60 ans, c’est l’âge d’un «pic» auquel les femmes et les hommes travaillent le plus à temps partiel. De l’autre côté, un autre sommet lui fait face, qui se situe lui sous la barre des 25 ans. Ces résultats, issus d’un sondage du prestataire de ressources humaines SD Worx (sur la base des données salariales de 106.000 travailleurs du secteur privé en Belgique), ont de quoi étonner: non, ce ne sont pas les jeunes parents trentenaires et quarantenaires qui recourent le plus au mi-temps, au 3/5 ou au 4/5 pour dégager du temps en famille, mais les jeunes et les seniors.
Si ce sondage montre le rôle important joué par le facteur «âge», «il faut aussi croiser ces taux de temps partiel avec le genre et le niveau d’études, explique Nathalie Burnay, professeure à l’École des sciences politiques et sociales de l’UCLouvain, spécialisée en sociologie des inégalités sociales. Car cela se révèle déterminant, tant en début qu’en fin de carrière». Il y a en effet de fortes chances que ces deux éléments – le genre et la catégorie sociale – déterminent le caractère «subi» ou «choisi» du temps partiel. Même si parfois, «il y a du subi derrière le choisi».
Comme dans le cas des femmes de plus de soixante ans justement. «C’est avant tout une question de ‘care’, de soin apporté aux parents, au conjoint ou aux petits-enfants, souligne Nathalie Burnay. J’ai fait des enquêtes qui montrent que beaucoup de ces femmes affirment qu’il s’agit d’un temps partiel choisi – ce sont elles qui font la démarche de réduire leur temps de travail – mais qu’en réalité celui-ci est quand même subi, car dans le fond elles auraient préféré rester à temps plein. C’est la contrainte (sociale) qui fait le choix.»
Des contraintes pèsent aussi côté masculin, bien que d’une autre nature: «Chez les hommes, il s’agit souvent de ce qu’on appelle du temps de récupération. Pour des travailleurs peu qualifiés, qui font des métiers manuels, lourds, le 4/5 est la seule solution pour rester en emploi au-delà d’un certain âge, sans que le corps lâche. Le 5e jour n’est donc pas un jour de ‘congé-loisir’, mais un jour de ‘congé-récupération’ pour pouvoir continuer à travailler – a fortiori dans un contexte de restriction des préretraites et fins de carrière.» Le temps partiel des seniors, c’est donc moins «la croisière s’amuse» qu’un nouveau jeu de contraintes pesant sur les travailleurs et travailleuses: «Contraintes corporelles chez les hommes, familiales chez les femmes.»
«Rupture générationnelle»
La Belgique fait partie du top 5 des pays européens recourant le plus au travail à temps partiel: plus d’un travailleur salarié sur 4 (26%) ne travaille pas à temps plein[1]. L’autre moment de la vie où le travail à temps partiel domine, c’est la jeunesse. Plus de la moitié des jeunes de moins de 25 ans y ont recours, répartis en différents profils. Certains travaillent dans des secteurs d’activités où le temps partiel est la règle plutôt que l’exception. Des emplois souvent peu qualifiés. Dans l’analyse de son sondage, SD Worx souligne ainsi que les jeunes travaillant à temps partiel sont plus susceptibles de travailler comme caissiers (92% de temps partiel), vendeurs (68%), agents d’entretien ou encore serveurs. «Ce qui mène parfois à la nécessité de combiner deux temps partiels pour s’en sortir financièrement», note la professeure de l’UCLouvain. Autre catégorie: les étudiants, dont le profil sociodémographique diffère: «Ils sont plus qualifiés et l’emploi n’est souvent pas une activité principale, mais un moyen de payer leurs études.»
Le temps partiel n’est pas seulement le symptôme de la déconstruction symbolique de la valeur travail, il révèle aussi la fragilisation croissante du travail en tant que tel (…). Choisi, il révèle une prise de distance par rapport à l’activité professionnelle chez ceux qui ont le luxe de se le permettre. Subi, il est l’incarnation de la détérioration des conditions de travail et de la sécurité de l’emploi.
Enfin, troisième catégorie de jeunes à temps partiel: les «hyper-qualifiés», chez qui «on constate depuis quelques années une réelle volonté d’être engagé à 4/5 temps, tant chez les hommes et les femmes». Pour Nathalie Burnay, cette évolution est le signe que «l’emploi n’est plus nécessairement le seul investissement symbolique des jeunes; ils sont à la fois dans le travail et dans leurs loisirs au sens large. Ils préfèrent perdre en salaire, mais gagner en temps libre. C’est une vraie rupture générationnelle, pas simplement une question d’âge.»
Le temps partiel n’est pas seulement le symptôme de la déconstruction symbolique de la valeur travail, il révèle aussi la fragilisation croissante du travail en tant que tel. Le résultat de «plusieurs décennies de détricotages d’acquis sociaux»: «Depuis le milieu des années 80, la précarité d’emploi n’a cessé d’augmenter: des contrats de plus en plus précaires, des temps partiels qui augmentent… Le modèle du CDI à temps plein chez le même employeur pendant toute sa carrière, c’est celui de la société salariale des Trente glorieuses, qui disparaît de plus en plus.» Le temps partiel illustre bien cette dichotomie: choisi, il révèle une prise de distance par rapport à l’activité professionnelle chez ceux qui ont le luxe de se le permettre. Subi, il est l’incarnation de la détérioration des conditions de travail et de la sécurité de l’emploi.
Évolution des mœurs
Le temps partiel varie donc en fonction de l’âge et du milieu socio-économique et, last but not least, du genre. 40% des femmes salariées travaillent à temps partiel contre seulement 12% des hommes. Une inégalité de taille, même si cet écart commence tout doucement à se résorber. L’augmentation du temps partiel ces dernières années est en effet plus importante chez les hommes, tandis qu’on note une légère diminution chez les femmes. Plusieurs facteurs expliquent cette évolution, selon Nathalie Burnay. «Il y a une augmentation du niveau de qualification chez les femmes, qui font davantage d’études qu’avant: leur niveau d’emploi augmentant, elles occupent des postes qui comptent de plus hauts taux de postes à temps plein.» De là découleraient davantage d’«ajustements» au sein des couples: «Quand un couple veut baisser le temps de travail pour s’occuper des enfants, la tendance est de se tourner vers la femme, notamment pour des raisons financières (si la femme gagne moins, la perte financière occasionnée sera moindre dans le budget du couple). S’occuper des enfants est féminin pour des raisons salariales. Donc si les différences salariales s’amenuisent (grâce à un meilleur niveau de qualification), il peut y avoir plus de négociation au sein du couple des classes ‘supérieures’.»
Reste que les raisons invoquées par les salariés pour le temps partiel demeurent très marquées par le facteur «genre»: selon les chiffres de Statbel, la première raison invoquée par les femmes est de «s’occuper de ses enfants ou d’autres personnes dépendantes» (28%), tandis que pour les hommes ce sont «d’autres raisons personnelles» qui dominent (24%). S’occuper des enfants n’arrive, chez les pères, qu’en cinquième place…
- Stabel, 27 mars 2024