collectifs ouverts à tous comme des restaurants, des jardins. Mais il faudra aussi des unités spécifiques pour les personnes désorientées.

«Les personnes désorientées ont besoin d’un accompagnement social important mais totalement sous-estimé.» Amandine Kodeck, Infor-Home-Bruxelles.

Cet appel semble avoir été entendu par les nouveaux gouvernements bruxellois et wallon. Dans les déclarations de politique générale (DPR), on trouve une volonté de diversifier l’offre et, côté wallon, la fin de la programmation de nouveaux lits dès 2021 tandis que l’accent est mis sur les résidences-services et de soins, la création de résidences-services sociales accessibles au plus grand nombre. Reste la question des moyens financiers. «Il faudra faire des choix, estime Jean-Marc Rombeaux. Prenez le cas des centres de jour dans les MRS (les centres de jour se destinent aux personnes âgées à domicile, mais sont une activité organisée par les MR/MRS, NDLR). Ils répondent à un besoin évident car ils permettent aux aidants proches de ‘souffler’ et aux personnes âgées de rester chez elles tout en se familiarisant avec la MRS.» Il y en a très peu «parce que les gestionnaires qui les ont créés boivent la tasse. Il faut plus de soutien financier de la Région tout comme il faut revoir les subventions à la construction des résidences-services». Les alternatives sont indispensables, «mais cela nécessite de mener une réflexion sur les modèles à mettre en place. Les tester puis décider tout en assurant une sécurité financière au gestionnaire qui prend le risque de l’expérience».

Le coût des MRS et des RS augmente sans cesse et devient impayable pour la majorité des seniors. Comment intervenir? Les DPR ne disent pas grand-chose à ce sujet. Jean-Marc Rombeaux n’est pas hostile à une certaine réglementation du secteur par les pouvoirs publics pour limiter les prix. L’allocation pour personnes âgées devrait être améliorée, dit-il. Mais cela peut-il suffire? Pour Philippe Defeyt, les pouvoirs publics doivent pouvoir aider les «20% de la population âgée qui ne sont pas propriétaires et n’ont pas les moyens d’accéder aux MR». Acquérir ou louer un studio dans un habitat intergénérationnel peut être plus intéressant que le coût d’hôtellerie d’une MRS ou d’une résidence-services. Mais il faudra aussi faire un «saut culturel». «Ce que nous avons accumulé pendant notre vie comme la propriété d’une maison, l’épargne, cessons de penser que c’est pour le léguer à nos héritiers. Aujourd’hui déjà, des personnes âgées choisissent de vendre leur maison pour entrer dans une résidence-services qui a l’immense avantage de proposer un statut de locataire… qu’on ne peut pas mettre à la porte!»

Les attentes des seniors ont changé «et elles changeront encore avec l’arrivée d’une génération, née à la fin des années 40, qui a porté les valeurs de l’épanouissement personnel», note Caroline Guffens. Et ça bouge aussi du côté des professionnels du secteur? «En matière de discours, oui», dit Caroline Guffens. «L’évolution culturelle est très lente, estime Philippe Defeyt. Mais l’envie de tenter d’autres expériences fait son chemin.»

Des chiffres et des lettres

MR, MRS, RS. La maison de repos (MR) héberge toute personne de plus de 60 ans qui a besoin de services collectifs d’aide familiale et de soins. La maison de repos et de soins (MRS) accueille les personnes dont l’autonomie est réduite et qui ont besoin de soins. La majorité des MR sont aussi des MRS. La résidence-services (RS) offre au résident un logement qui lui permet de mener une vie indépendante et assure une série de services auxquels il peut faire appel.

Financement. Les Régions paient un forfait qui englobe les subsides à l’infrastructure et le prix journalier Inami. Celui-ci est calculé en fonction du taux de dépendance des résidents classé sur une échelle de dépendance (échelle de Katz). Le résident paie pour le service «hôtellerie» (nourriture, animation…), mais à ce prix s’ajoutent des suppléments (lessive, télévision, médicaments…). Chaque année la Wallonie soutient ce secteur à hauteur de 953 millions.

Lits. En 2017, il y avait 49.863 lits en Wallonie, 15.045 à Bruxelles, 82.672 en Flandre. Le taux d’occupation dans le secteur public des MRS était de 100% en Wallonie, 94% à Bruxelles.

Business. En Wallonie, un décret fixe la gestion des maisons de repos par quotas: 29% pour le secteur public (CPAS), 21% pour le privé associatif (mutuelles, surtout le pilier chrétien) et 50% pour le secteur commercial (48% dans les faits). À Bruxelles, ces quotas n’existent pas et 67% des maisons de repos sont gérées par des sociétés commerciales. Quatre entreprises se partagent le marché: Colisée, un groupe français qui a repris récemment le belge Armonea et est l’un des plus gros opérateurs de services aux personnes âgées en Europe; Orpea, une autre société française cotée en bourse, qui dispose de 775 sites en Europe, Senior Assist et Senior Living Group. Le nouveau gouvernement bruxellois veut rééquilibrer la part entre le secteur public et non marchand d’une part et le secteur privé commercial d’autre part.

 

1. «L’accueil des seniors au XXIe siècle», par Valentine Charlot, Caroline Guffens, Philippe Defeyt, Alain Legros et José Pincé, Le Soir du 28 juin 2019.

Martine Vandemeulebroucke

Martine Vandemeulebroucke

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