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Sans-abrisme au féminin

Les femmes sans abri présentent des trajectoires de vie distinctes de celles de leurs homologues masculins. Souvent marquées par la violence conjugale et une relative invisibilité dans l’espace public, doivent-elles bénéficier de mesures spécifiques?

(c) dgphilli

Les femmes sans abri présentent des trajectoires de vie distinctes de celles de leurs homologues masculins. Souvent marquées par la violence conjugale et une relative invisibilité dans l’espace public, doivent-elles bénéficier de mesures spécifiques?

Depuis quelques années, les femmes seraient plus nombreuses à vivre dans la rue; celles qui arrivent dans des structures d’accueil seraient aussi «plus abîmées». C’est ce que met en avant un état des lieux de la Strada (Centre d’appui au secteur bruxellois d’aide aux sans-abri) publié récemment sur la situation des femmes usagères des services d’aide aux sans-abri – à la fois maisons d’accueil et centres d’hébergement d’urgence – de la Région de Bruxelles-Capitale1. Pour des raisons internes, la Strada, contactée par nos soins, n’a pas souhaité commenter ce rapport au moment de la rédaction de cet article. Plusieurs enseignements sont néanmoins à tirer de ce travail. De ces données relatives à l’année 2014, il ressort qu’à Bruxelles, les femmes représentent quelque 44% des usagers de ces structures en 2012 (41,3% selon le dénombrement de 2014), avec le bémol que ces chiffres se basent sur les institutions participant du RCD (Recueil central des données) et ne représentent donc pas l’ensemble des places du secteur. La proportion de femmes, difficile à mesurer, semble par ailleurs étroitement corrélée non seulement aux caractéristiques sociodémographiques de la métropole, mais aussi à l’offre existante de structures dédiées ou mixtes, avec des chiffres très variables selon les villes – et qui ne permettent pas de généraliser le cas bruxellois à la Wallonie.

Femmes invisibles

En moyenne plus jeunes que les hommes durant leur séjour – 33 ans en moyenne contre 40 ans (deux femmes sur trois ayant entre 18 et 34 ans) –, les usagères bruxelloises partagent aussi plusieurs caractéristiques liées à leur condition féminine: plus vulnérables, elles sont aussi soumises à un jugement social plus sévère et cantonnées à une relative invisibilité. Dans un contexte où les inégalités entre les sexes demeurent, notamment du point de vue de l’emploi et du salaire, les femmes sont davantage menacées par la perte d’un logement. Un départ du domicile conjugal reste – en particulier pour les moins diplômées et avec charge d’enfant(s) – un facteur de risque majeur de pauvreté. Ensuite, comment ignorer que la société attend toujours des femmes qu’elles assurent l’essentiel de la gestion domestique et de l’éducation des enfants? Lorsqu’elles ne sont plus en situation d’assurer correctement ces tâches, elles subissent une forme de «chute morale» qui s’ajoute au désarroi socio-économique. Outre les difficultés que rencontre toute personne à la rue, il y aurait donc pour les femmes un enjeu de «survie identitaire», qui se traduit entre autres – c’est un des constats de la Strada – par une préoccupation centrale pour le corps et l’hygiène, mis à mal par ces conditions de vie et perçus comme un baromètre de la détresse.

Que le mal-logement féminin soit en augmentation est d’autant plus difficile à évaluer qu’il demeure moins visible. Avant de recourir aux services d’aide, les femmes ont en effet tendance à activer au maximum leur réseau amical et familial, alors que les hommes sont plus souvent en rupture avec celui-ci. Elles ont donc souvent un parcours très long d’allées et venues chez les uns et les autres, avant d’être identifiées comme «sans-abri».

«Les femmes passent entre les mailles des statistiques. Celles qui sont dans les structures d’accueil ne sont que la partie émergée de l’iceberg.», Adrien Fiévet, Relais Social du Pays de Liège (RSLP)

«Les femmes passent entre les mailles des statistiques. Celles qui sont dans les structures d’accueil ne sont que la partie émergée de l’iceberg», analyse Adrien Fiévet, coordinateur général du Relais social du Pays de Liège (RSLP). Ainsi, si le dernier rapport d’activités du RSPL fait état d’une proportion de quelque 15% de femmes accueillies en abris de nuit – soit une augmentation insidieuse, mais non évidente –, il faut aussi compter avec toutes les «invisibles». «On sait que, dans la rue, certaines se déguisent en hommes car ces stratégies de dissimulation les rendent moins vulnérables. Par ailleurs, s’il est juste de dire qu’elles ont des réseaux sociaux élargis, ces réseaux sont aussi constitués d’hommes, avec une prostitution qui ne dit pas son nom et où le logement ne leur est offert que pour ‘services rendus’.»

Femmes en fuite

Ce public féminin, Étienne Denis, directeur de la maison d’accueil des Sans-Logis pour femmes et enfants de la Cité ardente, le connaît bien. «Dans 50% des cas, ces femmes fuient la violence conjugale. Très peu d’entre elles ont dormi dans la rue ou alors très peu de temps, contrairement au public de la maison d’accueil pour hommes. Ceux-ci ont souvent fait de longs séjours dans la rue et le travail consiste en grande partie à les faire adhérer au fait de ne plus vivre dehors, la vie en rue étant souvent synonyme de liberté. Nous sommes donc d’une part face à des hommes sans logement et d’autre part face à des femmes qui fuient le logement», résume-t-il.

L’étude de la Strada ne dit pas autre chose: alors que les femmes, avant l’arrivée en maison d’accueil, sont plutôt hébergées par des connaissances (21% contre 17% pour les hommes) et se trouvaient dans un logement privé pour environ un tiers d’entre elles, les hommes sont davantage représentés dans les catégories espaces publics (18% contre 3,7% des femmes) et institutions pénitentiaires (quasiment aucune femme n’étant issue de ces services avant l’accueil).

C’est par l’intermédiaire des services sociaux ou envoyées par une mère/sœur/amie que les femmes finissent par frapper à la porte des maisons d’accueil. Certaines connaissent tout simplement le chemin car elles n’en sont pas à leur premier séjour. «La demande est énorme. Nous ne pouvons pas répondre à tout et nous devons souvent réorienter la personne vers une autre structure. Mais nous essayons de pratiquer l’accueil au plus bas seuil possible, la limite étant quelqu’un qui arrive dans un état complètement délirant, sous l’emprise de substances ou après avoir signé une décharge en hôpital psychiatrique, et à qui on proposera de revenir une fois son parcours terminé», explique Étienne Denis. Car comme l’identifie le rapport de la Strada, le public des maisons d’accueil comprend de nombreuses femmes avec des troubles mentaux, outre le profil tristement «classique» des victimes de violences conjugales.

Entre-soi et mixité

Face à l’ampleur des problématiques de mal-logement, faut-il aujourd’hui augmenter les places en maisons d’accueil? Ou miser sur des structures de type appartements ou maisons pour couples et familles? Pour sûr, les règles en vigueur dans les structures d’accueil «à l’ancienne» – participation aux tâches, horaires, etc. – ne peuvent convenir à toutes. «Aucune femme n’arrive ici avec l’intention de vivre en collectivité. Et il est clair que ce modèle pose aujourd’hui question. Mais le groupe est aussi un laboratoire qui permet parfois de ressortir plus fort pour ces femmes au parcours chaotique», défend Étienne Denis. Les profils spécifiques de femmes sans logement dégagés par la Strada – femmes avec problèmes de santé mentale et femmes sans papiers victimes de violences conjugales exposées à une double vulnérabilité – semblent indiquer qu’il faudrait aujourd’hui instaurer d’autres types de structures encore, plus souples, intermédiaires entre l’urgence sociale et les maisons d’accueil, à bas seuil d’accès, et créant des conditions propices à «l’entre-soi féminin», souvent perçu comme nécessaire au rétablissement de l’indépendance et de l’autonomie.

«Nous sommes d’une part face à des hommes sans logement et d’autre part face à des femmes qui fuient le logement.», Étienne Denis, directeur de la maison d’accueil des Sans-Logis

Car la question de la mixité des structures est aussi un enjeu central. «Pourquoi ne pas mélanger les hommes et les femmes? C’est une question que je me suis posée en arrivant il y a dix ans, explique Étienne Denis. Mais dans une maison qui a historiquement mis le curseur sur l’urgence et non sur le rétablissement à long terme – pour lequel notre tâche est de mettre en œuvre des relais –, je pense qu’introduire de la mixité serait en quelque sorte une difficulté supplémentaire. Alors bien sûr, ce n’est pas ‘normal’ de séparer les hommes et les femmes. Mais ce n’est pas normal non plus de devoir rentrer pour une certaine heure. Et pourtant c’est comme cela que nous fonctionnons. Parce que, comme je le répète souvent, ici, ce n’est pas la vraie vie: la vraie vie, c’est dehors.» Dans le secteur, la mixité des équipes de travailleurs est en revanche perçue comme un Graal… pas toujours facile à atteindre. «Traditionnellement, le travail social est exercé par une femme, à l’exception des fonctions de direction… Certaines institutions pour femmes font donc de la discrimination positive genrée car elles tiennent à avoir des travailleurs masculins pour opérer un travail de déconstruction par rapport aux représentations négatives des hommes», explique Christine Vanhessen, directrice de l’AMA, la Fédération des maisons d’accueil et des services d’aide aux sans-abri.

Prioriser l’accueil des femmes?

Enfin, il ne faut pas perdre de vue que si les femmes sont un public particulièrement vulnérable en cas de perte de logement, elles sont aussi plus nombreuses à retrouver rapidement un habitat privé après un séjour en maison d’accueil, en particulier lorsqu’elles sont accompagnées d’enfants (ce qui est très rarement le cas des hommes). «Une femme avec enfant(s) sera prioritaire pour un logement social. Certains vous diront d’ailleurs qu’il y a plus de possibilités pour les femmes, car il y a une attention spécifique à leur égard depuis quelques années alors que l’accueil pour hommes n’a pas bougé», estime Christine Vanhessen. Une priorisation qui, pour la directrice de l’AMA, n’est pas sans poser question. «Depuis peu, la loi relative aux logements publics oblige à affecter 3% du parc à des femmes ayant été victimes de violences et ayant transité en maison d’accueil. Bien sûr que c’est super! Mais le souci est qu’on crée un dispositif dérogatoire qui vient s’ajouter à une autre dérogation et ainsi de suite. Mais que fait-on pour ceux qui attendent un logement public depuis 20 ans? Il faut bien voir qu’on met en place des critères parce que l’offre est insuffisante. Sans compter les dérives possibles: les femmes devront-elles prétendre être victimes de violence pour obtenir un logement? Ne perdons pas de vue que, pour un homme seul, il n’est pas facile non plus de trouver un logement dans le privé qui est tout à fait hors de prix», poursuit-elle. Inversement, on notera qu’un projet aussi ambitieux qu’«Housing First», en s’adressant à des personnes exclues des structures classiques, concerne de facto un public essentiellement masculin. Si tout le monde s’accorde à reconnaître le cynisme qu’il y aurait à mettre en concurrence les usagers selon leur sexe, l’ensemble de ces constats incite donc à prendre davantage en considération le profil des publics concernés par le sans-abrisme et leur diversité, y compris de genre. Et à reconnaître que, en rue comme ailleurs, être un homme ou une femme est tout sauf un détail.

  1. http://www.lastrada.brussels/portail/images/Strada_rapport_femme_2016_FR_VF.pdf

En savoir plus

Alter Echos n° 423, «Housing First : vers la fin du sans-abrisme ?», Marinette Mormont, 23 mai 2016

Alter Echos n°418, «Des contrats aussi pour les sans-abri», Nastassja Rankovic, février 2016

 

Julie Luong

Julie Luong

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