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Regard critique · Justice sociale

Economie

Revenu de base: l’aventure, c’est l’aventure

Chaque mois, Alter Échos replonge dans 25 années de journalisme social. Cette fois, on s’intéresse au revenu universel. L’idée est revenue sur le devant de la scène, crise oblige. Mais le concept est loin de faire l’unanimité: nouveau modèle de protection sociale pour ses défenseurs, détricotage des droits pour ses pourfendeurs… L’allocation universelle reste néanmoins une idée qui fait son chemin.

© Flickrcc Julie Rieg

En décembre, c’était Écolo avec une allocation pour les jeunes âgés de 18 à 25 ans. En février, le MR, en lançant un vaste chantier sur le sujet, avec la volonté d’en faire la pièce maîtresse de son programme social. Rien d’étonnant à retrouver deux partis parmi les plus antagonistes défendre une mesure similaire, c’est qu’au cœur du débat sur le revenu de base règne un flou idéologique. «Les défenseurs de l’idée dépassent les clivages politiques traditionnels et viennent d’horizons très divers: milieux politiques de gauche et de droite libérale, partis verts, milieux féministes, monde académique, mais aussi des mouvements citoyens qui militent ardemment aux quatre coins de l’Europe et même au-delà», écrivait en 2015 François Denuit, membre du Réseau belge pour un revenu de base, dans une carte blanche publiée dans nos pages.

Derrière ce flou idéologique se cachent pourtant des intentions bien différentes. «La position ‘libérale’ voudrait radicalement simplifier un État-providence décrit comme obsolète, coûteux et inefficace, ramenant ainsi la protection sociale à la seule lutte contre la pauvreté. D’un montant faible, le revenu de base serait financé par réaffectation des allocations existantes, ajoutait François Denuit. La perspective la plus ambitieuse et fondamentalement ‘sociale’ défend le droit à un revenu de subsistance élevé, suffisant pour vivre dignement, financé par un impôt plus progressif, comme la réalisation ultime de l’État social. À l’échelon intermédiaire, un revenu de base partiel (c’est-à-dire insuffisant pour assurer à lui seul les besoins vitaux) peut être combiné avec le système de protection sociale existant. Un système mixte qui assurerait un socle de base inconditionnel, complété par les allocations existantes (à hauteur de la différence) pour ceux qui y ont droit.»

L’un des tenants de cette proposition intermédiaire est l’économiste Philippe Defeyt. Il s’agit pour l’écologiste d’une mesure solidaire, un rempart contre la pauvreté et l’aliénation au travail. Selon lui, le revenu de base est une évolution nécessaire dans notre modèle de sécurité sociale. «Je rappelle que la sécurité sociale a été créée à une époque où les gens étaient mariés, vivaient ensemble et restaient généralement ensemble toute leur vie. Cela a évolué. Je pense honnêtement qu’on ne peut pas dire que 500 euros est une régression sociale. Je connais des milliers de personnes qui vivent avec ça aujourd’hui. Le modèle doit évoluer, pas la volonté de protection sociale.»

Élargir l’horizon politique et garantir de nouveaux droits, les tenants du revenu de base n’ont pas un discours foncièrement différent de leurs adversaires.

500 euros par mois, telle serait la proposition de Philippe Defeyt. «Ce montant représente pour l’immense majorité des gens un tiers ou un quart de leur temps de travail. Une allocation universelle est une manière élégante respectueuse non bureaucratique et inconditionnelle de répondre à trois demandes qui existent aujourd’hui: des compléments de chômage, des interruptions de carrière et des congés thématiques. Plus besoin de demander à l’ONEm… L’allocation universelle est une manière de systématiser le droit aux congés thématiques. L’âge de la pension est un magnifique exemple: l’allocation universelle permet d’aménager les fins de carrière. Elle peut donc changer le cours de la société.»

Cheval de Troie social

Nous l’avions interviewé en face-à-face en 2015 avec le sociologue Mateo Alaluf («Alaluf vs Defeyt: l’allocation universelle, une idée réaliste?» suivi de «Lallocation universelle, progrès ou régression sociale»?, septembre 2015, en accès libre sur notre site), pour qui «l’allocation universelle et la sécurité sociale sont deux principes antagonistes aussi bien dans leurs principes – la manière dont on conçoit la solidarité – que dans la pratique pour les groupes bénéficiaires».

«Je pense que la protection sociale telle que nous la connaissons s’inscrit dans une logique différente de l’allocation universelle. La sécurité sociale est basée sur une logique de redistribution solidaire qui tient compte de l’état social des personnes. Le système de l’allocation universelle donne à tout le monde la même allocation. Il s’agit donc d’une répartition égalitaire, qui constitue une rupture par rapport au principe de la solidarité. Le système de l’allocation universelle pousse donc à la généralisation des métiers précaires», relevait Mateo Alaluf.

C’est que, du côté de la gauche «authentique», le revenu de base reste souvent considéré, comme un «cheval de Troie social», synonyme de dérégulation du marché du travail, d’institutionnalisation du travail précaire ou encore de menace pour les services publics, sacrifiés sur l’autel de l’allocation universelle.

Rien d’étonnant à retrouver deux partis parmi les plus antagonistes défendre une mesure similaire, c’est qu’au cœur du débat sur le revenu de base règne un flou idéologique.

Pour le sociologue et économiste français Bernard Friot, qui promeut l’idée d’un «salaire à la qualification personnelle» à partir de 18 ans et jusqu’à notre mort, un salaire lié à notre personne et non à un contrat, pas question de comparer son projet au revenu de base. «On va employer des grands mots: l’un est communiste, l’autre est capitaliste», disait-il en novembre dernier («Se battre au nom de l’exception culturelle, c’est être incapable de se fédérer», entretien publié en ligne, 5 novembre 2020). Ce sont, à ses yeux, des projets totalement antagonistes. «Le salaire universel, c’est un projet capitaliste. Le capitalisme a un mode de productivité qui élimine le travail vivant au bénéfice du travail des machines. Nous avons donc aujourd’hui dans nos pays une inquiétude sur la quantité de travail disponible. Une façon de maintenir la paix sociale et sur les marchés, parce qu’encore faut-il que l’on puisse écouler sa camelote auprès de la population, c’est donc que les gens aient des sous. Et une manière de le faire est de distribuer à tout le monde 1.000 balles de façon inconditionnelle.»

Une critique soulevée aussi par Daniel Zamora en mai 2020 ( n°484): «Le problème d’une allocation universelle réside précisément dans son caractère universel. En voulant donner à tous, on déplace beaucoup d’argent, mais pas nécessairement dans les bonnes poches. Certains n’en ont aucun besoin et pour d’autres elle sera totalement insuffisante. Il faut donc élargir notre horizon politique et garantir collectivement, en dehors du marché, de nouveaux droits.»

Du bon sens

Élargir l’horizon politique et garantir de nouveaux droits, les tenants du revenu de base n’ont pas un discours foncièrement différent de leurs adversaires. Tout le paradoxe est là. À leurs yeux, un revenu de base substantiel contribuerait à réduire la pauvreté, les inégalités et le chômage. Mais à lui seul, le revenu de base ne sera pas la panacée, tous ses défenseurs en sont bien conscients. «L’État-providence ne peut devenir État-émancipateur que si l’allocation universelle renforce, plutôt que ne détruit, le caractère universel des services publics. Mais son caractère triplement inconditionnel (individuel, universel et sans exigence de contrepartie) est l’ADN d’une révolution dans la conception de l’État social», concluait François Denuit.

Mais, face à la chimère du plein emploi, l’échec de l’austérité ou encore face à la crise actuelle, l’allocation universelle pose surtout les bonnes questions dans un modèle social, hérité des années 50, totalement épuisé: individualisation de l’impôt, réduction choisie du temps de travail, suppression de l’appareil improductif et stigmatisant du contrôle des chômeurs, revalorisation d’une série d’activités économiques ou sociales, harmonisation sociale européenne… Progrès ou régression, utopie ou faribole, seule l’aventure le dira. 

Pierre Jassogne

Pierre Jassogne

Journaliste (social, justice)

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