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Regard critique · Justice sociale

Enseignement

Des seniors à l’université

Dans les auditoires, on les remarque autant qu’on les ignore poliment. Mais que font ici ces étudiants seniors ? Quelles motivations les amènent à revenir sur les bancs de l’université ? Et quel regard jettent-ils sur la jeunesse ? Nous sommes allés à leur rencontre sur le campus de Louvain-la-Neuve.

©Lucie Castel

Dans les auditoires des universités, on les remarque autant qu’on les ignore poliment. Sur le campus de Louvain-la-Neuve, quelques dizaines d’entre eux détonnent dans les couloirs du savoir. Eux? Les étudiants seniors.

Dominique Dallemagne, 70 ans, est un ancien commercial. Bon pied bon œil; bavard à souhait. D’accord pour nous consacrer un quart d’heure, il prévient qu’avec lui, on risque de faire le tour de l’horloge. En résumé? Études de sciences politiques à l’UCLouvain, carrière bien remplie, dix ans d’expatriation au Canada et une menace de chômage à 58 ans qui, in extremis, ne se concrétisera pas. «À cette époque, j’avais déjà pensé que j’allais reprendre des études d’histoire. Finalement, j’ai retrouvé un emploi et j’ai travaillé jusqu’à 68 ans.» Ce ne sera que partie remise: depuis trois ans, Dominique suit des cours en élève libre au sein du département d’histoire et d’histoire de l’art de son ancienne université. Trois cours par an plus précisément, moyennant un droit d’inscription de 60 euros et l’autorisation du professeur titulaire. L’Université des Aînés (UDA) de Louvain-la-Neuve? Il a testé, approuvé, mais cela ne lui suffit pas. «C’est intéressant bien sûr, et je continue d’ailleurs de fréquenter les conférences. Mais cela n’a tout simplement rien à voir avec les cours que vous pouvez avoir à l’université… des cours d’une qualité exceptionnelle, donnés par des gens avec une culture extraordinaire. L’UDA est avant tout fréquentée par des personnes qui cherchent un contact social; c’est un lieu de rencontre», explique-t-il.

A contrario, les sexagénaires qui mettent le pied dans un auditoire prennent le risque de ne se voir jamais adresser la parole. Au mieux seront-ils gratifiés d’un sourire en coin. Pour ne pas rester tout à fait isolé, Dominique Dallemagne a développé une technique bien à lui. «Il est évident que ce ne sont pas les jeunes qui vont venir vers moi. Alors, c’est moi qui vais vers eux. Mais avec un groupe, je n’ai aucune chance. Ça les ennuie! Je choisis donc des jeunes qui sont seuls: ils sont aussi généralement plus ouverts et plus accessibles. C’est comme ça que j’ai sympathisé avec l’un ou l’autre. Évidemment, je sais qu’après, on ne se verra plus, mais ce n’est pas grave. Moi, ça m’intéresse de savoir ce qu’ils pensent.» Passionné d’histoire depuis toujours, Dominique Dallemagne s’étonne parfois du peu de connaissances factuelles de la jeune génération, mais se dit «bluffé» par sa faculté de conceptualisation. «Ils ne savent pas que Sully était le ministre d’Henry IV mais si on leur demande à quoi sert l’histoire, là ils sont capables de raisonner de manière très brillante.»

Stimulation intellectuelle

À l’UCLouvain, 38 étudiants nés avant 1954 étaient inscrits comme élèves libres ou auditeurs au cours de l’année 2018-2019, c’est-à-dire sans viser l’obtention d’un grade académique. La condition minimale? Avoir son diplôme de secondaire. De rares cours, comme ceux de langues modernes, sont exclus de la liste, mais les possibilités restent vastes. Les cours de philosophie, d’histoire, d’histoire de l’art et de droit emportent la majeure partie des suffrages. Certains retraités vont cependant plus loin et décident de s’inscrire en bonne et due forme. C’est le cas de Mireille Gilbert, 64 ans, qui achève cette année son master en histoire de l’art. «Je me suis dit: tant qu’à le faire, autant le faire à fond!»

«En première année, je suis arrivée comme un OVNI! Les profs ne vous prennent pas au sérieux et les étudiants vous regardent avec méfiance», Mireille

Ancienne prof de français, Mireille a trouvé à l’université l’épanouissement intellectuel qui lui manquait. «Après mes études secondaires, j’ai fait une brève incursion en philologie romane, mais je me suis aperçue rapidement que ce n’était pas mon truc. Alors j’ai fait un régendat en français-histoire et j’ai enseigné pendant 40 ans… On peut dire que j’étais un bon prof mais je ne me suis pas épanouie dans mon métier. Intellectuellement, cela m’a laissée sur ma faim.» Ses premiers jours dans l’auditoire? Mireille s’en souvient encore. «En première année, je suis arrivée comme un OVNI! Les profs ne vous prennent pas au sérieux et les étudiants vous regardent avec méfiance. J’étais la seule à avoir la soixantaine, mis à part un ancien ingénieur mais qui étalait son année sur deux ans parce qu’il devait garder ses petits-enfants… Cela n’est pas mon cas et je crois que ça joue beaucoup car c’est impossible de réussir si vous n’y consacrez pas beaucoup de temps.»

Dès la deuxième année de bachelier, Mireille réussira à s’intégrer parfaitement. Le professeur Laurent Verslype la décrit comme «un véritable moteur dans le groupe». L’ex-enseignante a même dispensé à ses jeunes condisciples des cours particuliers sur l’accord du participe passé. «Je n’ai pas rencontré de difficultés majeures dans mon cursus. Je crois que le secret est de s’y mettre tout de suite, d’être régulier et de développer ses propres stratégies. Car soyons clairs, on n’a plus la même mémoire qu’à 20 ans. Retenir des dates, des noms, des lieux, pour moi, c’est très difficile. Alors je fais des fiches, des plans.» Passionnée par le mémoire qu’elle achèvera cet été – portant sur les textiles religieux entre 1500 et 1800 –, Mireille n’exclut pas de se lancer ensuite dans une thèse de doctorat. «Mon envie, c’est peut-être aussi d’aller travailler comme bénévole dans un musée. C’est une chose que j’avais déjà pensé faire mais je ne voulais pas simplement lire les fiches qu’on me donnerait. Je voulais savoir ce dont je parlais. Ce serait aussi une manière de rendre à la collectivité ce qu’elle m’a permis de faire: suivre des cours qui sont normalement destinés à former des jeunes.»

Humble amateur

À l’unif, le senior est aussi celui qui va parler au professeur à la pause. Un grand classique. L’âge le permet, et il ne risque plus de passer pour le «lèche-bottes» ou le «chouchou». Pour autant, il faut savoir rester à sa place, au risque de devenir la bête noire, «le vieux qui parle tout le temps». Paul Delahaut, 67 ans, ancien banquier devenu élève libre en philosophie, a retenu la leçon. «Un jour, je me suis emporté contre une jeune assistante qui était en train de débiter une ânerie. La chargée de cours m’a repris en me demandant de rester courtois. Je ne veux pas avoir l’air plus malin que je ne le suis mais parfois je ne peux pas m’empêcher d’intervenir. La pensée unique a tendance à m’agacer mais j’ai appris à faire attention aux mots que j’emploie.» Diplômé en droit et sciences politiques et lui-même assistant à Louvain-la-Neuve dans sa jeunesse, Paul explique réaliser avec la philo «ses rêves d’inutilité». «Quand j’étais jeune, j’aurais voulu faire la philo mais il faut admettre que c’est une section qui, tout en formant des gens très intelligents, les prépare aussi au chômage.» Grâce à la philo – «la philo politique et morale; l’idéalisme allemand n’est pas ma tasse de thé» –, le financier entend aussi «rester dans le débat d’idées» avec ses proches et ses enfants, tout en jouissant de la compagnie «de jeunes filles adorables et de jeunes barbus».

«Quand j’étais jeune, j’aurais voulu faire la philo mais il faut admettre que c’est une section qui, tout en formant des gens très intelligents, les prépare aussi au chômage», Paul

C’est pour poursuivre les réflexions qui lui ont été soumises, parfois de manière tourbillonnante, dans sa vie professionnelle que Jacques Stéphany, 63 ans, ancien juge au tribunal de la jeunesse de Charleroi, a lui aussi décidé, il y a trois ans, de prendre des cours de philo et de science des religions à l’UCLouvain. «J’ai commencé par le certificat de deux ans en philosophie et, cette année, je continue à suivre des cours en élève libre tout en occupant encore une fonction de juge suppléant à temps partiel, raconte-t-il. Je voulais connaître l’Islam par exemple, mais aussi m’interroger sur les questions de genre, de procréation médicalement assistée, auxquelles on est confronté en droit de la famille, matière dans laquelle j’assure encore des audiences. Et je crois pouvoir dire que je travaille un peu différemment depuis que je suis ces cours car cela me permet de prendre du recul, de ne pas être ‘la tête dans le guidon’.» Pour Jacques, retourner à l’université est aussi une manière de s’extraire de la position par trop confortable que vous octroie une carrière bien menée. «Je me situe comme un amateur, mais dans le bon sens du terme. C’est important de pouvoir retrouver de la modestie en se confrontant à des personnes avec une grande puissance intellectuelle, de faire profil bas quand on a eu une position d’autorité.» Pas d’âge pour apprendre; pas d’âge pour l’humilité.

Julie Luong

Julie Luong

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